Définition et étymologie
La représentation désigne l’acte par lequel un objet absent ou abstrait est rendu présent à l’esprit par une image, un signe, un symbole ou un concept. Le terme provient du latin repraesentatio, dérivé de repraesentare (« rendre présent »), composé de re- (« de nouveau ») et praesentare (« présenter »). Étymologiquement, représenter signifie donc « rendre présent à nouveau » ce qui est absent, faire exister devant la conscience ce qui n’est pas immédiatement donné.
Dans son usage le plus général, la représentation peut désigner plusieurs phénomènes distincts. Une représentation mentale est un contenu de conscience (image, idée, concept) qui tient lieu d’autre chose : lorsque je pense à la tour Eiffel sans la voir, j’en ai une représentation mentale. Une représentation sémiotique est un signe (mot, image, symbole) qui signifie quelque chose d’autre : le mot « chien » représente l’animal. Une représentation politique est la fonction par laquelle un individu ou un groupe agit au nom d’autres : le député représente ses électeurs. Une représentation artistique est l’œuvre qui figure un sujet : un tableau représentant un paysage.
La représentation implique toujours une structure triadique : un objet représenté (le référent), une représentation (le signe, l’image, le concept), et un sujet pour qui cette représentation tient lieu de l’objet. Cette médiation soulève des questions philosophiques fondamentales : quelle est la nature du lien entre représentation et représenté ? La représentation ressemble-t-elle à ce qu’elle représente ? Peut-elle le représenter fidèlement ? Accédons-nous directement aux choses ou seulement à nos représentations ?
Usage philosophique
La problématique de la représentation traverse toute l’histoire de la philosophie, structurant particulièrement l’épistémologie et la métaphysique modernes. Platon développe déjà une théorie de la représentation dans sa métaphore de la ligne divisée (République). Les objets sensibles sont des images ou copies (eikones) des Idées intelligibles ; ils représentent imparfaitement ces réalités véritables. L’art, production d’images des objets sensibles, est donc représentation au second degré, copie de copie, éloignée de trois degrés de la vérité. Cette hiérarchie des représentations (Idées → objets sensibles → images artistiques) établit une problématique de la ressemblance et de la fidélité représentationnelle qui hantera la philosophie.
Aristote critique cette conception en affirmant que les formes universelles n’existent pas séparément mais dans les choses mêmes. Dans De l’âme, il développe une théorie de la perception comme réception de la forme sans la matière : l’œil reçoit la forme de la couleur sans devenir lui-même coloré. La sensation constitue une représentation naturelle, non arbitraire, de la réalité. Les phantasmata (images mentales) formées par l’imagination à partir des perceptions permettent ensuite à l’intellect d’abstraire les concepts universels. Cette théorie établit une continuité représentationnelle du sensible à l’intelligible.
La philosophie médiévale développe une scolastique de la représentation. Les espèces sensibles (species sensibiles) sont des formes intentionnelles qui médiatisent la perception, portant la ressemblance de l’objet jusqu’aux sens. Guillaume d’Ockham, nominaliste, critique cette prolifération d’entités intermédiaires : l’intellect connaît directement les choses singulières, et les concepts universels ne sont que des signes (termini) sans correspondance réelle.
La modernité philosophique est marquée par le « tournant représentationnaliste ». René Descartes, dans ses Méditations métaphysiques (1641), distingue trois types de réalités dans les idées : leur réalité formelle (en tant qu’états mentaux), leur réalité objective (ce qu’elles représentent), et leur réalité éminente (dans leur cause). Les idées sont des représentations mentales qui peuvent ou non correspondre à une réalité extérieure. Le doute méthodique porte précisément sur cette correspondance : mes représentations du monde extérieur sont-elles fidèles ? Dieu, garant de la véracité de nos idées claires et distinctes, assure finalement la fiabilité de nos représentations.
