Définition et étymologie
La quaternité désigne une structure ou un ensemble composé de quatre éléments, parties ou aspects formant une totalité cohérente. Le terme provient du latin quaternitas, dérivé de quaterni (quatre par quatre, groupe de quatre), lui-même formé sur quattuor (quatre). Le suffixe -itas transforme le numéral en substantif abstrait, désignant la qualité ou la propriété d’être organisé selon le nombre quatre.
Contrairement à la simple addition de quatre éléments distincts, la quaternité implique une structure où les quatre composantes entretiennent des relations déterminées formant un système symbolique, conceptuel ou métaphysique. Le quatre possède une importance symbolique considérable dans de nombreuses traditions culturelles et philosophiques : les quatre éléments (terre, eau, air, feu), les quatre directions cardinales, les quatre saisons, les quatre humeurs médicales, les quatre vertus cardinales.
La quaternité se distingue de la trinité qui structure particulièrement la pensée chrétienne. Alors que la trinité privilégie le dynamisme, l’unité dans la différence et le mouvement dialectique (thèse-antithèse-synthèse), la quaternité évoque davantage la complétude, l’équilibre, la stabilité et la totalité manifestée. Le passage de trois à quatre représente souvent le passage du principe abstrait à sa réalisation concrète, de l’unité transcendante à la manifestation cosmique.
Usage philosophique et développements
Les présocratiques grecs, notamment Empédocle au Ve siècle avant notre ère, établissent une cosmologie fondée sur quatre éléments ou « racines » (rhizômata) fondamentales : la terre, l’eau, l’air et le feu. Ces quatre principes matériels se combinent et se séparent sous l’action de deux forces opposées, l’Amour (Philia) et la Haine (Neikos), engendrant ainsi la diversité des êtres. Cette quaternité élémentaire structure la physique occidentale jusqu’à la révolution scientifique moderne. Aristote la systématise en associant chaque élément à une combinaison de qualités fondamentales : chaud/froid et sec/humide. Cette théorie des quatre éléments influence profondément la médecine (théorie des humeurs d’Hippocrate et Galien), l’alchimie et la cosmologie médiévales.
Dans la tradition pythagoricienne, le nombre quatre (tetraktys) possède une signification sacrée. La tétrade représente la perfection manifestée : elle contient les premiers nombres (1+2+3+4=10, la décade parfaite) et symbolise les structures fondamentales du cosmos. Les pythagoriciens y voyaient la proportion harmonique, le carré comme figure géométrique parfaite, et la manifestation de l’unité divine dans la multiplicité créée.
Platon, dans le Timée, reprend la théorie des quatre éléments mais leur associe des structures géométriques : le tétraèdre (feu), l’octaèdre (air), l’icosaèdre (eau) et le cube (terre). Cette géométrisation de la quaternité élémentaire préfigure la mathématisation de la physique moderne.
La philosophie médiévale développe plusieurs quaternités conceptuelles. Thomas d’Aquin distingue quatre types de causes selon Aristote : cause matérielle, formelle, efficiente et finale. Cette quaternité causale structure toute explication métaphysique et scientifique de l’époque. De même, la doctrine des quatre sens de l’Écriture (littéral, allégorique, moral, anagogique) organise l’herméneutique biblique médiévale selon une structure quaternaire.
Les quatre vertus cardinales – prudence, justice, force (ou courage) et tempérance – constituent une autre quaternité fondamentale de l’éthique classique, héritée de Platon (République, Livre IV) et christianisée par Ambroise de Milan et Augustin. Ces vertus « cardinales » (du latin cardo, gond) sont les pivots sur lesquels repose toute la vie morale, complétées dans la théologie chrétienne par les trois vertus théologales (foi, espérance, charité), formant ensemble une structure septénaire.
À la Renaissance, la philosophie hermétique et l’alchimie privilégient la symbolique quaternaire. La quaternitas alchimique représente les quatre étapes de la transformation de la matière : nigredo (œuvre au noir), albedo (œuvre au blanc), citrinitas (œuvre au jaune) et rubedo (œuvre au rouge). Cette progression symbolise le processus d’individuation, la transformation spirituelle du moi.
