Définition et étymologie
Le ressentiment désigne un sentiment d’hostilité, d’amertume et de rancœur durable envers autrui, né d’une blessure, d’une humiliation ou d’un sentiment d’injustice qu’on ne peut oublier ni surmonter. Le terme provient du français « ressentir », composé du préfixe re- (marquant la répétition ou l’intensité) et de « sentir », lui-même issu du latin sentire (« éprouver », « percevoir »). Étymologiquement, le ressentiment signifie donc « sentir à nouveau », « éprouver de façon répétée », soulignant le caractère ruminent et persistant de cette émotion.
Le ressentiment se distingue de la simple colère par sa durée et son retournement sur soi. Alors que la colère est une réaction immédiate et explosive qui cherche à se décharger dans l’action, le ressentiment est une passion froide, intériorisée et chronique qui ronge le sujet de l’intérieur. Il naît typiquement d’une impuissance : incapable d’agir contre ce qui l’a blessé ou d’obtenir réparation, l’individu ressasse interminablement l’offense, l’injustice ou l’humiliation subie. Cette rumination transforme la douleur initiale en haine sourde et en soif de vengeance impuissante.
Le ressentiment possède également une dimension comparative et envieuse : il naît souvent de la confrontation avec des êtres supérieurs, plus heureux, plus puissants ou plus accomplis. L’incapacité à égaler ou à surpasser ces modèles envieux produit une rancune qui se masque parfois en jugement moral : ce qui est hors d’atteinte est déclaré mauvais, méprisable ou illégitime. Ce mécanisme de disqualification permet au ressentiment de se donner l’apparence d’une supériorité morale tout en cachant son impuissance fondamentale.
Usage philosophique
Bien que le terme apparaisse occasionnellement dans la littérature morale antérieure, c’est Friedrich Nietzsche (1844-1900) qui fait du ressentiment un concept philosophique majeur, central dans sa critique de la morale et de la culture occidentales. Dans sa Généalogie de la morale (1887), Nietzsche développe une analyse révolutionnaire du ressentiment comme origine de la morale judéo-chrétienne et de ses valeurs.
Nietzsche distingue deux types de moralités ayant des origines psychologiques opposées. La morale des maîtres ou morale aristocratique naît d’un mouvement affirmatif : les puissants, les nobles, les guerriers se sentent « bons » en vertu de leur force, de leur santé, de leur capacité à imposer leur volonté. Ils créent spontanément des valeurs à partir de leur plénitude vitale : « bon » signifie noble, puissant, courageux, généreux ; « mauvais » (schlecht) désigne par contraste le faible, le lâche, le vulgaire, mais sans haine profonde, presque avec indifférence ou pitié méprisante.
La morale des esclaves ou morale du ressentiment naît au contraire d’un mouvement négatif, réactif. Les faibles, les opprimés, ceux qui souffrent de la domination des puissants ne peuvent se venger directement. Incapables d’action, ils intériorisent leur impuissance et leur souffrance sous forme de ressentiment. Ce ressentiment opère alors une révolution des valeurs, une transmutation radicale : ce que les maîtres appellent « bon » (force, fierté, puissance) est redéfini comme « mal » ; ce que les maîtres appellent « mauvais » (faiblesse, humilité, soumission) est élevé au rang de « bien ».
Cette inversion axiologique constitue ce que Nietzsche nomme la « révolte des esclaves dans la morale ». Les prêtres juifs, selon Nietzsche, ont accompli cette révolution du ressentiment : « Les Juifs, ce peuple de prêtres qui n’a su tirer de ses ennemis et de ses dominateurs qu’une satisfaction finale, celle de la vengeance spirituelle, ont réussi un renversement des valeurs. » L’idéal chrétien prolonge et universalise cette morale du ressentiment : la pauvreté devient béatitude, la souffrance devient mérite, l’humilité devient vertu, la vengeance est différée dans un au-delà où les derniers seront les premiers.
