L’écran s’éteint, laissant un sentiment de vide. Avons-nous « existé » pendant ces heures de « scroll » ? Cet article explore pourquoi l’existence humaine ne se résume ni à la pensée pure ni à la consommation passive, mais se fonde sur l’action réfléchie, et donne des pistes pratiques pour passer à l’action.
Il est deux heures du matin. L’index est ankylosé, vos yeux piquent. Des heures viennent de s’écouler, absorbées par le défilement infini d’un flux de vidéos courtes, d’opinions tranchées et d’images soigneusement mises en scène. Vous avez vu des gens cuisiner, débattre, voyager, réussir. Vous avez assimilé une quantité prodigieuse d’informations, ressenti des micro-émotions. Pourtant, lorsque l’écran s’éteint, une question émerge dans le silence : qu’avez-vous fait ?
Ce sentiment de vide, cette déconnexion entre le temps passé et le sentiment d’avoir été, n’est pas qu’un simple malaise numérique. Il touche à une question philosophique fondamentale. Si l’existence humaine se définit par ce qui la distingue d’un objet immobile et non-vivant comme une pierre, ou d’une machine comme ubn algorithme, en quoi consiste-t-elle ?
La passivité de la consommation, tout comme l’isolement de la pensée pure, pose problème.
Cet article explore une thèse centrale de la philosophie : l’être humain ne se contente pas de penser ou de subir, il existe véritablement lorsqu’il traduit sa pensée en action dans le monde.
Nous verrons comment cette idée se définit, pourquoi elle est centrale chez les existentialistes, quelles objections on peut lui faire et ce qu’elle implique pour notre vie connectée.
En 2 minutes
- L’existence humaine n’est pas un état passif (comme « être là »), mais un processus actif (comme « surgir »).
- L’existentialisme (Sartre) postule que nous ne sommes pas définis à l’avance ; nous devenons ce que nous faisons.
- La simple consommation d’informations (réseaux sociaux, médias) donne l’illusion de participer au monde, mais elle est souvent une forme de passivité.
- L’action « réfléchie » (la praxis) est l’union de la pensée et de l’acte qui transforme à la fois le monde et nous-mêmes.
- Sans action, la pensée reste une possibilité privée ; sans pensée, l’action est impulsive et dénuée de sens.
Penser, faire, exister : de quoi parle-t-on?
Pour saisir l’enjeu, il faut d’abord clarifier les termes. « Exister » n’est pas seulement un synonyme de « être ». Philosophiquement, notamment depuis le 19e siècle, « exister » (du latin ex-sistere, « se tenir hors de ») implique un mouvement, une émergence. Exister, c’est se distinguer du simple état de fait. Un caillou est, il n’existe pas. L’être humain, lui, existe parce qu’il a une conscience, des intentions, et qu’il se projette hors de lui-même.
La « pensée » est l’activité interne de l’esprit. C’est le lieu de la délibération, de la contemplation, du doute, de la planification. On peut passer sa vie à construire des systèmes philosophiques complexes dans sa tête ou à résoudre des équations. Ainsi, un architecte pense et ne fait que penser lorsqu’il imagine les plans d’un bâtiment : rien n’est construit, rien n’émerge encore.
L' »action », en revanche, est l’intervention concrète dans le monde extérieur. C’est la manifestation de la volonté qui modifie un état de fait. L’action est publique, elle a des conséquences visibles. L’architecte agit déjà lorsqu’il établit les plans et qu’il structure les étapes de construction, mais son action exacte ne se concrétise que lorsque son équipe pose la première pierre.
Le problème survient lorsque ces deux sphères de la pensée et de l’action sont dissociées. Une vie de pensée pure, sans jamais rien produire, reste un fantasme. Une vie d’action pure, sans réflexion, est pure impulsivité.
La thèse que nous explorons, c’est que l’existence humaine authentique se trouve dans leur fusion : l’action réfléchie.
Pourquoi l’action est-elle fondamentale?