Kant structure sa pensée critique selon une architecture quaternaire systématique. Dans la Critique de la raison pure (1781), il distingue quatre groupes de catégories de l’entendement : quantité (unité, pluralité, totalité), qualité (réalité, négation, limitation), relation (substance-accident, cause-effet, réciprocité), modalité (possibilité-impossibilité, existence-non-existence, nécessité-contingence). De même, il identifie quatre types de jugements selon différents critères (quantité, qualité, relation, modalité), quatre antinomies de la raison pure, quatre postulats de la pensée empirique. Cette systématicité quaternaire révèle l’ambition architectonique de Kant : construire un système philosophique complet et équilibré.
Hegel privilégie la triade dialectique (thèse-antithèse-synthèse) mais reconnaît l’importance de la quaternité dans certains contextes. Sa Philosophie du droit (1820) distingue quatre moments : droit abstrait, moralité, famille, société civile et État – bien que cette structure soit plus complexe qu’une simple quaternité.
C’est avec Carl Gustav Jung que la quaternité acquiert une importance centrale dans la psychologie des profondeurs. Dans Psychologie et alchimie (1944) et d’autres œuvres, Jung identifie le quaternaire comme archétype fondamental de la totalité psychique (Selbst, Soi). Le mandala, figure géométrique circulaire structurée autour d’un centre selon une organisation quaternaire, symbolise l’intégration des opposés et l’individuation réussie.
Pour Jung, la psyché consciente possède quatre fonctions fondamentales organisées en deux paires d’opposés : pensée-sentiment (fonctions rationnelles) et sensation-intuition (fonctions irrationnelles). Chaque individu privilégie une fonction principale, laissant sa fonction opposée dans l’inconscient comme « fonction inférieure ». Le processus d’individuation exige l’intégration progressive de toutes les fonctions dans une quaternité équilibrée.
Jung critique également l’exclusivité chrétienne de la Trinité, symbole d’unité spirituelle mais incomplet selon lui. Il propose d’intégrer un quatrième élément – le féminin (Marie) ou l’ombre (le mal, Satan) – pour constituer une quaternité plus complète symbolisant la totalité psychique. Cette proposition théologique hétérodoxe vise à compenser l’unilatéralité spiritualiste du dogme trinitaire par l’intégration des aspects matériels, féminins et sombres de l’existence.
La psychologie jungienne influence diverses approches contemporaines. Marie-Louise von Franz, disciple de Jung, développe l’analyse des structures quaternaires dans les contes de fées et les mythes comme expressions de processus psychiques universels. James Hillman et la psychologie archétypale explorent les quaternités dans différentes mythologies.
En philosophie politique, certains penseurs utilisent des structures quaternaires pour cartographier l’espace idéologique. Le diagramme de Nolan, par exemple, organise les positions politiques selon deux axes (liberté économique et liberté personnelle), créant quatre quadrants : libéral, conservateur, libertarien, populiste. Cette quaternité structurelle permet de dépasser les dualismes simplistes gauche-droite.
La phénoménologie reconnaît parfois des structures quaternaires dans l’expérience. Martin Heidegger, dans ses écrits tardifs, évoque le Geviert (quadrat, quaternité) réunissant terre et ciel, mortels et divins, quatre dimensions de l’habitation humaine authentique dans le monde. Cette quaternité heideggérienne n’est pas une classification abstraite mais décrit la structure de notre être-au-monde poétique.
En sémiotique, le carré sémiotique de Greimas structure les relations logiques entre concepts selon une quaternité : un terme, son contraire, son contradictoire et le contradictoire du contraire. Cette structure permet d’analyser rigoureusement les systèmes de signification.
La quaternité demeure ainsi une structure conceptuelle fertile qui permet de penser la complétude, l’équilibre dynamique et l’intégration des opposés. Entre symbolisme traditionnel et usage analytique contemporain, elle continue d’organiser notre compréhension de la totalité, qu’elle soit cosmique, psychique ou conceptuelle. Sa persistance dans des contextes culturels et disciplinaires variés témoigne d’une intuition profonde : la réalité manifeste s’organise souvent selon des structures quaternaires qui articulent polarités et médiations, oppositions et synthèses.