Définition et étymologie
Les qualia (singulier : quale) désignent les propriétés phénoménales de l’expérience consciente, c’est-à-dire les aspects qualitatifs, subjectifs et intrinsèques de ce que nous vivons : « l’effet que ça fait » de percevoir du rouge, de goûter du chocolat, de ressentir une douleur ou d’éprouver une émotion. Le terme vient du latin qualia, forme plurielle neutre de qualis (« de quelle sorte »), et quale désigne littéralement « ce qui est de telle sorte ».
Un quale possède plusieurs caractéristiques distinctives selon ses défenseurs. Il est subjectif : seul celui qui l’éprouve peut y accéder directement. Il est intrinsèque : sa nature ne dépend pas de relations externes mais de ce qu’il est en lui-même. Il est ineffable : on ne peut pleinement le communiquer ou le décrire à quelqu’un qui ne l’a jamais éprouvé. Il est immédiatement appréhendé : nous le connaissons directement dans l’expérience, sans inférence. Enfin, il est privé : personne d’autre ne peut ressentir exactement mon quale particulier.
Par exemple, lorsque je regarde un coucher de soleil rouge orangé, je reçois certaines longueurs d’onde lumineuses qui stimulent mes photorécepteurs, générant des signaux neuronaux traités par mon cerveau. Mais au-delà de ces processus physiques objectifs et mesurables, il existe également « quelque chose que ça fait » de voir ce rouge orangé, une qualité phénoménale de l’expérience qui semble irréductible à sa description physique. Ce « quelque chose » est un quale.
Les qualia constituent aujourd’hui l’un des concepts les plus débattus en philosophie de l’esprit, cristallisant les désaccords sur la nature de la conscience et la possibilité d’une explication complètement physicaliste de l’esprit.
Usage philosophique
Bien que le problème des qualités sensibles traverse toute l’histoire de la philosophie (notamment dans la distinction entre qualités premières et secondes chez Locke et Descartes), le terme technique « qualia » apparaît véritablement au XXe siècle dans la philosophie analytique anglo-saxonne. C.I. Lewis l’utilise dès 1929 dans Mind and the World Order, mais c’est dans les années 1970-1990 que le concept devient central dans les débats sur la conscience.
Thomas Nagel ouvre le débat contemporain avec son article fondateur « What Is It Like to Be a Bat? » (« Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ? », 1974). Nagel soutient qu’un organisme possède des états mentaux conscients si et seulement s’il existe « quelque chose que ça fait » d’être cet organisme, d’avoir cette expérience. Une chauve-souris perçoit le monde par écholocation, un mode sensoriel radicalement différent du nôtre. Nous pouvons connaître toute la neurophysiologie de l’écholocation sans jamais savoir « l’effet que ça fait » de percevoir ainsi. Cette dimension subjective et phénoménale échappe à la description objective de la science. Nagel en conclut que le physicalisme réductionniste (qui prétend tout expliquer en termes physiques) laisse quelque chose d’essentiel en dehors : le point de vue subjectif, les qualia.
Frank Jackson radicalise cet argument avec son expérience de pensée célèbre de « Mary la scientifique » (1982). Mary est une brillante neurologue qui connaît absolument tout sur la physique et la neurophysiologie de la vision des couleurs, mais elle a vécu toute sa vie dans une pièce en noir et blanc et n’a jamais vu de couleurs. Un jour, elle sort de sa pièce et voit du rouge pour la première fois. Jackson pose la question : apprend-elle quelque chose de nouveau ? Intuitivement, la réponse semble positive : elle découvre « l’effet que ça fait » de voir du rouge, le quale du rouge. Or, si elle apprend quelque chose de nouveau alors qu’elle connaissait déjà tous les faits physiques, c’est que les qualia ne sont pas réductibles aux faits physiques. Cet « argument de la connaissance » vise à démontrer que le physicalisme est incomplet.
David Chalmers systématise cette ligne argumentative dans The Conscious Mind (1996), distinguant le « problème facile » du « problème difficile » de la conscience. Les problèmes faciles concernent les fonctions cognitives : discrimination, intégration de l’information, contrôle du comportement, etc. Ces problèmes, bien que complexes, sont en principe solubles par les neurosciences et les sciences cognitives standards. Le problème difficile concerne l’existence même des qualia : pourquoi et comment des processus physiques donnent-ils naissance à une expérience subjective ? Pourquoi n’y a-t-il pas simplement du traitement de l’information « dans le noir », sans conscience phénoménale ? Chalmers argumente qu’on peut concevoir des « zombies philosophiques » : êtres physiquement identiques à nous, fonctionnant exactement comme nous, mais dépourvus de toute conscience phénoménale, sans aucun quale. Si de tels zombies sont concevables (même s’ils n’existent pas), alors les qualia ne peuvent être réduits aux propriétés physiques et fonctionnelles.
