Définition et étymologie
Une théorie désigne un ensemble organisé et cohérent de propositions, de concepts et de principes visant à expliquer, comprendre ou prédire un domaine de phénomènes. Le terme provient du grec theôria, dérivé du verbe theôrein (contempler, observer), lui-même composé de thea (vue, spectacle) et horaô (voir). Originellement, la theôria désignait l’acte de contemplation intellectuelle, l’observation désintéressée orientée vers la connaissance pure.
Dans son acception moderne, la théorie s’oppose généralement à la pratique : elle constitue le versant spéculatif, conceptuel et explicatif du savoir, par contraste avec l’action concrète ou l’expérience immédiate. Une théorie propose un cadre interprétatif qui dépasse les simples observations empiriques pour dégager des lois, des structures ou des mécanismes sous-jacents. Elle se distingue également de l’hypothèse (conjecture provisoire) par son degré supérieur de systématicité, de validation et d’intégration.
Usage philosophique et développements conceptuels
La contemplation grecque : theôria et vie philosophique
Dans la Grèce antique, la theôria possède une signification à la fois religieuse et philosophique. Elle désigne d’abord la délégation envoyée aux grands sanctuaires pour assister aux cérémonies sacrées, puis s’étend à l’activité contemplative pure, dégagée des nécessités matérielles.
Pour Platon, la théorie par excellence est la contemplation des Idées éternelles et immuables, accessible à l’âme philosophique libérée des illusions sensibles. Dans la République, l’allégorie de la caverne illustre l’ascension théorique : le philosophe sort de l’obscurité des apparences pour contempler directement la lumière intelligible des essences. Cette vision théorique des Formes intelligibles constitue la connaissance véritable (epistêmê), supérieure à l’opinion (doxa) fondée sur le sensible.
Aristote systématise la distinction entre trois types de savoir : théorique (theôrêtikê), pratique (praktikê) et poïétique (poiêtikê, productif). Les sciences théoriques (métaphysique, mathématiques, physique) visent la connaissance pour elle-même, sans finalité utilitaire. Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote affirme que la vie contemplative (bios theôrêtikos) représente le bonheur suprême, l’actualisation la plus haute des capacités humaines, imitant l’activité divine de pure pensée.
Moyen Âge : contemplatio et théologie
La tradition médiévale chrétienne hérite de cette valorisation de la vie contemplative. Thomas d’Aquin distingue la vita activa (vie tournée vers l’action dans le monde) et la vita contemplativa (vie orientée vers la contemplation de Dieu), accordant une supériorité à cette dernière. La contemplation des vérités divines, couronnement de l’existence monastique, anticipe la béatitude céleste.
Cependant, la théologie médiévale développe également une conception systématique de la théorie comme construction doctrinale cohérente. La Somme théologique de Thomas d’Aquin exemplifie cette architecture théorique : organisation déductive, distinction rigoureuse des concepts, enchaînements argumentatifs méthodiques visant à exposer rationnellement les vérités révélées.
La révolution scientifique moderne : théorie et expérimentation
La modernité transforme radicalement le statut de la théorie. Galilée, Kepler et Newton inaugurent une nouvelle conception : la théorie scientifique ne se contente plus de contempler passivement les essences, elle construit mathématiquement des modèles explicatifs soumis à la vérification expérimentale.
La physique newtonienne exemplifie cette nouvelle théorisation : à partir de quelques principes généraux (lois du mouvement, gravitation universelle), elle déduit mathématiquement des prédictions vérifiables concernant une multitude de phénomènes (chute des corps, trajectoires planétaires, marées). La théorie devient hypothético-déductive : elle formule des hypothèses générales dont on tire des conséquences testables empiriquement.
Francis Bacon distingue clairement anticipation de la nature (préjugés hâtifs) et interprétation de la nature (théorie fondée sur l’induction méthodique). Descartes, dans son Discours de la méthode, propose une méthode pour « bien conduire sa raison » et construire des théories vraies par déduction à partir de principes évidents.
Kant : théorie et raison pure
Emmanuel Kant examine systématiquement les conditions de possibilité de la connaissance théorique. Dans la Critique de la raison pure, il distingue raison théorique (orientée vers la connaissance) et raison pratique (orientée vers l’action morale). La raison théorique ne peut connaître que les phénomènes tels qu’ils apparaissent à travers nos formes a priori (espace, temps, catégories), non les choses en soi.
