Définition et étymologie
La sensibilité désigne la capacité d’un être vivant à recevoir des impressions sensorielles et à éprouver des sensations, des émotions ou des sentiments. Le terme provient du latin sensibilitas, dérivé de sensibilis (qui peut être perçu par les sens, susceptible de sensation), lui-même formé sur sensus (sens, sensation, sentiment) et le verbe sentire (percevoir par les sens, sentir, éprouver). Cette double racine sensorielle et affective persiste dans l’usage moderne du concept.
On peut distinguer plusieurs niveaux et dimensions de la sensibilité. La sensibilité physiologique désigne la réceptivité des organes sensoriels aux stimulations externes (lumière, son, chaleur, pression) et internes (faim, douleur, proprioception). La sensibilité psychologique renvoie à la capacité d’éprouver des émotions, des affects, des sentiments. La sensibilité esthétique caractérise la faculté d’apprécier le beau et d’être touché par les œuvres d’art. La sensibilité morale indique la capacité d’être affecté par les valeurs éthiques, de ressentir sympathie, compassion ou indignation.
Philosophiquement, la sensibilité soulève des questions fondamentales : quel est son rapport à la raison ? Constitue-t-elle une source légitime de connaissance ou une entrave à la vérité ? Comment s’articulent dimension réceptive (passive) et dimension affective (engageant le sujet) de la sensibilité ? La sensibilité est-elle purement subjective ou possède-t-elle une dimension objective, voire universelle ?
Usage philosophique et développements
L’Antiquité : méfiance et hiérarchisation
La philosophie grecque classique établit généralement une hiérarchie entre sensibilité et intellect, privilégiant ce dernier. Platon, dans la République et le Phédon, oppose radicalement le monde sensible, domaine de l’apparence changeante et trompeuse accessible par la sensation, au monde intelligible des Idées éternelles, accessible seulement par la raison pure. La sensibilité enchaîne l’âme au corps, l’emprisonne dans la caverne des illusions. Le philosophe doit s’en libérer par l’ascèse intellectuelle pour contempler les vérités éternelles. Cette dévalorisation de la sensibilité structure durablement la métaphysique occidentale.
Aristote nuance cette condamnation. Dans le De Anima (De l’âme), il analyse minutieusement les cinq sens externes (vue, ouïe, toucher, goût, odorat) et les sens internes (sens commun, imagination, mémoire). La sensation constitue le point de départ nécessaire de toute connaissance : « Rien n’est dans l’intellect qui ne soit d’abord dans les sens » (nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu). L’abstraction intellectuelle opère sur le matériau fourni par la sensibilité. Aristote reconnaît ainsi la légitimité épistémologique de la sensibilité tout en maintenant la supériorité de l’intellection.
Les stoïciens développent une théorie sophistiquée de la sensation comme « impression » (phantasia) que les objets externes produisent dans l’âme. Cependant, ils subordonnent strictement la sensibilité à la raison : les passions, issues de jugements erronés sur les impressions sensibles, doivent être éliminées (apatheia) pour atteindre la sagesse. La sensibilité mal maîtrisée trouble l’âme et empêche la vie selon la nature rationnelle.
Moyen Âge : sensibilité et connaissance de Dieu
La tradition chrétienne médiévale hérite de cette ambivalence. D’un côté, la sensibilité corporelle appartient à la création bonne de Dieu ; l’incarnation du Christ valorise la chair et les sens. De l’autre, le péché a corrompu la sensibilité, source de concupiscence et de distraction spirituelle.
Thomas d’Aquin élabore une synthèse aristotélico-chrétienne. Dans la Somme théologique, il affirme que la connaissance humaine commence nécessairement par la sensation : l’intellect agent abstrait les formes intelligibles à partir des images sensibles (phantasmata). La sensibilité n’est pas opposée à la raison mais constitue sa base naturelle. Cependant, Thomas maintient une hiérarchie stricte : l’intellection dépasse infiniment la sensation, et la contemplation mystique transcende toute sensibilité.
