Définition et étymologie
La psychanalyse est à la fois une méthode d’investigation de l’inconscient, une théorie de la vie psychique et une pratique thérapeutique fondées par Sigmund Freud à la fin du XIXe siècle. Le terme, créé par Freud en 1896, est composé du grec psychè (« âme », « esprit ») et analysis (« décomposition », « dissolution »), désignant littéralement l’analyse de l’âme ou de la psyché.
La psychanalyse repose sur l’hypothèse fondamentale de l’existence de processus psychiques inconscients qui déterminent largement nos pensées, nos émotions et nos comportements à notre insu. Contrairement à la tradition philosophique qui identifiait le psychisme à la conscience, Freud affirme que la conscience n’est que la partie émergée de l’iceberg psychique. L’essentiel de notre vie mentale se déroule dans l’inconscient, région inaccessible à l’introspection directe mais dont les effets se manifestent dans les rêves, les lapsus, les actes manqués, les symptômes névrotiques et les associations libres.
Comme méthode thérapeutique, la psychanalyse utilise la cure analytique : le patient, allongé sur un divan, pratique l’association libre (dire tout ce qui vient à l’esprit sans censure) tandis que l’analyste écoute et interprète, cherchant à lever les refoulements et à rendre conscient ce qui était inconscient. Cette « talking cure » vise non seulement à soulager les symptômes mais à transformer en profondeur l’économie psychique du sujet.
Usage philosophique
Bien que Freud se défende d’être philosophe et revendique le statut de scientifique, la psychanalyse a profondément bouleversé la philosophie du XXe siècle, remettant en question les conceptions traditionnelles du sujet, de la conscience, de la rationalité et de la liberté.
Sigmund Freud (1856-1939) élabore progressivement sa théorie à partir de l’observation clinique des névroses. Dans L’Interprétation des rêves (1900), ouvrage fondateur, il présente le rêve comme « la voie royale vers l’inconscient ». Les rêves ne sont pas des productions absurdes mais des réalisations déguisées de désirs refoulés. Le contenu manifeste (ce dont on se souvient) résulte d’un travail de transformation (déplacement, condensation, symbolisation) qui masque le contenu latent (les désirs inconscients, souvent de nature sexuelle ou agressive, inacceptables pour la conscience).
Freud développe une topique de l’appareil psychique. Dans sa première topique, il distingue l’inconscient, le préconscient et le conscient. Dans sa seconde topique, présentée dans Le Moi et le Ça (1923), il décrit trois instances : le Ça (réservoir pulsionnel gouverné par le principe de plaisir), le Moi (instance de médiation avec la réalité) et le Surmoi (instance morale héritée de l’intériorisation des interdits parentaux). Le sujet n’est plus maître dans sa propre maison : le Moi doit composer avec les exigences contradictoires du Ça, du Surmoi et de la réalité extérieure.
La théorie de la sexualité infantile constitue l’une des thèses les plus scandaleuses et fécondes de Freud. Dans Trois essais sur la théorie sexuelle (1905), il affirme que la sexualité ne commence pas à la puberté mais dès la naissance. L’enfant traverse plusieurs stades de développement libidinal (oral, anal, phallique) avant d’atteindre la génitalité adulte. Le complexe d’Œdipe, où l’enfant désire le parent du sexe opposé et entre en rivalité avec le parent du même sexe, structure la psyché et l’identité sexuelle. Sa résolution par l’identification au parent du même sexe fonde le Surmoi.
Paul Ricœur, dans De l’interprétation : Essai sur Freud (1965), classe la psychanalyse parmi les « philosophies du soupçon », aux côtés de Marx et Nietzsche. Ces penseurs partagent une méthode critique qui démasque les illusions de la conscience : derrière ce que nous croyons être nos motivations se cachent des déterminations inconscientes (pulsions pour Freud, intérêts de classe pour Marx, volonté de puissance pour Nietzsche). Ricœur montre que la psychanalyse opère une « blessure narcissique » : après Copernic (qui décentre la Terre) et Darwin (qui décentre l’homme dans la nature), Freud décentre le sujet par rapport à sa propre conscience.