Ces arguments ont suscité de nombreuses réponses physicalistes cherchant à dissoudre ou réfuter le problème des qualia. Daniel Dennett, dans Consciousness Explained (1991) et Quining Qualia (1988), adopte une position éliminativiste radicale. Il nie l’existence des qualia tels que définis par leurs partisans. Selon Dennett, les qualia supposés possèdent des propriétés incompatibles : ineffables mais connaissables, intrinsèques mais relationnels, privés mais communicables. Cette incohérence suggère que les qualia sont des artefacts conceptuels plutôt que de véritables entités. L’expérience consciente existe, mais elle ne possède pas de composantes phénoménales irréductibles ; elle s’explique entièrement par des mécanismes fonctionnels et computationnels complexes que les neurosciences révèlent progressivement.
Paul et Patricia Churchland défendent un matérialisme éliminativiste similaire. Ils comparent la croyance en des qualia irréductibles à la croyance historique en des substances immatérielles ou en des forces vitales. L’intuition qu’il existe un « fossé explicatif » entre processus physiques et expérience subjective reflète simplement les limites actuelles de nos concepts et de nos connaissances. À mesure que les neurosciences progressent et que nous développons de nouveaux cadres conceptuels, ce prétendu fossé se comblera. Patricia Churchland argumente que l’argument de Mary repose sur une confusion : connaître tous les faits neurophysiologiques sous une description scientifique n’implique pas posséder toutes les connexions neuronales nécessaires pour instancier l’expérience correspondante.
D’autres philosophes adoptent des positions intermédiaires. Les fonctionnalistes, comme Ned Block, distinguent différents sens de « conscience » et suggèrent que certains aspects des qualia peuvent être fonctionnellement analysés. Le représentationnalisme, défendu par Fred Dretske et Michael Tye, soutient que les qualia sont identiques aux contenus représentationnels de nos états perceptifs. Ce que nous appelons « l’effet que ça fait » de voir du rouge n’est rien d’autre que la représentation de la propriété physique rouge elle-même. Cette approche naturaliste prétend expliquer les qualia sans invoquer de propriétés non physiques.
Colin McGinn propose le « mystérianisme » : les qualia existent et sont physiques, mais les limites cognitives de l’esprit humain nous empêchent de comprendre comment les processus cérébraux génèrent l’expérience consciente. Nous sommes « cognitivement fermés » à la solution du problème difficile, comme un rat est incapable de comprendre la mécanique quantique.
Dans la tradition phénoménologique continentale, le problème des qualia se pose différemment. Edmund Husserl, dans ses analyses de l’intentionnalité, décrit comment la conscience se rapporte toujours à des objets, mais ces objets nous sont donnés à travers des « hylè » (données sensorielles brutes) qui correspondent aux qualia. Cependant, Husserl insiste sur le fait que les qualia ne sont jamais isolés mais toujours intégrés dans des structures intentionnelles et temporelles.
Maurice Merleau-Ponty, dans sa Phénoménologie de la perception, critique la conception atomiste des qualia comme sensations ponctuelles privées. Les qualités sensibles sont toujours perçues dans un contexte, un champ perceptif, et possèdent une signification existentielle. Le rouge n’est pas un quale isolé dans ma conscience mais une manière dont le monde se présente à mon corps vécu.
Les développements récents en neurosciences ont enrichi le débat sans le résoudre. Les recherches sur les corrélats neuronaux de la conscience (NCC) identifient les processus cérébraux nécessaires et suffisants pour différents types d’expérience consciente. Cependant, même si nous cartographions complètement ces corrélats, la question demeure : pourquoi ces processus particuliers donnent-ils naissance à ces qualia particuliers ? C’est ce que Joseph Levine appelle le « fossé explicatif » (explanatory gap).
Certains neuroscientifiques et philosophes, comme Giulio Tononi avec sa théorie de l’information intégrée (IIT), proposent des approches mathématiques et structurelles de la conscience, suggérant que les qualia correspondent à différents états d’intégration informationnelle dans le cerveau. D’autres, comme Christof Koch, maintiennent que le problème difficile demeure entier malgré les progrès empiriques.
Le débat sur les qualia touche également l’intelligence artificielle. Une machine computationnelle pourrait-elle avoir des qualia ? Si les qualia sont purement fonctionnels, alors oui ; si non, alors l’IA forte consciente est impossible. John Searle, avec son expérience de pensée de la « chambre chinoise », argumente que la computation seule ne peut générer de conscience phénoménale.
Les implications éthiques sont considérables. Si les qualia définissent la conscience, déterminer quels êtres en possèdent devient crucial pour l’éthique : les animaux ont-ils des qualia ? Les fœtus ? Les patients en état végétatif ? Les futures IA ? La capacité à ressentir (sentience), à avoir des qualia de douleur et de plaisir, fonde souvent notre obligation morale de considération.
Le débat sur les qualia demeure ainsi ouvert, opposant matérialistes et dualistes des propriétés, éliminativistes et réalistes phénoménaux, révélant peut-être la limite la plus profonde de notre compréhension scientifique : comment le monde objectif de la physique engendre-t-il le monde subjectif de l’expérience vécue ? Cette question, au cœur du « problème corps-esprit », continue de structurer la philosophie de l’esprit contemporaine, sans qu’aucun consensus ne se dessine, témoignant de la profondeur du mystère de la conscience.