Les mystiques médiévaux explorent une « sensibilité spirituelle » : Bernard de Clairvaux parle des « sens spirituels » qui perçoivent la présence divine, Bonaventure décrit l’expérience affective de Dieu. Cette sensibilité mystique valorise la dimension affective de la relation à Dieu, complétant la théologie intellectuelle.
Modernité : réhabilitation et problématisation
Descartes inaugure une problématisation nouvelle. Dans les Méditations métaphysiques, il soumet les sens au doute : ils nous trompent fréquemment (illusions d’optique, rêves, folie). Cette critique radicale vise à fonder la connaissance sur la certitude rationnelle du cogito, non sur la sensibilité faillible. Cependant, Descartes reconnaît l’utilité pratique des sens pour la conservation du corps, distinguant leur fonction vitale de leur inadéquation épistémologique pour la métaphysique.
L’empirisme britannique renverse la hiérarchie cartésienne. Locke, dans l’Essai sur l’entendement humain (1690), affirme que l’esprit est initialement une tabula rasa (table rase) ; toutes nos idées proviennent de l’expérience, c’est-à-dire de la sensation (sens externes) ou de la réflexion (sens interne). La sensibilité devient source première et légitime de la connaissance. Berkeley radicalise cette position : esse est percipi (être, c’est être perçu) ; seules existent les idées perçues par la sensibilité, les supposées substances matérielles sont des fictions métaphysiques.
Hume poursuit cette analyse empiriste. Les impressions sensibles (sensations vives et immédiates) constituent le matériau fondamental de l’esprit ; les idées n’en sont que des copies affaiblies. Cette réhabilitation de la sensibilité s’accompagne d’un scepticisme : nous ne connaissons que nos impressions, jamais les choses en soi.
Le mouvement des Lumières développe une philosophie du sentiment moral. Hutcheson, Shaftesbury et Hume défendent l’existence d’un « sens moral », analogue aux sens physiques, qui nous fait spontanément approuver ou désapprouver les actions. La moralité ne dérive pas de la raison pure (comme chez Kant) mais d’une sensibilité affective, particulièrement de la sympathie naturelle envers autrui.
Rousseau radicalise cette réhabilitation de la sensibilité. Dans l’Émile (1762) et les Rêveries du promeneur solitaire (1776-1778), il valorise l’expérience sensible immédiate, la « jouissance de soi », le sentiment de l’existence. La sensibilité authentique, non corrompue par la société, permet une communion avec la nature et avec autrui par la pitié naturelle. Rousseau influence profondément le romantisme en faisant de la sensibilité le cœur de l’authenticité humaine.
Kant : la révolution critique
Kant opère une révolution philosophique en redéfinissant radicalement la sensibilité. Dans la Critique de la raison pure (1781), il distingue sensibilité (Sinnlichkeit) et entendement (Verstand) comme deux facultés irréductibles mais complémentaires de la connaissance. « Des pensées sans contenu sont vides, des intuitions sans concepts sont aveugles. » La sensibilité est réceptivité pure : capacité de recevoir des représentations lorsque nous sommes affectés par les objets. L’entendement est spontanéité : capacité de penser les objets au moyen de concepts.
Kant révolutionne la compréhension de la sensibilité en montrant qu’elle possède des formes a priori : l’espace et le temps. Ces formes ne dérivent pas de l’expérience mais constituent les conditions de possibilité de toute expérience sensible. L’espace est la forme du sens externe (nous percevons les objets comme extérieurs et dans des relations spatiales), le temps la forme du sens interne (nous percevons nos états mentaux comme successifs). Cette « esthétique transcendantale » établit que la sensibilité n’est pas pure passivité mais possède une structure active qui organise le divers sensible.
