Définition et étymologie
Le syllogisme désigne une forme de raisonnement déductif dans laquelle une conclusion est nécessairement tirée de deux propositions préalables appelées prémisses. Le terme provient du grec sullogismos (« raisonnement », « calcul »), dérivé de sullogizesthai (« raisonner ensemble », « calculer »), composé de sun (« avec », « ensemble ») et logizesthai (« raisonner », « calculer »), lui-même dérivé de logos (« raison », « discours »). Étymologiquement, le syllogisme signifie donc « raisonner conjointement », mettre ensemble des propositions pour en tirer une conclusion.
La forme canonique du syllogisme, établie par Aristote, comporte trois propositions : deux prémisses (majeure et mineure) et une conclusion. L’exemple paradigmatique est : « Tous les hommes sont mortels » (prémisse majeure) ; « Socrate est un homme » (prémisse mineure) ; « Donc Socrate est mortel » (conclusion). Ce raisonnement met en relation trois termes : le grand terme (« mortel », prédicat de la conclusion), le moyen terme (« homme », qui apparaît dans les deux prémisses mais pas dans la conclusion), et le petit terme (« Socrate », sujet de la conclusion).
Le syllogisme se caractérise par sa nécessité logique : si les prémisses sont vraies et la forme valide, la conclusion est nécessairement vraie. Cette validité formelle ne dépend pas du contenu empirique mais de la structure logique. Un syllogisme peut être formellement valide même si ses prémisses sont fausses : « Tous les chats sont verts ; Médor est un chat ; Donc Médor est vert » est valide (bien qu’insensé) car la conclusion suit logiquement des prémisses.
Aristote identifie trois figures du syllogisme selon la position du moyen terme dans les prémisses, et plusieurs modes selon la quantité (universelle/particulière) et la qualité (affirmative/négative) des propositions. Sur les 256 combinaisons possibles, seulement 24 modes (réduits ensuite à 19) sont valides. La logique médiévale leur attribue des noms mnémotechniques : Barbara, Celarent, Darii, Ferio (première figure), Cesare, Camestres, Festino, Baroco (deuxième figure), etc.
Le syllogisme se distingue d’autres formes de raisonnement : l’induction (généraliser du particulier à l’universel), l’analogie (inférer à partir de similitudes), l’enthymème (syllogisme abrégé où une prémisse est sous-entendue), et le sophisme (raisonnement invalide ayant l’apparence de la validité).
Usage philosophique
Aristote (384-322 av. J.-C.) fonde la logique formelle et la théorie du syllogisme dans ses Premiers Analytiques, ouvrage faisant partie de son Organon (ensemble de traités logiques). Cette invention constitue l’une des contributions les plus durables et les plus influentes de l’histoire intellectuelle : pendant deux millénaires, la logique aristotélicienne du syllogisme dominera la pensée occidentale.
Pour Aristote, le syllogisme est l’instrument (organon) permettant d’atteindre la connaissance scientifique (epistémè). Dans les Seconds Analytiques, il décrit la science comme démonstration syllogistique à partir de principes premiers. Ces principes (définitions, axiomes, hypothèses) sont indémontrables mais connus par intuition intellectuelle (nous). À partir d’eux, on déduit syllogistiquement toutes les vérités de la science. Le syllogisme devient ainsi la structure même de la rationalité démonstrative.
Aristote distingue le syllogisme démonstratif (qui produit la science) du syllogisme dialectique (qui procède d’opinions probables pour argumenter) et du syllogisme éristique ou sophistique (qui vise la victoire dans la dispute plutôt que la vérité). Cette distinction établit une hiérarchie épistémologique où le syllogisme scientifique occupe le sommet.
L’analyse aristotélicienne identifie également plusieurs formes dérivées ou irrégulières. Le syllogisme modal inclut des modalités (nécessité, possibilité, contingence) dans ses propositions : « Tous les hommes sont nécessairement mortels… » Le syllogisme hypothétique raisonne à partir de propositions conditionnelles : « Si A, alors B ; or A ; donc B. » Le prosyllogisme et l’épisyllogisme désignent des chaînes de syllogismes où la conclusion de l’un devient prémisse du suivant.
Les commentateurs antiques, notamment Alexandre d’Aphrodise, Porphyre et Boèce, transmettent et commentent la logique aristotélicienne, assurant sa survie et son influence. Boèce (480-524) traduit et commente l’Organon en latin, rendant la logique aristotélicienne accessible au Moyen Âge occidental.