La réponse la plus directe vient de l’existentialisme. Pour des penseurs comme Jean-Paul Sartre ou Simone de Beauvoir, nous arrivons dans le monde sans « essence » prédéfinie, sans mode d’emploi. Il n’y a pas de « nature humaine » qui dicterait qui nous devons être. C’est la fameuse formule : « l’existence précède l’essence ».
Comment, dès lors, devenons-nous « quelqu’un » ? Uniquement par nos choix et nos actes. Sartre est radical : nous sommes la somme de nos actions. Ce n’est pas ce que nous rêvons d’être, ni ce que nous pensons être, qui nous définit. C’est ce que nous faisons. Un individu qui pense toute sa vie à devenir écrivain mais qui n’écrit jamais un mot ou qui se borne à éternellement recommencer le premier chapitre d’un livre n’est pas un « écrivain non reconnu » ; il n’est tout simplement pas un écrivain.
Utilisons une analogie : l’existence est comme un atelier. Nous sommes un sculpteur qui dispose d’un bloc de marbre (notre situation, notre corps, notre époque) mais d’aucun modèle. La « pensée pure » consiste à regarder le bloc et à imaginer la statue parfaite. « L’action » est le coup de ciseau. Chaque coup engage l’artiste, modifie le bloc de manière irréversible et rapproche (ou éloigne) d’une forme. La statue finale est la somme de ces coups de ciseau. De même, notre identité est la somme de nos actes.
Hannah Arendt, dans Condition de l’homme moderne, distingue trois types d’activités humaines (la vita activa) : le travail (subvenir à nos besoins, ce qui est consommé, comme le scroll), l’œuvre (fabriquer des objets durables) et l’action (agir et parler avec les autres dans l’espace public). Pour Arendt, c’est dans « l’action » politique et sociale que nous révélons qui nous sommes. En agissant, nous commençons quelque chose de nouveau et nous nous inscrivons dans le récit humain.
La passivité, un refus d’exister
La passivité, dans cette perspective, est un refus d’exister. C’est ce que Sartre nomme la « mauvaise foi » : prétendre que nous ne sommes pas libres, que nous n’avons « pas le choix », pour éviter l’angoisse de devoir choisir et agir.
Chez Sartre, cette angoisse n’est pas une simple peur (comme la peur d’un examen) ou une anxiété psychologique (liée à un trauma). C’est un sentiment existentiel, une sorte de « vertige » que l’on ressent face à notre liberté totale.
L’angoisse sartrienne, c’est la prise de conscience directe que nous sommes « condamnés à être libres ».
Cela signifie en premier lieu que nous n’avons pas d’essence prédéfinie. Il n’y a pas de « nature humaine », de destin, ou de Dieu pour nous donner un mode d’emploi. Ensuite, que nous sommes ce que nous faisons. Nous devons constamment nous inventer par nos choix et nos actions. Enfin, que il n’y a pas d’excuses. Nous ne pouvons pas nous cacher derrière un « déterminisme » (« je suis comme ça », « on m’a forcé »).
Sartre prend l’image du vertige face à une falaise. Le vertige ordinaire, c’est la peur de tomber. L’angoisse existentielle, c’est la conscience effrayante que nous sommes libres de nous jeter dans le vide, et que seule notre propre décision, renouvelée à chaque instant, nous en empêche.
Cette angoisse signifie que nous sommes entièrement et absolument responsables de ce que nous sommes.
Si je suis libre, chaque acte que je pose est un choix qui engage non seulement ma propre vie, mais qui pose aussi une certaine image de « l’homme » que je pense qu’il faut être. Il n’y a rien derrière moi (un passé qui me détermine) ou au-dessus de moi (un dieu ou des valeurs absolues) pour justifier mes choix.
C’est cette responsabilité écrasante qui provoque l’angoisse.
Pour y échapper, l’être humain utilise la « mauvaise foi » c’est à dire le mensonge que l’on se fait à soi-même pour fuir cette liberté.
