Définition et étymologie
La quotidienneté désigne le caractère de ce qui appartient à la vie quotidienne, l’ensemble des pratiques, expériences et structures qui constituent le cours ordinaire de l’existence journalière. Le terme dérive de l’adjectif « quotidien », lui-même issu du latin quotidianus, formé sur quotidie (chaque jour), composé de quot (combien) et dies (jour). Le suffixe -eté (du latin -itas) transforme l’adjectif en substantif abstrait désignant une qualité ou un mode d’être.
La quotidienneté englobe les activités répétitives, les habitudes, les routines, les gestes familiers qui structurent notre rapport immédiat au monde : se lever, manger, travailler, se déplacer, converser, dormir. Elle se caractérise par sa familiarité, son évidence apparente, sa banalité. Le quotidien semble transparent, allant de soi, au point de devenir invisible : nous y sommes immergés sans y prêter attention réflexive.
Paradoxalement, cette évidence même pose problème philosophiquement. La quotidienneté constitue-t-elle la réalité authentique de l’existence humaine ou au contraire une fuite, un voile masquant les questions essentielles ? Le quotidien est-il le lieu de l’aliénation ou celui de l’authenticité concrète ? Comment penser philosophiquement ce qui se caractérise précisément par échapper à la réflexion théorique ?
Usage philosophique et développements
La philosophie antique, dans son ensemble, privilégie la contemplation théorique (theoria) sur la vie pratique quotidienne (bios). Pour Platon, l’existence quotidienne, enfermée dans le sensible et les apparences, constitue une forme de sommeil dont le philosophe doit s’éveiller pour accéder aux vérités éternelles. L’allégorie de la caverne illustre ce mépris relatif du quotidien : les prisonniers prennent les ombres projetées (équivalent des occupations ordinaires) pour la réalité, ignorant le monde intelligible accessible par la philosophie.
Aristote nuance cette dépréciation. Dans l’Éthique à Nicomaque, il reconnaît que la vie éthique se déploie dans les actions quotidiennes concrètes. La vertu morale s’acquiert par l’habitude (ethos), la répétition d’actes justes qui deviennent progressivement une seconde nature. Les exemples aristotéliciens de vertus – courage, tempérance, libéralité – concernent des situations courantes de la vie sociale. Cependant, la vie contemplative (bios theoretikos) demeure supérieure à la vie active ou pratique.
Les stoïciens accordent une attention soutenue à la quotidienneté. Les Pensées de Marc Aurèle ou le Manuel d’Épictète proposent une discipline spirituelle applicable aux circonstances ordinaires. Chaque moment quotidien offre l’occasion d’exercer la vertu : supporter patiemment les inconforts, accomplir ses devoirs sociaux, accepter ce qui ne dépend pas de nous. La sagesse stoïcienne ne s’évade pas du quotidien mais le transfigure par l’attitude intérieure appropriée.
Au Moyen Âge, la spiritualité monastique développe une sanctification du quotidien à travers la règle bénédictine ora et labora (prie et travaille). Les tâches quotidiennes les plus humbles – jardinage, cuisine, nettoyage – deviennent exercices spirituels lorsqu’elles sont accomplies dans l’esprit de la Règle. Cette sacralisation du quotidien influence la spiritualité chrétienne ultérieure.
La modernité philosophique accorde peu d’attention théorique à la quotidienneté. Descartes cherche des vérités certaines au-delà du sens commun quotidien, source d’erreurs et de préjugés. Les Lumières opposent la raison critique à la routine irréfléchie des traditions quotidiennes. Hegel voit dans la vie quotidienne (Alltäglichkeit) un niveau inférieur de l’esprit objectif, simple reproduction des structures sociales sans créativité ni réflexion.
C’est au XXe siècle que la quotidienneté devient un objet philosophique central, particulièrement avec la phénoménologie et l’existentialisme. Husserl, dans La Crise des sciences européennes (1936), introduit le concept de Lebenswelt (monde-de-la-vie), l’univers de l’expérience quotidienne immédiate, pré-scientifique et pré-réflexive. Ce monde vécu constitue le sol originaire sur lequel s’édifient les sciences, mais que celles-ci oublient en objectivant la réalité. La phénoménologie doit revenir à ce Lebenswelt pour comprendre comment se constituent le sens et la connaissance.
Heidegger, dans Être et Temps (1927), place la quotidienneté (Alltäglichkeit) au centre de son analytique existentiale. Le Dasein (l’être-là, l’existence humaine) se trouve d’abord et le plus souvent dans la quotidienneté moyenne : un mode d’être caractérisé par l’absorption dans les occupations pratiques, la soumission aux normes du « on » (das Man), la compréhension moyenne et nivelante de l’existence.
Dans la quotidienneté, le Dasein comprend le monde à travers le réseau des ustensiles (Zeug) disponibles pour ses projets. Les choses ne se donnent pas d’abord comme objets théoriques mais comme outils maniables (Zuhandenheit, être-à-portée-de-la-main). Le marteau n’est pas d’abord un objet avec des propriétés objectives mais un outil qui « martèle » dans le contexte d’un projet de construction.