La logique médiévale développe considérablement la théorie du syllogisme. Les scolastiques du XIIIe siècle (Albert le Grand, Thomas d’Aquin) intègrent la logique aristotélicienne dans leurs synthèses philosophiques et théologiques. La dispute universitaire médiévale (disputatio) utilise systématiquement le syllogisme comme forme argumentative canonique. Les Summulae Logicales de Pierre d’Espagne (vers 1239), manuel logique standard pendant des siècles, présentent systématiquement la théorie du syllogisme avec ses vers mnémotechniques célèbres :
« Barbara, Celarent, Darii, Ferioque prioris ; Cesare, Camestres, Festino, Baroco secundae… »
Ces noms codent la structure des syllogismes valides : les voyelles indiquent la quantité et qualité des propositions (A = universelle affirmative, E = universelle négative, I = particulière affirmative, O = particulière négative).
Guillaume d’Ockham (1285-1349) et les logiciens nominalistes du XIVe siècle raffinent considérablement la logique syllogistique, développant des analyses subtiles de la suppositio (référence des termes), des propositions modales, des propositions épistémiques. Cette logique médiévale tardive, longtemps méprisée comme « scolastique stérile », est aujourd’hui reconnue pour sa sophistication et ses anticipations de la logique moderne.
À la Renaissance et à l’époque classique, le syllogisme fait l’objet de critiques. Pierre de la Ramée (Ramus, 1515-1572) attaque violemment Aristote et propose une logique alternative. Francis Bacon (1561-1626), dans son Novum Organum (1620), critique le syllogisme comme stérile pour la découverte scientifique : « Le syllogisme consiste en propositions, les propositions en mots, les mots sont les symboles des notions. » Si les notions de base sont confuses, tout l’édifice syllogistique croule. Bacon prône l’induction empirique plutôt que la déduction syllogistique.
René Descartes (1596-1650) partage cette méfiance. Dans son Discours de la méthode (1637), il critique la logique syllogistique comme ne servant « qu’à expliquer à autrui les choses qu’on sait, ou même […] à parler sans jugement de celles qu’on ignore, plutôt qu’à les apprendre ». Le syllogisme explicite ce qu’on sait déjà mais ne produit pas de connaissance nouvelle. Descartes lui préfère sa méthode d’analyse et de synthèse inspirée des mathématiques.
Cependant, le syllogisme conserve ses défenseurs. Les Messieurs de Port-Royal (Antoine Arnauld et Pierre Nicole), dans leur Logique ou l’art de penser (1662), présentent une logique cartésienne tout en préservant une place importante au syllogisme, qu’ils considèrent comme la forme naturelle du raisonnement humain une fois explicitée.
Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) tente de développer une logique formelle universelle (characteristica universalis) et un calcul logique (calculus ratiocinator) qui généralisent et mécanisent le syllogisme. Son projet de réduire tout raisonnement à un calcul anticipe la logique symbolique moderne. Dans un texte de 1666, De Arte Combinatoria, il cherche à combiner systématiquement les concepts pour générer toutes les propositions vraies.
Emmanuel Kant (1724-1804), dans sa Critique de la raison pure (1781), considère que depuis Aristote, la logique formelle (incluant le syllogisme) n’a fait aucun progrès substantiel et n’en fera probablement jamais : elle constitue une science achevée. Kant analyse les syllogismes comme inférences médiates de la raison. Il distingue les syllogismes catégoriques (forme aristotélicienne classique), hypothétiques (avec propositions conditionnelles) et disjonctifs (avec propositions alternatives). Il montre également comment les « paralogismes » de la métaphysique rationnelle (preuves fallacieuses de l’immortalité de l’âme, par exemple) résultent d’erreurs dans l’usage syllogistique de la raison.
Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), dans sa Science de la Logique (1812-1816), propose une réinterprétation dialectique du syllogisme. Le syllogisme n’est pas seulement une forme de raisonnement subjectif mais exprime la structure même du réel. Hegel distingue plusieurs formes de syllogisme : syllogisme d’existence, de réflexion, de nécessité. Le syllogisme suprême est celui de l’Idée absolue où sujet, objet et concept coïncident. Cette spéculation hégélienne transforme la logique formelle en métaphysique.
John Stuart Mill (1806-1873), dans son Système de logique (1843), formule une critique empiriste célèbre du syllogisme : il serait circulaire, commettant une petitio principii (pétition de principe). La prémisse majeure « Tous les hommes sont mortels » ne peut être connue vraie que si nous savons déjà que Socrate (et tous les autres individus) est mortel. Le syllogisme ne fait qu’expliciter circulairement ce qui était déjà contenu dans les prémisses. Tout raisonnement réel procède inductivement du particulier au particulier, non déductivement de l’universel au particulier. Cette critique influence profondément l’empirisme logique ultérieur.