Exemple de mauvaise foi : Dire « Je n’ai pas le choix, je dois aller à ce travail ennuyeux. »
L’analyse de Sartre : C’est faux. Vous choisissez d’y aller (peut-être parce que vous choisissez de ne pas être au chômage, ou de payer votre loyer). Mais vous préférez prétendre que vous êtes une chose (un « employé ») soumise à des lois, plutôt qu’un être libre qui assume les conséquences de son choix.
La passivité (le « scroll » infini) est une fuite parfaite : c’est une manière de ne pas avoir à choisir, et donc de ne pas ressentir l’angoisse de devoir créer son existence à chaque instant.
Notions clés
- Praxis (Aristote) : Désigne l’action pratique (éthique, politique) dont la fin est en elle-même (bien agir), distincte de la poïésis (fabrication d’un objet).
- Mauvaise foi (Sartre) : Attitude de celui qui se ment à lui-même pour fuir la responsabilité de sa propre liberté (ex: dire « c’est plus fort que moi »).
- Immanence (de Beauvoir) : État de passivité, de répétition, où l’individu subit sa condition sans chercher à la dépasser par des projets.
- Vita Activa (Arendt) : La vie active, qui comprend le travail (survie), l’œuvre (fabrication) et l’action (relation politique et commencement).
- Projet (Existentialisme) : Mouvement par lequel l’être humain se jette en avant, vers l’avenir, définissant son existence par les fins qu’il se donne.
La contemplation et la pensée pure n’ont-elles aucune valeur?
Affirmer la primauté de l’action réfléchie ne signifie pas que la pensée, la méditation ou la contemplation sont sans valeur. Ce serait ignorer une immense tradition philosophique.
La première objection majeure est celle de la vita contemplativa (la vie contemplative). Depuis Platon et Aristote, une grande partie de la philosophie occidentale a considéré la contemplation des vérités éternelles (le Bien, Dieu, les mathématiques) comme l’activité la plus haute de l’être humain, supérieure aux affaires changeantes du monde. Pour Aristote, si l’action (praxis) est ce qui fait l’homme bon, la contemplation (theoria) est ce qui le rend heureux et le rapproche du divin.
Ce que cette position donne à penser, c’est la valeur intrinsèque de la recherche scientifique fondamentale, de la philosophie, de l’art ou de la spiritualité. La pensée structure le monde avant que nous n’y agissions. Elle donne la direction et le sens à l’action. Sans la pensée de l’architecte, le coup de pioche de l’ouvrier est absurde.
Ce que cette position laisse inexpliqué, en revanche, c’est comment cette pensée, si elle reste purement interne, constitue une existence au sens sartrien. Hannah Arendt note que même le philosophe qui contemple doit, à un moment, agir : il doit écrire son livre, enseigner, sortir de sa tête pour que sa pensée entre dans le monde commun. Une pensée qui n’est jamais communiquée ou mise à l’épreuve du réel risque la stérilité.
Une seconde objection vient des sagesses prônant une forme de « non-agir ». Le Wu Wei taoïste, par exemple, n’est pas la passivité, mais une « action sans effort », une action en harmonie avec le cours des choses, plutôt qu’une volonté s’imposant brutalement au monde.
De même, le stoïcisme antique valorise l’action juste, mais place le véritable enjeu dans notre jugement interne (ce qui dépend de nous) plutôt que dans le résultat de l’action (qui n’en dépend pas).
Ces traditions rappellent que « l’action » ne doit pas être comprise uniquement ni comme une agitation frénétique ni comme une « performance » productive. Elles valorisent la qualité de la présence et l’intention derrière l’acte.
La synthèse se trouve donc bien dans l’adjectif « réfléchie ». L’existentialisme ne demande pas d’agir pour agir. Il demande d’agir en accord avec une pensée, un projet, une valeur. L’action sans pensée est impulsive et potentiellement destructrice. La pensée sans action est un fantôme.
L’illusion du scroll infini
La critique de la passivité est particulièrement pertinente aujourd’hui. L’économie de l’attention, incarnée par les réseaux sociaux et le scroll infini, prospère sur notre inaction.