Cependant, Heidegger caractérise la quotidienneté comme mode d’existence inauthentique (Uneigentlichkeit). Dans le quotidien, le Dasein fuit devant son être propre, se perd dans le bavardage (Gerede), la curiosité (Neugier) et l’équivoque (Zweideutigkeit). Il se comprend selon les interprétations publiques dominantes plutôt que depuis ses possibilités les plus propres. L’angoisse (Angst) peut arracher le Dasein à cette quotidienneté rassurante pour le confronter à son être-pour-la-mort et l’appeler à l’authenticité.
Cette analyse heideggérienne influence profondément la philosophie contemporaine, bien qu’elle soit contestée. Certains y voient un mépris aristocratique pour la vie ordinaire ; d’autres soulignent qu’Heidegger ne condamne pas le quotidien en soi mais son absolutisation, l’oubli des questions existentielles fondamentales.
Sartre, dans L’Être et le Néant (1943), reprend partiellement cette analyse. La « mauvaise foi » consiste précisément à se réfugier dans les rôles sociaux quotidiens pour échapper à l’angoisse de la liberté. Le garçon de café qui joue exagérément son rôle illustre cette fuite dans le quotidien routinier.
Merleau-Ponty propose une réévaluation plus positive de la quotidienneté. Dans la Phénoménologie de la perception (1945), il montre que l’expérience corporelle quotidienne – marcher, saisir un objet, percevoir un visage familier – manifeste une intelligence pratique irréductible à la réflexion théorique. Le « corps propre » possède une compréhension motrice du monde qui précède et fonde toute connaissance explicite.
Henri Lefebvre développe une critique sociologique et marxiste de la quotidienneté moderne. Dans sa Critique de la vie quotidienne (trois volumes, 1946-1981), il analyse comment le capitalisme colonise le quotidien, transformant toutes les relations humaines en rapports marchands. La vie quotidienne dans la société de consommation devient aliénée, fragmentée, répétitive. Lefebvre appelle à une révolution du quotidien qui libérerait les potentialités créatives et conviviales enfouies sous la routine marchande.
Michel de Certeau, dans L’Invention du quotidien (1980), conteste la vision purement aliénée de Lefebvre. Il montre que les pratiques quotidiennes ordinaires – marcher dans la ville, cuisiner, converser – constituent des « arts de faire », des tactiques créatives par lesquelles les individus s’approprient et détournent les structures imposées. Le quotidien n’est pas seulement répétition passive mais invention permanente, braconnage créatif dans l’espace social contrôlé.
Agnes Heller, philosophe hongroise, publie La Vie quotidienne (1970), analyse marxiste humaniste qui distingue l’aliénation quotidienne dans les sociétés modernes et les potentialités d’émancipation. La vie quotidienne authentique devrait permettre le développement des capacités humaines, non leur réduction instrumentale.
La sociologie de la vie quotidienne se développe considérablement au XXe siècle. Erving Goffman analyse les « rituels de l’interaction » quotidienne, montrant comment nous jouons des rôles, gérons nos impressions, négocions les situations ordinaires selon des règles tacites. Harold Garfinkel fonde l’ethnométhodologie, étude rigoureuse des méthodes que les gens utilisent quotidiennement pour donner sens à leurs actions et maintenir l’ordre social.
Alfred Schütz développe une phénoménologie du monde social qui thématise la « réalité quotidienne » comme « province finie de sens » caractérisée par une attitude naturelle, une temporalité particulière (temps standard), et une forme spécifique d’attention à la vie. Cette réalité quotidienne possède un accent de réalité suprême comparé aux autres domaines (rêve, imagination, théorie scientifique).
La philosophie féministe révèle comment la dévalorisation philosophique du quotidien coïncide souvent avec le mépris du travail domestique traditionnellement féminin. Des penseurs comme Dorothy Smith et Sara Ruddick montrent que les activités quotidiennes de soin (care), d’éducation et d’entretien domestique incarnent des formes de connaissance et de sagesse pratiques ignorées par la philosophie traditionnelle masculiniste.
Georges Perec, dans Tentative d’épuisement d’un lieu parisien (1975), pratique une écriture phénoménologique du quotidien, notant minutieusement les événements infimes d’une place parisienne. Son projet littéraire vise à rendre visible l’« infraordinaire », ce qui se passe vraiment quand il ne se passe rien.
La quotidienneté demeure ainsi un concept philosophiquement ambigu et fertile. Entre aliénation et authenticité, entre répétition mécanique et invention créative, entre transparence trompeuse et opacité révélatrice, elle constitue le terrain concret où se joue l’existence humaine. Penser philosophiquement la quotidienneté exige un effort paradoxal : porter attention réflexive à ce qui se caractérise précisément par son immédiateté irréfléchie, thématiser ce qui fonctionne comme fond tacite de toute thématisation.