La révolution de la logique moderne, inaugurée par George Boole (1815-1864), Augustus De Morgan (1806-1871), et surtout Gottlob Frege (1848-1925), bouleverse la théorie du syllogisme. Frege, dans sa Begriffsschrift (« Idéographie », 1879), développe une logique des prédicats et de la quantification qui englobe et dépasse le syllogisme aristotélicien. La logique devient un calcul symbolique rigoureux utilisant des variables, des quantificateurs (∀ pour « pour tout », ∃ pour « il existe »), des connecteurs logiques (→ pour l’implication, ∧ pour la conjonction, etc.).
Dans ce nouveau cadre, le syllogisme Barbara peut se formaliser ainsi : ∀x (H(x) → M(x)) [Tous les hommes sont mortels] H(s) [Socrate est un homme] ∴ M(s) [Donc Socrate est mortel]
Cette formalisation montre que le syllogisme est un cas particulier de raisonnement déductif dans une logique plus générale. Bertrand Russell et Alfred North Whitehead, dans leurs Principia Mathematica (1910-1913), démontrent systématiquement que toute la logique aristotélicienne, y compris les syllogismes, se réduit à quelques axiomes et règles de la logique des prédicats du premier ordre.
Cette réduction semble condamner le syllogisme à l’obsolescence. Jan Łukasiewicz, logicien polonais, écrit en 1951 : « La logique d’Aristote, considérée du point de vue de la logique moderne, apparaît comme un système incomplet, fragmentaire et, sous de nombreux aspects, erroné. » La logique formelle moderne (logique propositionnelle, logique des prédicats, logiques modales, logiques non-classiques) dépasse largement le cadre aristotélicien.
Cependant, des défenseurs contemporains réhabilitent le syllogisme. John Corcoran, dans « Completeness of an Ancient Logic » (1972), montre que la logique syllogistique d’Aristote constitue un système déductif complet et cohérent pour son domaine limité. Timothy Smiley et Ian Rumfitt développent une « nouvelle syllogistique » montrant sa pertinence pour certains problèmes contemporains en philosophie du langage.
En psychologie cognitive, les recherches sur le raisonnement humain (Philip Johnson-Laird, Lance Rips) révèlent que les gens raisonnent souvent syllogistiquement, mais commettent des erreurs caractéristiques. Les syllogismes avec termes concrets sont plus faciles que ceux avec termes abstraits. Certains modes valides sont intuitivement acceptés, d’autres non. Les « modèles mentaux » que nous construisons pour comprendre les prémisses déterminent souvent nos inférences plus que l’application consciente de règles logiques.
L’intelligence artificielle utilise le raisonnement syllogistique dans les systèmes experts et les moteurs d’inférence. Les ontologies formelles et les langages de représentation de connaissances implémentent des mécanismes déductifs incluant des formes de raisonnement syllogistique.
En éducation, l’enseignement du syllogisme demeure controversé. Est-il un exercice stérile et obsolète ou un outil pédagogique précieux pour développer la rigueur logique et détecter les sophismes ? Les partisans soulignent qu’identifier la structure syllogistique d’un argument aide à évaluer sa validité. Les critiques objectent que la pensée critique réelle dépasse largement la logique formelle syllogistique.
Le syllogisme conserve également une fonction rhétorique et argumentative. L’enthymème, syllogisme incomplet où une prémisse est sous-entendue, demeure omniprésent dans l’argumentation quotidienne. Reconnaître la structure enthymématique d’un argument permet d’identifier les prémisses implicites, souvent contestables. Par exemple : « Vous ne devriez pas voter pour ce candidat puisqu’il a menti. » Prémisse implicite : « On ne devrait jamais voter pour quelqu’un qui a menti. » Expliciter cette prémisse permet de la critiquer.
Le syllogisme demeure ainsi une contribution philosophique monumentale, la première formalisation systématique du raisonnement déductif. Bien que dépassé comme système logique complet par la logique moderne, il conserve une valeur pédagogique, historique et pratique. Il incarne l’aspiration millénaire à codifier les lois de la pensée correcte, à distinguer le raisonnement valide de l’invalide, à fonder la science sur des démonstrations rigoureuses. Comprendre le syllogisme, c’est comprendre un moment fondateur de la rationalité occidentale, cette ambition de soumettre la pensée elle-même à des règles explicites, universelles et nécessaires, projet qui anime toujours la logique, l’épistémologie et la philosophie de la raison.