Jacques Lacan (1901-1981) réinterprète Freud à la lumière de la linguistique structurale et de la phénoménologie. Son célèbre aphorisme « l’inconscient est structuré comme un langage » transforme la compréhension de l’inconscient. Les processus primaires identifiés par Freud (condensation, déplacement) correspondent aux figures rhétoriques (métaphore, métonymie). Le sujet de l’inconscient est un sujet parlant, divisé par le langage. Dans son « stade du miroir », Lacan montre comment l’enfant se constitue comme sujet en s’identifiant à une image extérieure de lui-même, créant une aliénation fondamentale du Moi. Son enseignement complexe, volontairement énigmatique, influence profondément la philosophie continentale, notamment le post-structuralisme.
La philosophie existentialiste entretient des rapports ambivalents avec la psychanalyse. Jean-Paul Sartre, dans L’Être et le Néant (1943), critique le concept d’inconscient freudien qu’il juge incompatible avec la liberté humaine. Comment puis-je être responsable de désirs dont je n’ai pas conscience ? Sartre propose une « psychanalyse existentielle » qui cherche le « projet fondamental » d’un individu, choix libre et conscient (bien que souvent méconnu) qui unifie toutes ses conduites. Toutefois, sa description de la « mauvaise foi » (ce mensonge à soi-même où je suis à la fois trompeur et trompé) réintroduit paradoxalement une forme de division du sujet proche de l’inconscient.
Maurice Merleau-Ponty, plus réceptif, voit dans la psychanalyse une confirmation de sa phénoménologie du corps vécu. L’inconscient n’est pas une seconde conscience mais une dimension pré-réflexive de l’existence incarnée. Les symptômes hystériques, par exemple, manifestent comment le corps exprime des conflits que la conscience refuse.
Michel Foucault, dans Histoire de la sexualité (1976-1984), critique la psychanalyse comme partie intégrante du « dispositif de sexualité » moderne. Loin de libérer la sexualité, la psychanalyse participerait à son assujettissement en faisant du sexe le secret de notre identité, la vérité profonde à découvrir. Cependant, Foucault reconnaît l’importance de la psychanalyse dans la « mort de l’homme » comme sujet souverain.
Gilles Deleuze et Félix Guattari, dans L’Anti-Œdipe (1972), livrent une critique radicale de la psychanalyse freudo-lacanienne. Ils reprochent à Freud de réduire le désir à un manque et de l’enfermer dans le triangle familial œdipien. Leur « schizo-analyse » propose de penser le désir comme production, flux créatif irrespectueux des structures symboliques. Malgré leur virulence, ils reconnaissent à Freud d’avoir découvert l’inconscient productif.
La philosophie analytique anglo-saxonne se montre généralement hostile à la psychanalyse. Karl Popper la classe parmi les pseudo-sciences car ses théories ne sont pas réfutables : toute objection peut être interprétée comme résistance ou refoulement. Adolf Grünbaum critique la logique des preuves cliniques freudienne. Ces critiques épistémologiques contestent le statut scientifique de la psychanalyse sans nécessairement nier sa pertinence herméneutique ou thérapeutique.
Inversement, des philosophes comme Donald Davidson ou Richard Wollheim intègrent certaines intuitions psychanalytiques dans leurs réflexions sur l’irrationalité, l’akrasie (faiblesse de la volonté) et l’auto-tromperie, montrant que la division du sujet peut s’articuler avec une philosophie de l’esprit rigoureuse.
Les neurosciences contemporaines réexaminent les hypothèses freudiennes. Certains chercheurs, comme Mark Solms, tentent une « neuro-psychanalyse » montrant que des processus cérébraux corroborent l’existence de processus inconscients. D’autres, comme les cognitivistes, proposent des explications alternatives des phénomènes que Freud attribuait à l’inconscient dynamique.
La psychanalyse demeure un champ de bataille philosophique. Ses détracteurs y voient une métaphysique déguisée, une herméneutique sans critères de validation, voire une idéologie patriarcale. Ses défenseurs la considèrent comme une révolution anthropologique irréversible, une éthique de la vérité subjective et une pratique irremplaçable d’écoute de la souffrance psychique. Quoi qu’il en soit, la psychanalyse a définitivement transformé notre compréhension de nous-mêmes, nous contraignant à penser le sujet comme divisé, travaillé par des forces qui le dépassent, et à reconnaître que la transparence à soi reste un idéal inaccessible.