Kant démontre l’impossibilité d’une connaissance théorique des objets métaphysiques traditionnels (Dieu, âme, liberté, monde comme totalité). Ces idées de la raison pure dépassent toute expérience possible et ne peuvent faire l’objet d’une théorie scientifique légitime. La métaphysique comme science théorique est donc impossible ; seule demeure possible une critique transcendantale des limites de la raison.
Cette critique kantienne circonscrit strictement le domaine légitime de la théorisation scientifique tout en préservant pour les Idées métaphysiques un usage régulateur (comme guides heuristiques) plutôt que constitutif (comme objets de connaissance).
Hegel : dialectique et système
Georg Wilhelm Friedrich Hegel récuse la séparation kantienne entre théorie et pratique, phénomène et chose en soi. Pour lui, le réel est rationnel et le rationnel est réel : la théorie philosophique peut saisir l’absolu lui-même dans son développement dialectique.
Le système hégélien représente l’ambition théorique portée à son apogée : tout le réel, de la logique à la nature et à l’esprit, s’ordonne dans une architecture conceptuelle totale où chaque moment trouve sa place nécessaire. La Phénoménologie de l’esprit et l’Encyclopédie des sciences philosophiques exposent ce savoir absolu où la conscience s’élève progressivement à la compréhension théorique totale de soi-même et du monde.
Marx : théorie et praxis
Karl Marx critique radicalement la pure contemplation théorique. Dans ses Thèses sur Feuerbach, il affirme que « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières ; ce qui importe, c’est de le transformer ». La théorie ne trouve sa vérité que dans la praxis, l’action transformatrice guidée par la compréhension théorique des structures sociales.
Le matérialisme historique prétend être une théorie scientifique de l’histoire et de la société, dévoilant les lois du développement capitaliste et la nécessité de la révolution prolétarienne. Mais cette théorie n’est pas contemplative : elle vise à armer politiquement le mouvement ouvrier pour transformer effectivement les rapports sociaux. Théorie et pratique révolutionnaire sont indissociables.
Épistémologie contemporaine : structure des théories scientifiques
Au XXe siècle, l’épistémologie analyse rigoureusement la structure et le fonctionnement des théories scientifiques. Le positivisme logique (Cercle de Vienne) distingue contexte de découverte (processus psychologique de formulation) et contexte de justification (validation logique et empirique). Une théorie se compose d’axiomes, de règles de déduction et de correspondances reliant les termes théoriques aux observations.
Karl Popper propose le critère de réfutabilité : une théorie scientifique authentique doit être falsifiable, c’est-à-dire formuler des prédictions qui pourraient être démenties par l’expérience. Les théories progressent non par vérification cumulative mais par conjectures audacieuses et réfutations impitoyables. La science avance en éliminant les théories fausses plutôt qu’en établissant définitivement les vraies.
Thomas Kuhn révolutionne l’histoire des sciences avec La Structure des révolutions scientifiques. Les théories s’inscrivent dans des « paradigmes » (cadres conceptuels globaux) qui structurent la recherche normale. Les révolutions scientifiques sont des changements de paradigme, où une théorie dominante est remplacée par une autre incommensurable avec la précédente. La théorie n’est plus un simple reflet du réel mais une construction historiquement située.
Imre Lakatos propose une position intermédiaire avec ses « programmes de recherche » : ensembles de théories partageant un noyau dur protégé et une ceinture protectrice d’hypothèses auxiliaires modifiables. Les théories scientifiques forment des structures complexes évoluant selon des critères de progressivité ou de dégénérescence.
Théorie critique : Francfort et émancipation
L’École de Francfort (Horkheimer, Adorno, Habermas) développe une « théorie critique » de la société opposée à la « théorie traditionnelle » positiviste. La théorie ne doit pas seulement décrire le réel existant mais en dévoiler les contradictions et les potentialités émancipatrices. Toute théorie sociale engage implicitement des valeurs et des intérêts ; la théorie critique assume explicitement son orientation vers l’émancipation humaine.
Jürgen Habermas distingue trois types d’intérêts cognitifs guidant la théorisation : technique (sciences empirico-analytiques), pratique (sciences herméneutiques) et émancipatoire (sciences critiques). La théorie sociale critique vise non seulement à comprendre mais à transformer les structures de domination qui entravent la communication libre et l’auto-détermination collective.
Le concept de théorie demeure ainsi central en philosophie, oscillant entre contemplation désintéressée et engagement transformateur, entre modélisation abstraite et compréhension concrète, entre unification systématique et pluralité paradigmatique, questionnant continuellement les rapports entre pensée et réalité, explication et compréhension, savoir et pouvoir.