Définition et étymologie
Le progrès désigne un mouvement vers l’avant, une amélioration, un passage d’un état à un état supérieur ou meilleur. Le terme provient du latin progressus, participe passé de progredi (« marcher en avant »), composé de pro (« en avant ») et gradi (« marcher »). Étymologiquement, le progrès implique donc une direction, un mouvement orienté vers un but.
Dans son sens le plus général, le progrès peut s’appliquer à divers domaines : progrès technique (développement des outils et technologies), progrès scientifique (accumulation des connaissances), progrès moral (amélioration des mœurs et de la justice), progrès social (amélioration des conditions de vie), ou progrès individuel (développement personnel). Cependant, l’idée de progrès implique toujours un critère de valeur : elle suppose qu’on puisse distinguer le mieux du moins bien, le supérieur de l’inférieur.
La notion de progrès s’oppose à celle de décadence, de régression ou de cycle. Elle présuppose une conception linéaire ou spiralaire du temps, où l’histoire possède une direction et un sens. Cette vision contraste avec les conceptions cycliques du temps (éternel retour, cycles cosmiques) présentes dans certaines cultures anciennes et avec les visions pessimistes qui voient l’histoire comme une chute ou une dégénérescence progressive.
Le concept de progrès soulève immédiatement des questions normatives : qu’est-ce qui constitue une amélioration ? Selon quels critères ? Le progrès technique implique-t-il nécessairement un progrès moral ou social ? Ces interrogations font du progrès non seulement une notion descriptive mais aussi un concept fondamentalement philosophique et politique.
Usage philosophique
L’idée de progrès est relativement récente dans l’histoire de la philosophie occidentale. L’Antiquité grecque et romaine privilégie généralement des conceptions cycliques ou pessimistes du temps. Hésiode, dans Les Travaux et les Jours, décrit une succession d’âges dégénératifs, de l’âge d’or à l’âge de fer. Platon et Aristote conçoivent l’histoire des cités comme une suite de cycles de corruption et de régénération. Seuls quelques penseurs comme Lucrèce, dans De la nature, esquissent une vision progressive de l’humanité sortant de l’état sauvage par l’accumulation d’inventions techniques.
C’est avec la modernité que l’idée de progrès devient centrale. Francis Bacon, dans La Nouvelle Atlantide (1627), imagine une société scientifique où le progrès des connaissances améliore continuellement la condition humaine. Sa devise « savoir, c’est pouvoir » inaugure une ère où la science est conçue comme instrument de transformation du monde et de libération de l’humanité vis-à-vis des contraintes naturelles.
René Descartes partage cet optimisme scientifique. Dans le Discours de la méthode (1637), il affirme que sa méthode permettra de « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » et prévoit que les progrès de la médecine prolongeront la vie humaine. Cette confiance dans le progrès technique repose sur la conviction que la raison peut déchiffrer les lois de la nature et les mettre au service de l’humanité.
Les philosophes des Lumières systématisent et radicalisent l’idée de progrès. Condorcet, dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1795), écrit alors qu’il est traqué pendant la Terreur, développe une philosophie de l’histoire optimiste. Il identifie dix époques dans le développement de l’humanité, chacune marquant un progrès dans les connaissances, les techniques, les institutions politiques et les mœurs. Le progrès est cumulatif, continu et indéfini : rien ne limite l’amélioration future de la condition humaine. L’instruction publique, en diffusant les Lumières, accélérera ce mouvement émancipateur.
Voltaire, malgré son scepticisme face aux systèmes philosophiques, reconnaît des progrès réels dans l’histoire, particulièrement sous le règne de Louis XIV et dans le développement des arts, des sciences et de la tolérance. Toutefois, il reste plus prudent que Condorcet, conscient des régressions possibles.
Immanuel Kant développe une philosophie de l’histoire comme progrès vers l’accomplissement rationnel de l’humanité dans Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784). L’histoire humaine, bien que faite d’actions apparemment chaotiques, suit un « plan de la nature » : l’« insociable sociabilité » des hommes (leur tendance à s’opposer tout en ayant besoin les uns des autres) les pousse à développer leurs dispositions rationnelles et à créer des institutions juridiques de plus en plus perfectionnées. Le terme du progrès serait une « société civile administrant le droit de façon universelle » et une paix perpétuelle entre les nations. Kant distingue soigneusement ce progrès dans l’ordre juridique et politique d’un prétendu progrès moral : les individus ne deviennent pas nécessairement meilleurs, mais les institutions progressent.
Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) propose une vision dialectique du progrès dans sa Philosophie de l’histoire. L’histoire universelle est le processus par lequel l’Esprit prend conscience de lui-même et réalise progressivement la liberté. Chaque époque historique représente un moment nécessaire dans cette auto-réalisation : le monde oriental ne connaît qu’un seul homme libre (le despote), le monde gréco-romain en connaît quelques-uns (les citoyens libres), le monde chrétien et moderne reconnaît que tous les hommes sont libres. Les contradictions, les conflits et même les tragédies historiques sont les moyens par lesquels l’Esprit progresse, utilisant ce que Hegel appelle « la ruse de la raison ».
Karl Marx reprend et transforme la dialectique hégélienne en matérialisme historique. Le progrès n’est pas celui de l’Esprit mais celui des forces productives et des rapports de production. L’histoire avance par la lutte des classes vers une société sans classes, le communisme, où les contradictions sociales seront résolues. Marx partage avec les Lumières une confiance dans le progrès technique, mais il montre que sous le capitalisme, ce progrès coexiste avec l’aliénation, l’exploitation et la misère des travailleurs. Le progrès technique ne devient progrès social qu’après une révolution qui transforme les rapports de production.
Auguste Comte, fondateur du positivisme, théorise la « loi des trois états » : l’humanité passe nécessairement de l’état théologique (explications religieuses) à l’état métaphysique (explications abstraites), puis à l’état positif (explications scientifiques). Ce progrès intellectuel s’accompagne d’un progrès social vers une société organisée scientifiquement.
Au XXe siècle, l’idée de progrès connaît une crise profonde. Les deux guerres mondiales, le totalitarisme, la Shoah, Hiroshima et les désastres écologiques ébranlent la foi dans le progrès. La Dialectique de la Raison (1947) de Theodor Adorno et Max Horkheimer, philosophes de l’École de Francfort, analyse comment la raison instrumentale, censée libérer l’humanité, produit de nouvelles formes de domination. Le progrès technique se retourne contre ses promesses émancipatrices : la rationalisation bureaucratique a rendu possible l’extermination industrielle. Les Lumières contiennent en germe leur propre négation.
Walter Benjamin, dans ses Thèses sur le concept d’histoire (1940), critique radicalement l’idéologie progressiste. L’image de l’ange de l’histoire, contemplant avec horreur l’accumulation des ruines que le vent du progrès laisse derrière lui, exprime une vision tragique où ce que nous appelons progrès apparaît comme catastrophe pour les vaincus de l’histoire.
Hans Jonas, dans Le Principe responsabilité (1979), souligne les périls du progrès technologique contemporain. La puissance technique a atteint un niveau où elle peut détruire les conditions mêmes de la vie sur Terre. Le progrès exige désormais une éthique de la responsabilité envers les générations futures et une « heuristique de la peur » : imaginer les pires conséquences possibles de nos innovations pour les éviter.
Les critiques écologistes contemporaines radicalisent cette remise en question. Qu’est-ce que le progrès dans un monde aux ressources finies ? La croissance économique indéfinie est-elle compatible avec la préservation de la biosphère ? Ces questions conduisent certains penseurs à proposer une « décroissance » ou un abandon de l’idéologie progressiste au profit d’une sagesse de la limite.
Pourtant, l’idée de progrès n’a pas disparu. Steven Pinker, dans Le Triomphe des Lumières (2018), défend une vision néo-progressiste en documentant statistiquement les améliorations objectives : diminution de la violence, de la pauvreté, des maladies, augmentation de l’espérance de vie, de l’alphabétisation, des droits humains. Ces données suggèrent que, malgré ses ambiguïtés, le progrès reste une réalité mesurable.
La philosophie contemporaine tend vers une conception nuancée : le progrès n’est ni automatique ni garanti, ni absent ni illusoire. Il exige vigilance critique, choix éthiques et politiques délibérés. Reconnaître les progrès réels n’implique pas de croire à une loi historique nécessaire, mais de préserver la possibilité d’améliorer délibérément nos conditions d’existence tout en assumant la responsabilité des effets pervers de nos innovations.