Le piège est que ces plateformes donnent une illusion d’action. « Liker », partager, commenter, ou même simplement s’informer, procurent le sentiment de participer à la vie du monde, de « faire » quelque chose. Nous nous sentons « engagés » parce que nous avons émis une opinion ou réagi à une nouvelle.
Pourtant, cette activité s’apparente davantage à ce qu’Arendt nomme le « travail » : une consommation immédiate, un cycle sans fin qui ne laisse aucune trace durable. C’est une réaction plus qu’une action. Nous consommons, nous ingurgitons des informations plus ou moins intéressantes conçues, pour la plupart, pour endormir notre conscience et nous transformer en zombies. – tout cela dans un esprit de profit.
L’action, au sens fort, est un commencement, un acte qui introduit du nouveau dans le monde.
Le philosophe contemporain Byung-Chul Han, dans La Société de la fatigue, suggère que nous ne sommes plus dans une société disciplinaire (qui nous dit « Tu ne dois pas »), mais dans une société de la performance (qui nous dit « Tu peux tout »). Nous devenons « l’entrepreneur de nous-mêmes », constamment en train de nous optimiser. Paradoxalement, cette injonction à la performance mène à l’épuisement et à une forme de passivité : nous faisons beaucoup (répondre aux emails, gérer nos profils), mais nous n’agissons* peut-être plus.
Alors, que signifie « agir » vraiment ?
L’action réfléchie se distingue de la consommation passive par plusieurs critères.
C’est un acte délibéré : choisir de fermer l’ordinateur pour apprendre à jouer d’un instrument de musique, mettre ses chaussures de sport et aller courir…
C’est un acte de création et non de consommation : écrire un article plutôt que d’en lire cent ; cuisiner un repas plutôt que de regarder des vidéos de cuisine.
C’est un acte qui implique un engagement et un risque. Aller soulever des poids à la salle de sport, s’engager dans une association, lancer un projet collectif, ou avoir une conversation difficile en face à face, sont des actions qui nous exposent et ont des conséquences réelles, contrairement à un commentaire anonyme sur internet. L’action est ce qui nous rend vulnérables, car elle nous confronte à l’échec possible et au jugement d’autrui.
Enfin, l’action est incarnée. Elle rappelle que nous sommes un corps dans un monde physique, pas seulement un esprit connecté à un réseau. Jardiner, construire un meuble, marcher dans la nature sont des actions qui nous ancrent dans le réel.

La difficulté d’agir
La résistance est le conflit fondamental entre ce que la philosophie identifie comme significatif (l’action réfléchie, le projet) et ce que notre psychologie recherche souvent (le confort immédiat, l’évitement de la douleur).
L’attrait du canapé est celui de la gratification instantanée et de la passivité. Creuser un trou pour planter un arbre, c’est de la gratification différée et l’effort. Les réseaux sociaux offrent un flux constant de micro-récompenses (likes, nouvelles images) sans aucun effort ; ramasser les feuilles mortes ou faire ses impôts offrent une récompense lointaine (un arbre dans 10 ans, la tranquillité d’esprit) en échange d’un effort certain (mal de dos, charge mentale, ennui).
Alors, comment faire ? La philosophie et la psychologie ne propose pas de recettes miracles mais plutôt des « postures mentales » pour affronter cette dureté.
Recadrer le sens de l’action – l’approche existentialiste
Le point central est que l’action nous définit. Si la tâche est dure, c’est parce qu’elle a de la valeur.
L’action est un choix. Au moment où vous êtes sur le canapé, sachant que vous devriez creuser un trou, vous êtes face à un choix sartrien. Choisir le canapé, c’est activement choisir d’être la personne qui consomme passivement. Choisir la pelle, c’est choisir d’être la personne qui bâtit, qui plante, qui existe dans le réel.
La difficulté de l’action est à la fois la preuve et le moyen de votre liberté.
Se concentrer sur le « projet ». Vous ne creusez pas « juste un trou ». Vous plantez un arbre. Vous ne faites pas « juste vos impôts ». Vous mettez de l’ordre dans votre vie. L’action pénible est le moyen nécessaire pour réaliser un projet qui vous dépasse. C’est le projet (l’arbre, la stabilité financière) qui donne son sens à l’effort immédiat.