Dans la Critique de la faculté de juger (1790), Kant analyse la sensibilité esthétique. Le jugement de goût (« ceci est beau ») repose sur un sentiment de plaisir désintéressé, universel (valable pour tous) sans être conceptuel. Cette sensibilité esthétique occupe une position intermédiaire entre sensibilité empirique et raison, nature et liberté.
Romantisme et phénoménologie : l’expérience vécue
Le romantisme allemand (Novalis, Schlegel, Schelling) réagit contre le rationalisme des Lumières en valorisant l’imagination créatrice, la sensibilité artistique, l’intuition poétique comme modes d’accès privilégiés à la vérité. La sensibilité n’est plus obstacle à la connaissance mais révélation de dimensions du réel inaccessibles à la raison analytique.
Schopenhauer, dans Le Monde comme volonté et représentation (1818), accorde un rôle central à la sensibilité corporelle. Le corps n’est pas seulement objet de représentation mais volonté vécue immédiatement. Cette « connaissance par le corps » donne accès à la chose en soi (la Volonté) que la représentation intellectuelle manque.
La phénoménologie husserlienne redéfinit la sensibilité comme dimension intentionnelle de la conscience. Les « data sensoriels » (Empfindungen) ne sont pas des sensations atomiques isolées mais toujours déjà organisés dans des actes intentionnels qui visent des objets. La perception sensible n’est pas réception passive d’impressions mais constitution active de sens.
Merleau-Ponty, dans la Phénoménologie de la perception (1945), radicalise cette approche. La sensibilité n’est pas faculté subjective interne mais ouverture primordiale au monde par le corps vécu (Leib). Sentir, c’est exister charnellement dans le monde, communiquer avec lui avant toute réflexion. La perception sensible possède une signification immanente, un « logos du monde esthétique » irréductible à la pensée conceptuelle. Le sentir révèle notre « être-au-monde » originaire, notre enracinement corporel qui précède et fonde toute objectivation scientifique.
Cette réhabilitation phénoménologique de la sensibilité influence l’esthétique contemporaine (Mikel Dufrenne), la philosophie de l’art (Susanne Langer), et les approches incarnées de la cognition.
Débats contemporains
La philosophie analytique discute le statut des qualia : les qualités subjectives de l’expérience sensible (« ce que cela fait » d’éprouver la rougeur du rouge, la douleur d’une brûlure). Thomas Nagel, dans « What is it like to be a bat? » (1974), soutient que la dimension subjective et qualitative de la sensibilité échappe aux explications physicalistes objectives. Frank Jackson, avec l’expérience de pensée de « Mary la scientifique », argumente que connaître tous les faits physiques sur la vision des couleurs ne suffit pas à connaître l’expérience qualitative du rouge. Ces débats interrogent l’irréductibilité de la sensibilité phénoménale à la description physique.
Les neurosciences affectives étudient les bases neurobiologiques de la sensibilité émotionnelle, identifiant les circuits cérébraux impliqués dans les émotions. Antonio Damasio, dans L’Erreur de Descartes (1994), montre que la sensibilité émotionnelle n’est pas l’ennemie de la rationalité mais sa condition : les patients avec lésions des zones cérébrales émotionnelles présentent des déficits décisionnels graves. Cette « raison sensible » conteste la séparation radicale entre cognition et émotion.
L’éthique du care (Carol Gilligan, Nel Noddings) valorise la sensibilité morale, particulièrement la sollicitude et l’attention aux besoins d’autrui, contre l’éthique déontologique abstraite. La capacité d’être affecté par la vulnérabilité d’autrui constitue le fondement de la moralité.
La sensibilité demeure ainsi un concept philosophique fondamental qui articule réceptivité et activité, corps et esprit, sujet et monde. Des condamnations platoniciennes aux réhabilitations phénoménologiques, elle témoigne de la difficulté persistante à penser l’unité de l’être humain comme à la fois corporel et spirituel, affecté et actif, incarné dans le monde sensible et capable de s’élever vers l’universel.