John Locke systématise le représentationnalisme dans son Essai sur l’entendement humain (1689). L’esprit ne connaît immédiatement que ses propres idées ; celles-ci représentent les objets extérieurs qui les causent. Locke distingue les idées de qualités premières (étendue, solidité, figure), qui ressemblent à ce qui existe dans les objets, des idées de qualités secondes (couleurs, sons, odeurs), qui ne ressemblent pas à leurs causes. Cette théorie représentationnaliste créait ce qu’on appellera le « voile des idées » : nous sommes enfermés dans nos représentations, sans accès direct au monde.
George Berkeley critique radicalement ce représentationnalisme dans ses Principes de la connaissance humaine (1710). Si nous ne connaissons que nos idées, comment pourrions-nous comparer ces représentations avec leurs objets prétendument externes pour vérifier leur ressemblance ? Le concept même d’objet matériel non perçu est contradictoire. Berkeley conclut : esse est percipi (être, c’est être perçu). Les objets ne sont rien d’autre que des collections d’idées ; la notion de substance matérielle représentée est une fiction inutile. Cette position immatérialiste élimine la distinction entre représentation et représenté au profit d’un réalisme direct des perceptions.
David Hume poursuit cette critique empiriste. Dans son Traité de la nature humaine (1739-1740), il montre que nous ne percevons jamais les substances, les causes ou les connexions nécessaires, mais seulement des impressions discrètes. Les représentations complexes (idée de substance, de causalité, de moi) sont des fictions construites par l’imagination à partir d’habitudes associatives. Le scepticisme humien sape les prétentions du représentationnalisme à garantir la connaissance du réel.
Emmanuel Kant transforme radicalement la problématique dans sa Critique de la raison pure (1781). Les représentations (Vorstellungen) ne copient pas passivement une réalité préexistante ; elles sont activement construites par les formes a priori de la sensibilité (espace et temps) et les catégories de l’entendement. Les phénomènes (objets tels qu’ils nous apparaissent) sont les seules réalités que nous puissions connaître ; les noumènes (choses en soi) demeurent inconnaissables. Cette révolution copernicienne fait de la représentation non un miroir mais une constitution active de l’objectivité. L’objet se conforme aux structures représentationnelles du sujet plutôt que l’inverse.
Arthur Schopenhauer, dans Le Monde comme volonté et comme représentation (1818), radicalise cette perspective. « Le monde est ma représentation » : toute réalité connue est nécessairement représentation d’un sujet connaissant, structurée par les formes de l’espace, du temps et de la causalité. Cependant, derrière le voile des représentations phénoménales se cache la Volonté, essence métaphysique du monde accessible par l’intuition intérieure.
Au XIXe siècle, la psychologie et la neurophysiologie s’emparent du problème. Hermann von Helmholtz développe une théorie des « inférences inconscientes » : les perceptions sont des hypothèses ou interprétations que le cerveau construit à partir de stimuli sensoriels ambigus. Cette conception constructiviste de la représentation perceptive influence profondément la psychologie cognitive contemporaine.
Edmund Husserl fonde la phénoménologie sur une analyse rigoureuse de la représentation. Dans ses Recherches logiques (1900-1901), il critique le représentationnalisme classique : nous ne percevons pas d’abord des représentations mentales (sense-data, images) que nous interpréterions ensuite comme objets. La conscience est intentionnelle : elle vise directement les objets mêmes, non des intermédiaires mentaux. La représentation (Vorstellung) n’est pas une image mentale mais un acte de visée (Auffassung) qui donne sens au contenu sensible (hylè). Husserl distingue plusieurs modes de donation de l’objet : présentation directe (perception), re-présentation (souvenir, imagination), signification vide (concept sans intuition correspondante).