Accepter l’inconfort – l’approche stoïcienne
Le stoïcisme (Marc Aurèle, Épictète) est une philosophie très pratique pour gérer la « dureté » des tâches.
Distinguer le fait du jugement : Le stoïcisme nous apprend à séparer ce qui arrive (le fait) de notre opinion dessus (le jugement).
Fait : « Ce sol est dur, mes muscles tirent, je transpire, j’ai mal. »
Jugement : « C’est insupportable, je n’y arriverai jamais, c’est décourageant. »
La tâche est l’obstacle : L’obstacle (la terre dure, le formulaire complexe) n’est pas une interruption de votre vie ; il est votre vie à cet instant. La « dureté » est simplement l’information que le réel vous envoie. L’affronter avec méthode, sans s’énerver, est l’action philosophique. Il ne s’agit pas de vouloir que ce soit facile, mais d’accepter que ce soit dur et de le faire quand même.
L’obstacle n’est pas une interruption; il est votre vie à cet instant.
Le pouvoir du commencement – l’approche pragmatique
L’inertie est la force la plus puissante. La difficulté n’est souvent pas de continuer la tâche, mais de la commencer.
Fragmenter l’action : « Faire ses impôts » est écrasant, mais « retrouver les fiches de paie de l’année » est faisable. « Creuser un trou » est dur. « Mettre ses bottes et prendre la pelle » est plus facile. L’astuce est de réduire la tâche à son premier mouvement physique ou mental, aussi minime soit-il.
« L’action précède la motivation » : Nous croyons souvent qu’il faut vouloir faire quelque chose (la motivation) pour le faire (l’action). En réalité, c’est souvent l’inverse : c’est en commençant l’action que la motivation se crée. Le plus dur est de vaincre l’inertie du canapé. Une fois que vous avez commencé, même 5 minutes, l’élan est créé.
En résumé, face à la dureté de la tâche, il faut :
- Se concentrer uniquement sur la première étape (c’est la stratégie la plus simple pour vaincre l’inertie).
- Savoir pourquoi on le fait (le projet, la valeur qu’il nous apporte, ou ce qui nous sera enlevé si on ne le fait pas).
- Accepter l’inconfort comme faisant partie intégrante de l’action (c’est le détachement stoïcien).
La spirale de l’évitement
La spirale psychologique de l’évitement, est un mécanisme très courant où une petite friction initiale mène à une cascade de conséquences. Tout commence par la « tâche avant la tâche ». L’objectif principal, comme « aller à la salle de sport », demande déjà un effort de volonté. Cependant, une micro-tâche préparatoire, comme « sortir ses habits de sport », vient s’y ajouter. Bien qu’objectivement facile, cette étape s’ajoute à la charge mentale. Si la motivation est déjà faible, cette friction supplémentaire devient la « goutte qui fait déborder le vase », l’excuse parfaite pour l’inertie.
Ainsi, le cerveau, qui cherche à économiser l’énergie et privilégie la gratification immédiate, opte pour la voie de la moindre résistance : le canapé. Les réseaux sociaux, Netflix ou les sites d’information offrent un flux de récompenses faciles et immédiates, sans aucun effort.
S’engage alors un second processus : la dissonance cognitive. Nous avons conscience de ne pas avoir fait ce que nous savions devoir faire. Il se crée un écart inconfortable entre notre « Moi idéal » (discipliné, actif) et notre « Moi réel » (passif, sur le canapé), générant de la culpabilité et une « mauvaise idée de soi-même ».
Le « Moi idéal » est la version de nous-mêmes que nous aspirons à incarner, celle qui est en parfaite adéquation avec nos valeurs, nos ambitions et les standards que nous nous fixons. Dans le contexte de l’action, ce « Moi idéal » est la figure que nous admirons : il est discipliné, se lève tôt, termine ses tâches à temps et fait preuve de volonté. Il est actif, choisissant l’effort significatif (comme le sport ou le travail) plutôt que la passivité confortable (comme le canapé). Ce « Moi idéal » fonctionne comme une boussole interne ; plus notre comportement réel s’en éloigne, plus nous ressentons de la dissonance et de la culpabilité, car nous avons conscience de ne pas être à la hauteur de la personne que nous pourrions et voudrions être.