Le ressentiment nietzschéen possède plusieurs caractéristiques essentielles. Premièrement, il est créatif sur le plan axiologique : il invente de nouvelles valeurs, mais de manière négative, réactive, par opposition et négation des valeurs affirmatives des puissants. Deuxièmement, il est imaginaire : incapable d’agir réellement, il se venge symboliquement, imaginant le châtiment futur des oppresseurs. Le Jugement dernier, l’enfer, la damnation éternelle sont des fantasmes de vengeance du ressentiment. Troisièmement, il se méconnaît lui-même : il se présente comme supériorité morale, comme justice, comme vérité, masquant son origine dans l’impuissance et la haine.
Cette analyse nietzschéenne du ressentiment ne se limite pas à la morale religieuse. Elle s’étend à toute la culture moderne. Le socialisme, l’égalitarisme, le démocratisme, le féminisme contemporain sont interprétés par Nietzsche comme expressions du ressentiment des faibles contre les forts, des médiocres contre les excellents, du troupeau contre les individus exceptionnels. Ces mouvements prétendent viser la justice mais manifestent en réalité la volonté d’abaisser ce qui est supérieur.
Max Scheler (1874-1928) reprend et approfondit l’analyse nietzschéenne dans son ouvrage Le Ressentiment dans la construction des morales (1912), tout en la critiquant. Scheler, philosophe phénoménologue chrétien, conteste que le christianisme authentique soit une morale du ressentiment. Il distingue soigneusement l’amour chrétien véritable, mouvement affirmatif de débordement vers le prochain, du pseudo-amour humanitaire moderne qui dissimule effectivement du ressentiment.
Scheler analyse la structure phénoménologique du ressentiment avec une précision remarquable. Le ressentiment naît lorsqu’un individu compare sa situation à celle d’autrui et éprouve simultanément trois sentiments : une impuissance à modifier la situation, un désir intense d’égaler ou de surpasser l’autre, et une hostilité envers l’objet de comparaison. Cette combinaison toxique produit une « auto-intoxication psychique » où les émotions négatives refoulées fermentent intérieurement, empoisonnant progressivement toute la vie affective.
Scheler identifie plusieurs manifestations du ressentiment. La vengeance différée et imaginaire : incapable de se venger effectivement, le ressentiment se nourrit de fantasmes vindicatifs. L’envie comme souffrance du bonheur d’autrui : le ressentiment ne peut supporter la joie, le succès ou l’excellence d’autrui. La malveillance gratuite qui se réjouit secrètement du malheur d’autrui. Le dénigrement systématique qui rabaisse ce qu’on ne peut atteindre (mécanisme de la « fable du renard et des raisins » d’Ésope).
Scheler montre également comment le ressentiment falsifie la perception des valeurs. Il opère une « illusion de valeurs » (Werttäuschung) : ce qui est reconnu comme supérieur mais inaccessible est redéfini comme inférieur ou mauvais. La beauté devient superficialité, l’intelligence devient froideur calculatrice, le courage devient violence brutale, la noblesse devient arrogance. Cette dévalorisation permet au ressentiment de se protéger narcissiquement tout en se donnant l’apparence d’une lucidité morale supérieure.
Selon Scheler, la modernité démocratique bourgeoise favorise le ressentiment. L’égalitarisme formel proclame que tous sont égaux, créant des attentes universelles de réussite et de bonheur. Mais les inégalités réelles persistent, produisant une frustration généralisée. Chacun, se comparant aux autres et constatant son infériorité relative, développe du ressentiment. Les classes moyennes modernes, particulièrement, cultivent le ressentiment : assez éduquées pour aspirer au succès, mais rarement assez talentueuses ou favorisées pour l’atteindre pleinement, elles ruminent leur médiocrité relative.
En psychanalyse, le ressentiment n’est pas un concept central, mais il s’apparente à ce que Freud nomme « retournement contre soi » de l’agressivité. Incapable de s’exprimer vers l’extérieur (par crainte, interdiction sociale, ou impuissance), la pulsion agressive se retourne contre le moi, produisant culpabilité, masochisme et dépression. Le surmoi tyrannique, intériorisation des interdits parentaux et sociaux, peut être analysé comme instance du ressentiment retourné contre soi.