Martin Heidegger critique plus radicalement encore le représentationnalisme dans Être et Temps (1927). La relation primordiale au monde n’est pas représentationnelle mais pratique : l’être-au-monde précède la représentation théorique. Nous n’habitons pas d’abord un monde d’objets représentés mais un monde d’outils disponibles (Zuhandenheit) dans nos préoccupations. La représentation (Vorstellung) comme contemplation théorique d’objets subsistants (Vorhandenheit) est un mode dérivé, secondaire, qui oublie notre engagement pratique originaire. Heidegger voit dans la métaphysique moderne de la représentation, culminant avec Descartes, une « époque de l’image du monde » où l’être est réduit à objet représentable pour un sujet.
Ludwig Wittgenstein critique la théorie représentationnelle du langage. Dans le Tractatus logico-philosophicus (1921), il défend d’abord une théorie picturale : les propositions sont des images logiques des faits, représentant la structure du monde. Mais dans ses Recherches philosophiques (1953), il abandonne cette conception. Le langage ne fonctionne pas principalement par représentation mais par usage dans des « jeux de langage » inscrits dans des « formes de vie ». La signification n’est pas représentation mentale mais usage social.
En philosophie de l’esprit contemporaine, Jerry Fodor développe la théorie computationnelle-représentationnelle de l’esprit (CRTM). Les processus mentaux sont des computations sur des représentations mentales symboliques structurées comme un « langage de la pensée » (mentalese). Cette approche réhabilite le représentationnalisme contre le béhaviorisme qui l’avait rejeté.
Cependant, ce représentationnalisme cognitiviste fait face à plusieurs critiques. Le connexionnisme (réseaux neuronaux) propose des modèles de cognition sans représentations symboliques explicites. L’approche énactive (Varela, Thompson, Noë) affirme que la cognition n’est pas représentation d’un monde prédonné mais énaction, co-constitution dynamique du sujet et de l’environnement par l’action sensori-motrice. Rodney Brooks, en robotique, montre qu’on peut construire des agents intelligents sans représentations internes du monde.
En philosophie du langage, le débat oppose théories représentationnelles (Fodor, Dretske) et théories pragmatistes (Brandom, Rorty). Les premières affirment que les états mentaux et les énoncés linguistiques possèdent un contenu représentationnel, des conditions de vérité déterminées par leur relation au monde. Les secondes rejettent cette conception : la signification émerge des pratiques sociales d’inférence et de justification, non d’une relation de représentation.
Richard Rorty, dans L’Homme spéculaire (1979), critique frontalement toute la tradition représentationnaliste de Descartes à la philosophie analytique. La métaphore de l’esprit comme miroir de la nature est une erreur historique qu’il faut abandonner. La connaissance n’est pas représentation exacte mais conversation et justification sociale.
En philosophie de l’art, Nelson Goodman, dans Langages de l’art (1968), montre que la représentation artistique ne repose pas sur la ressemblance (une peinture cubiste représente sans ressembler) mais sur des systèmes symboliques conventionnels. Représenter, c’est référer selon des règles sémiotiques culturellement établies.
En philosophie politique, la représentation désigne le mécanisme par lequel des représentants agissent au nom de représentés. Hobbes, dans le Léviathan (1651), fonde l’État sur un acte de représentation : les citoyens autorisent le souverain à les représenter, à agir en leur nom. Cette théorie soulève des questions sur la légitimité, le mandat, la responsabilité du représentant. Peut-il véritablement représenter la volonté du représenté ? Rousseau, dans Du contrat social (1762), critique radicalement la représentation : « La souveraineté ne peut être représentée. » La volonté générale, essence de la démocratie, est inaliénable et ne peut être déléguée.
La représentation demeure ainsi un concept philosophique central et problématique, oscillant entre sa nécessité (nous ne pouvons penser sans représentations) et son impossibilité (comment garantir leur fidélité ?), entre sa puissance cognitive (les représentations nous donnent accès au monde) et son caractère illusoire (nous enferment-elles dans un voile nous séparant du réel ?). Cette tension structure toujours les débats contemporains en épistémologie, philosophie de l’esprit, philosophie du langage et théorie politique, témoignant de la profondeur et de la persistance du problème représentationnel.