Pour résoudre, ou supporter, cette tension désagréable, le cerveau cherche une compensation rapide. Puisqu’il n’a pas obtenu la satisfaction profonde et différée de l’accomplissement (la fierté, les endorphines), il va chercher un « rush de dopamine » facile et immédiat pour « racheter » l’inaction. C’est là que les stratégies de substitution inconscientes entrent en jeu : se gorger de sucreries, s’absorber dans les réseaux sociaux, passer une heure au téléphone avec un ami à parler de tout et de rien, consommer du porno, provoquer une dispute avec son conjoint. Ces actions, bien que dysfonctionnelles, procurent un soulagement temporaire, un pic de plaisir ou un sentiment de contrôle qui masque momentanément l’échec initial.
La procrastination productive
Il existe une forme d’évitement très courante, appelée « procrastination productive ». Il s’agit d’une stratégie psychologique sophistiquée pour gérer deux sentiments contradictoires : l’anxiété liée à la tâche principale et la culpabilité liée à l’inactivité.
La Tâche Principale (l’évitement) : La tâche que l’on repousse (par exemple, un dossier de comptabilité, la rédaction d’un rapport complexe, ou une démarche administrative pénible) est souvent perçue comme écrasante, ennuyeuse, ou anxiogène. Elle peut générer une peur de l’échec, ou bien il se peut que sa récompense est trop lointaine.
La Tâche Bénigne (la substitution) : La tâche que l’on choisit de faire à la place (par exemple, ranger méticuleusement son bureau, faire le ménage à fond, trier ses e-mails) est concrète, facile, et offre une gratification immédiate.
On « agit » mais on « agit mal ».
Cette action de substitution est un compromis psychologique parfait : elle nous permet d’éviter l’inconfort de la tâche principale, tout en nous donnant un sentiment d’accomplissement immédiat. Cela apaise la culpabilité. On se dit : « Je n’ai pas fait la grosse tâche, mais au moins, je n’ai pas été paresseux, j’ai fait quelque chose »
À quoi cela correspond ?
Cela correspond à une difficulté à tolérer l’inconfort (la frustration, l’ennui, l’anxiété) et à un échec à différer la gratification. C’est le triomphe du plaisir immédiat (une boîte mail vide, un bureau propre) sur la satisfaction différée (la tranquillité d’esprit d’avoir fini sa comptabilité).
L’action bénigne devient un « refuge » productif qui nous protège de l’angoisse de la tâche principale. C’est une manière de rester en mouvement pour ne pas affronter ce qui compte vraiment.
Que faire face à cet évitement ?
La première étape est de reconnaître l’action bénigne pour ce qu’elle est : une forme d’évitement, aussi productive soit-elle.
Accepter l’Inconfort (l’approche stoïcienne) : Parfois, il faut simplement accepter que la tâche sera pénible. Le but n’est pas de vouloir faire sa comptabilité, mais de reconnaître qu’elle doit être faite. Il s’agit d’exercer sa volonté en tolérant l’ennui ou la difficulté, en se concentrant sur l’acte lui-même plutôt que sur le sentiment désagréable qu’il procure.
La règle des 5 minutes : C’est probablement l’une des techniques les plus efficaces pour briser l’inertie. L’astuce consiste à s’engager à ne faire que 5 minutes de la tâche principale. Le plus dur n’est jamais la tâche elle-même, mais le commencement. Une fois lancé, l’élan est créé et il est beaucoup plus facile de continuer.
Je m’engage à faire 5 minutes de cette tâche qui me paraît insupportable
Fragmenter la tâche trincipale : La tâche principale fait peur parce qu’elle est perçue comme un « monstre » (ex: « faire ma compta »). Pour sortir de cette impasse, il faut la décomposer en micro-tâches très simples. « Faire ma compta » devient : 1. « Ouvrir le classeur ». 2. « Sortir les factures de janvier ». 3. « Ouvrir le logiciel ». 4. « Noter les factures. »
En transformant le « monstre » en une série de tâches bénignes, on réduit l’anxiété qui lui est associée.
