Définition et étymologie
Le préjugé désigne un jugement formé à l’avance, avant tout examen approfondi ou toute expérience directe, souvent fondé sur des généralisations hâtives, des stéréotypes ou des opinions reçues. Le terme vient du latin praejudicium, composé de prae (« avant ») et judicium (« jugement »), signifiant littéralement « jugement préalable ».
Dans son sens le plus neutre, un préjugé est simplement une opinion préalable qui précède l’expérience ou la réflexion critique. Nous portons tous des préjugés au sens où nous abordons le monde avec des croyances, des attentes et des cadres d’interprétation hérités de notre culture, notre éducation et nos expériences antérieures. Ces schèmes préalables sont nécessaires pour organiser notre expérience et agir rapidement.
Cependant, le terme a acquis une connotation péjorative, désignant particulièrement les opinions erronées, rigides et injustes, notamment concernant des groupes sociaux. Les préjugés raciaux, sexistes, religieux ou de classe constituent des jugements négatifs portés sur des individus en raison de leur appartenance présumée à un groupe, sans considération pour leurs qualités individuelles. Ces préjugés résistent souvent aux preuves contraires et peuvent conduire à la discrimination.
On distingue généralement les préjugés cognitifs (erreurs systématiques de raisonnement) des préjugés sociaux (attitudes négatives envers des groupes). Les premiers relèvent de biais de confirmation ou d’heuristiques mentales ; les seconds impliquent des dimensions affectives et morales plus profondes.
Usage philosophique
La question du préjugé occupe une place centrale dans la philosophie moderne, particulièrement à partir des Lumières. René Descartes, dans ses Méditations métaphysiques (1641), inaugure la méthode du doute systématique précisément pour se débarrasser de tous les préjugés. Il faut rejeter provisoirement toutes les opinions reçues, tout ce qui a été appris depuis l’enfance, pour reconstruire la connaissance sur des fondements certains. Les préjugés de l’enfance, formés avant l’usage de la raison, sont particulièrement dangereux car profondément enracinés. Le Discours de la méthode (1637) propose ainsi de « ne recevoir jamais aucune chose pour vraie » sans l’avoir clairement reconnue comme telle.
Francis Bacon, dans son Novum Organum (1620), identifie quatre types d’« idoles » ou sources d’erreur qui sont autant de préjugés obscurcissant notre connaissance : les idoles de la tribu (erreurs communes à l’espèce humaine), les idoles de la caverne (erreurs liées à notre individualité), les idoles du forum (erreurs dues au langage et à la communication), et les idoles du théâtre (erreurs transmises par les doctrines philosophiques). Cette classification systématique des préjugés vise à établir une méthode scientifique rigoureuse libérée des opinions traditionnelles.
Les philosophes des Lumières font de la lutte contre les préjugés leur combat central. Voltaire, dans son Dictionnaire philosophique (1764), consacre plusieurs articles aux préjugés, qu’il définit comme « une opinion sans jugement ». Il distingue les préjugés physiques (croyances naturelles comme celle que le soleil tourne autour de la Terre) des préjugés moraux et religieux, souvent plus dangereux. Le fanatisme religieux, la superstition, l’intolérance sont autant de préjugés qu’il faut combattre par la raison et l’éducation.
Emmanuel Kant, dans Qu’est-ce que les Lumières ? (1784), définit les Lumières comme « la sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable », cette minorité étant « l’incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui ». Le préjugé représente précisément cette dépendance intellectuelle, cette paresse qui nous fait accepter passivement les opinions d’autrui. La devise des Lumières, Sapere aude (« Ose savoir »), est un appel à surmonter les préjugés par l’usage autonome de la raison.
Cependant, tous les philosophes ne partagent pas cette hostilité absolue aux préjugés. David Hume, dans son empirisme sceptique, reconnaît que nos croyances fondamentales (l’existence du monde extérieur, la causalité) ne reposent pas sur des démonstrations rationnelles mais sur des habitudes et des instincts naturels. Ces « préjugés naturels » sont indépassables et même nécessaires à la vie pratique.
Hans-Georg Gadamer (1900-2002) réhabilite philosophiquement le concept de préjugé dans Vérité et Méthode (1960), son ouvrage majeur d’herméneutique. Il critique l’« Aufklärung » (les Lumières) pour son « préjugé contre les préjugés », c’est-à-dire sa prétention illusoire à une connaissance sans présupposés. Pour Gadamer, comprendre implique toujours de partir d’une « précompréhension », d’un horizon historique et culturel qui rend possible l’interprétation. Les préjugés (Vorurteile) ne sont pas nécessairement des obstacles à la vérité, mais les conditions préalables de toute compréhension. Il distingue les préjugés légitimes, qui ouvrent à la compréhension, des préjugés illégitimes, qui la ferment.
Cette position s’inscrit dans la tradition herméneutique : comprendre un texte, un événement historique ou autrui requiert de mobiliser notre propre tradition, nos attentes et nos questions. Le cercle herméneutique décrit ce mouvement où nous projetons un sens préalable (nos préjugés) que l’objet de compréhension confirme, corrige ou transforme. Loin d’être un obstacle, cette structure circulaire est la condition même de toute interprétation.
Dans le domaine moral et politique, les préjugés sociaux – racisme, sexisme, homophobie, xénophobie – font l’objet d’analyses critiques approfondies. Simone de Beauvoir, dans Le Deuxième Sexe (1949), déconstruit les préjugés sur la nature féminine, montrant comment « on ne naît pas femme, on le devient ». Les attributs prétendument naturels des femmes sont en réalité des constructions sociales perpétuant la domination masculine.
Franz Fanon, dans Peau noire, masques blancs (1952), analyse les préjugés raciaux et leurs effets psychologiques dévastateurs sur les colonisés. Le racisme n’est pas qu’une opinion erronée, mais un système d’oppression qui structure les subjectivités et les rapports sociaux.
Les sciences sociales contemporaines étudient les préjugés comme phénomènes socio-psychologiques. Les travaux sur les biais implicites montrent que nous portons des préjugés inconscients qui influencent nos jugements et nos comportements, même lorsque nous adhérons consciemment à des valeurs égalitaires. Ces recherches suggèrent que surmonter les préjugés requiert plus qu’un effort intellectuel : il faut transformer les structures sociales qui les produisent et les interactions concrètes qui les renforcent.
La philosophie contemporaine reconnaît donc la complexité du préjugé. D’une part, la vigilance critique envers nos opinions préalables demeure nécessaire, particulièrement face aux préjugés discriminatoires. D’autre part, toute compréhension part nécessairement de présupposés culturels et historiques. L’enjeu n’est pas d’éliminer tous les préjugés – projet impossible et peut-être indésirable – mais de cultiver une attitude réflexive qui examine nos préconceptions, reste ouverte à leur révision et distingue les préjugés féconds des préjugés stérilisants ou oppressifs.