La philosophie existentialiste s’intéresse également au ressentiment. Jean-Paul Sartre, dans L’Être et le Néant (1943), analyse les relations intersubjectives comme fondamentalement conflictuelles (« l’enfer, c’est les autres »). Le regard d’autrui m’objective, me transforme en chose, aliène ma liberté. Cette structure génère des réactions de honte, de fierté, de sadisme ou de masochisme qui peuvent dégénérer en ressentiment chronique. Le ressentiment devient une manière de « mauvaise foi », fuite de sa propre liberté en se posant comme victime passive des autres.
Albert Camus, dans L’Homme révolté (1951), distingue la révolte authentique du ressentiment. La révolte affirme des valeurs positives (dignité, liberté, solidarité) et vise à transformer le monde injuste. Le ressentiment, en revanche, est stérile, destructeur, nihiliste. Il veut détruire sans construire, abaisser sans élever. Les révolutions modernes dégénèrent en terreur lorsque la révolte légitime se corrompt en ressentiment généralisé.
En sociologie, le concept de ressentiment éclaire divers phénomènes collectifs. Max Weber analyse le ressentiment comme facteur dans l’émergence de certains mouvements religieux et politiques. Les petits-bourgeois déclassés, les intellectuels sans emploi, les groupes sociaux en déclin économique sont particulièrement susceptibles au ressentiment collectif, pouvant alimenter des idéologies radicales, révolutionnaires ou réactionnaires.
René Girard, dans Mensonge romantique et vérité romanesque (1961), développe une théorie du « désir mimétique » qui recoupe partiellement la problématique du ressentiment. Nous désirons ce que désirent nos modèles (médiation externe ou interne). Lorsque le modèle devient rival, bloquant l’accès à l’objet désiré, le désir mimétique se transforme en ressentiment. La littérature moderne (Dostoïevski, Proust, Stendhal) révèle cette structure du désir ressenti qui ne reconnaît pas sa nature mimétique et se vit comme spontané.
La philosophie politique contemporaine utilise le concept pour analyser divers phénomènes. Francis Fukuyama, dans La Fin de l’histoire et le Dernier Homme (1992), s’inspirant de Kojève et Hegel, identifie le thymos (désir de reconnaissance) et son excroissance pathologique, le ressentiment, comme moteur des conflits politiques. Les groupes qui se sentent méprisés, non reconnus, développent du ressentiment alimentant nationalismes, intégrismes et populismes.
Le ressentiment éclaire également les guerres mémorielles et identitaires contemporaines. Les groupes se définissant par une histoire de victimisation (colonisation, esclavage, génocide, oppression) peuvent développer une identité de ressentiment, cultivant indéfiniment la mémoire de l’offense, exigeant reconnaissance et réparation, structurant leur existence collective autour de cette blessure originaire. Cette « concurrence victimaire » (Pascal Bruckner) fragmente les sociétés en communautés rivales de souffrance.
Cependant, certains penseurs contestent l’usage conservateur ou réactionnaire du concept de ressentiment. Utiliser ce concept pour délégitimer toute critique sociale, toute revendication d’égalité ou de justice comme simple expression de ressentiment est abusif. Distinguer une indignation légitime face à l’injustice d’un ressentiment pathologique requiert un jugement nuancé que Nietzsche lui-même ne propose pas toujours.
Le ressentiment demeure ainsi un concept philosophique et psychologique puissant pour comprendre certaines dynamiques affectives individuelles et collectives : cette passion triste qui transforme l’impuissance en haine, la faiblesse en jugement moral, la souffrance en accusation perpétuelle. Il révèle comment l’incapacité d’agir et de créer positivement peut se pervertir en négativité destructrice, comment la comparaison sociale permanente empoisonne l’existence, et comment la mémoire des offenses, loin de libérer, peut enchaîner indéfiniment à un passé qui ne passe pas. Reconnaître et surmonter son propre ressentiment constitue peut-être l’une des tâches éthiques les plus difficiles, requérant lucidité, courage et capacité d’affirmer la vie malgré ses injustices irréparables.