L’oubli comme stratégie d’évitement
Oublier fréquemment des tâches importantes n’est que rarement un vrai trou de mémoire ; c’est une forme d’auto-illusion et une stratégie de désengagement très efficace.
Le « pourquoi » est double : cela permet d’éviter l’anxiété de faire la tâche, mais aussi la culpabilité de décider consciemment de ne pas la faire.
C’est une fuite de la responsabilité : si on a « oublié », ce n’est pas un échec de volonté, c’est un accident.
Pour contrer cet oubli stratégique, il faut rendre l’évitement conscient. La solution est d’externaliser la tâche : il faut la capturer immédiatement sur un support fiable, c’est à dire la noter sur un carnet, une application, dès qu’elle émerge.
Mieux encore, il faut lui assigner un moment précis dans son agenda. L‘intention vague « il faut que je fasse ma compta » devient « Mardi, 10h : 30 minutes de compta ». La tâche n’est plus une vague angoisse « oubliable », mais un rendez-vous concret.
Les mots dans le vent
Un problème fréquent et frustrant est celui du conflit exact entre la décision rationnelle et la sensation émotionnelle.
On se lève en se disant « aujourd’hui, je vais faire cette tâche que je remets au lendemain depuis six mois », par exemple « faire la compta ». Quelques heures plus tard on a fait toute autre chose, comme si nos mots du matin s’étaient perdus dans le vent.
Ces mots sont « dans le vent » précisément parce qu’ils sont des mots, une pensée abstraite (« aujourd’hui je le fais »), tandis qu’inversement la tâche (« un an de compta ») n’est pas une simple tâche, c’est devenu un « monstre » émotionnel.
Pourquoi la décision matinale n’a-t-elle pas de poids ?
Le cerveau ne réagit pas à la décision, il réagit à l’émotion que la tâche provoque.
La Tâche-Monstre : « Faire ma compta » n’est plus une simple action. C’est une montagne d’ennui, d’anxiété (peur de ce qu’on va trouver, peur de mal faire, peur du temps que ça va prendre) et de culpabilité accumulée depuis le temps passé à la remettre au lendemain : des semaines, des mois parfois. Le cerveau limbique émotionnel entre en mode « FUITE » dès que vous y pensez.
La Décision Abstraite : « Aujourd’hui je le fais » est une intention à la fois vague et gigantesque. Le cerveau ne sait pas par où commencer. Face à une menace aussi écrasante et floue, il préférera n’importe quelle autre action concrète et gérable (faire le ménage, lire les infos, faire des articles…) pour obtenir un sentiment immédiat d’accomplissement et apaiser l’anxiété.
L’Échec de la Volonté : On essaye d’utiliser la volonté pour soulever un poids de 100 kg alors que le « muscle » de volonté, face à cette tâche précise, peut à peine lever 1 kg. La décision n’a pas de poids parce que l’émotion d’évitement pèse 100 fois trop lourd.
Comment « donner du poids » à la décision ?
Il faut arrêter de prendre des décisions que le cerveau sait impossibles à tenir. Il faut tricher avec le « monstre » et le décomposer en morceaux si petits qu’ils ne déclenchent plus la réaction de fuite.
Arrêtez de décider de « faire la compta ». Cette décision est votre ennemie, elle est trop grosse. A la place, prenez une décision minuscule, presque ridicule :
La Micro-Décision : La décision du matin ne doit plus être « Aujourd’hui je fais ma compta », mais « Aujourd’hui, avant 10h, je vais juste ouvrir le bon tiroir et poser le classeur sur mon bureau. » C’est tout. C’est la seule tâche que l’on se donne.
La Préparation (La veille) : Le soir, rendez la tâche principale plus facile à commencer que la tâche d’évitement. Posez le classeur de compta sur votre chaise de bureau. Le matin, pour vous asseoir et commencer à « faire autre chose », vous serez obligé de toucher le classeur. Cette action physique est un « engagement ».
L’Engagement de 5 Minutes : Utilisez la règle des 5 minutes de manière encore plus prononcée. Dites-vous : « Je vais juste ouvrir le logiciel et regarder l’écran pendant 5 minutes. J’ai le droit d’arrêter après. » Le but n’est pas de finir, le but n’est même pas de commencer, il est juste de se mettre sur le logiciel de compta. L’élan est en effet la seule chose qui peut battre la procrastination. Ne décidez pas de « faire la compta », décidez de « trouver une seule facture ».
Les mots sont « dans le vent » parce qu’ils décrivent un projet abstrait et terrifiant. Donnez-leur du poids en les attachant à une action physique, minuscule, concrète et immédiate.
Peut-on muscler sa volonté ?
La capacité à ne pas éviter une tâche pénible, souvent appelée discipline ou tolérance à l’inconfort, fonctionne comme un muscle.
On la renforce par l’exercice délibéré et progressif. Chaque fois que l’on choisit d’affronter une tâche difficile (ne serait-ce que 5 minutes) au lieu de l’éviter, on renforce ce « muscle ».
C’est en commençant petit et en étant constant qu’on augmente sa capacité à gérer des efforts plus importants, en rééduquant son cerveau à préférer la gratification différée.
À l’inverse, ce « muscle » s’atrophie par l’inutilisation. Chaque fois que l’on cède à la procrastination productive ou à la distraction facile, on renforce le chemin neuronal de l’évitement. On devient alors moins tolérant à la frustration, et la moindre friction (même aussi simple que sortir ses habits de sport) semblera une montagne insurmontable.
Pensée finale
L’écran s’éteint. Le silence revient. Le reflet dans la surface sombre ne montre pas les milliers d’images vues, ni les pensées fugaces qui nous ont traversé. Il montre un visage fatigué.
Exister ne se mesure pas au nombre d’informations absorbées ou d’opinions « likées ». Ce n’est pas non plus l’agitation de la « procrastination productive », cette manière de s’occuper activement pour éviter la seule tâche qui compte vraiment. L’existence se joue dans l’inconfort, dans le choix conscient de fermer l’onglet facile pour affronter le dossier pénible.
La pensée, seule, reste comme des mots dans le vent ; elle n’a de poids que lorsqu’elle se traduit par l’acte le plus humble, le plus concret : sortir ses habits de sport, ouvrir le classeur, poser la première pierre. La pensée est le gouvernail, mais l’action est le vent dans les voiles.
L’existence n’est pas un spectacle que l’on regarde depuis les gradins, mais une arène où l’on accepte l’effort.
La question finale que l’on se posera lorsque notre dernière heure viendra ne dois pas être « Comment ai-je pensé ma vie ? » ni « Comment ai-je justifié mon inaction ? », mais bien : « Qui ai-je choisi d’être par mes actes ? »
Sources
Cet article s’appuie sur la synthèse de concepts issus de plusieurs traditions philosophiques et sur les ouvrages suivants
- Arendt, Hannah. (1958). Condition de l’homme moderne (Titre original : The Human Condition). Pour la distinction entre travail, œuvre et action.
- Sartre, Jean-Paul. (1946). L’existentialisme est un humanisme. Pour la primauté de l’existence sur l’essence et la définition de l’homme par ses actes.
- Aristote. Éthique à Nicomaque. Pour les concepts de praxis (action morale) et de theoria (contemplation).
- Han, Byung-Chul. (2010). La Société de la fatigue (Titre original : Müdigkeitsgesellschaft). Pour l’analyse de la société de la performance et de la passivité moderne.
- Pychyl, Timothy A. (2013). Solving the Procrastination Puzzle. Pour l’analyse psychologique de la procrastination, de l’évitement et de l’échec de la volonté.
- Stanford Encyclopedia of Philosophy (SEP), articles « Existentialism » et « Hannah Arendt ».