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Phénomène

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Définition et étymologie

Le phénomène désigne ce qui apparaît, ce qui se manifeste à la conscience ou aux sens. Le terme provient du grec phainomenon, participe présent neutre substantivé du verbe phainesthai (apparaître, se montrer), lui-même dérivé de phaos (lumière). Étymologiquement, le phénomène est donc « ce qui vient à la lumière », ce qui se rend visible ou manifeste.

Dans l’usage courant, le phénomène désigne un fait observable, un événement remarquable (« phénomène naturel », « phénomène de société »). En philosophie, le terme acquiert une signification technique précise qui varie selon les traditions. Le phénomène s’oppose généralement à la chose en soi, à l’essence cachée, ou à la réalité nouménale : il désigne non pas ce que les choses sont en elles-mêmes, mais comment elles nous apparaissent.

Cette distinction entre apparence et réalité, entre phénomène et être véritable, traverse toute l’histoire de la philosophie et structure les débats épistémologiques et métaphysiques fondamentaux. La question cruciale devient : avons-nous accès à la réalité au-delà des phénomènes, ou sommes-nous condamnés à ne connaître que les apparences ?

Usage philosophique et développements

Chez Platon, la distinction entre phénomène et réalité véritable prend la forme de l’opposition entre le monde sensible et le monde intelligible. Dans l’allégorie de la caverne (République, Livre VII), les ombres projetées sur le mur représentent les phénomènes sensibles : apparences trompeuses, changeantes, multiples. Seul le philosophe qui s’arrache à la caverne peut contempler les Idées éternelles et immuables, véritables réalités dont les phénomènes ne sont que des copies dégradées. Les phénomènes relèvent de l’opinion (doxa), non de la connaissance véritable (epistémè).

Aristote nuance cette dépréciation du phénoménal. Dans sa Métaphysique, il affirme que « c’est par la sensation que nous avons l’expérience », et l’expérience sensible des phénomènes constitue le point de départ nécessaire de toute connaissance. Les phénomènes ne sont pas de simples illusions mais manifestent, certes imparfaitement, les formes substantielles immanentes aux choses. La physique aristotélicienne est une science des phénomènes naturels qui cherche leurs causes et leurs principes.

La révolution scientifique moderne transforme le statut du phénomène. Galilée distingue les qualités premières (mesurables, objectives : forme, mouvement, nombre) et les qualités secondes (subjectives : couleur, son, saveur). Seules les premières appartiennent réellement aux choses ; les secondes ne sont que des effets subjectifs produits en nous. Les phénomènes sensibles immédiats deviennent trompeurs ; la science mathématique révèle la réalité cachée derrière les apparences.

C’est avec Kant que le concept de phénomène acquiert sa formulation philosophique la plus rigoureuse et la plus influente. Dans la Critique de la raison pure (1781), Kant opère sa fameuse « révolution copernicienne » : nous ne connaissons pas les choses telles qu’elles sont en soi (noumènes ou Dinge an sich), mais seulement telles qu’elles nous apparaissent (phénomènes). Cette limitation n’est pas accidentelle mais constitutive de toute connaissance humaine possible.

Pour Kant, les phénomènes résultent de la structuration du divers sensible par les formes a priori de la sensibilité (espace et temps) et les catégories de l’entendement (substance, causalité, etc.). L’espace et le temps ne sont pas des propriétés des choses en soi mais des conditions subjectives de notre réceptivité sensible. Les objets que nous connaissons sont donc toujours déjà phénoménalisés, constitués par notre appareil cognitif. Cette conception révolutionne l’épistémologie : la connaissance objective est possible, mais elle porte nécessairement sur des phénomènes, non sur les choses en soi.

Kant maintient cependant la distinction entre phénomène et noumène. Si nous ne pouvons connaître les choses en soi, nous devons néanmoins les penser comme fondement des phénomènes. Cette dualité sera vivement critiquée par ses successeurs idéalistes.

Hegel, dans la Phénoménologie de l’esprit (1807), transforme radicalement le concept. Le titre même de l’ouvrage – « science de l’expérience de la conscience » – indique un programme : décrire le processus dialectique par lequel la conscience parcourt les différentes figures phénoménales jusqu’au savoir absolu. Pour Hegel, l’opposition kantienne entre phénomène et chose en soi doit être dépassée : l’essence ne se cache pas derrière les phénomènes mais se manifeste en eux et à travers eux. « L’essence doit apparaître » : il n’y a pas de réalité cachée au-delà des manifestations, mais un processus de manifestation où l’Esprit se réalise progressivement.

Au XIXe siècle, le positivisme d’Auguste Comte radicalise la limitation aux phénomènes. Dans le Cours de philosophie positive (1830-1842), Comte affirme que la science doit renoncer à chercher les causes premières ou les essences métaphysiques pour se borner à l’étude des lois qui régissent les phénomènes observables. « Voir pour prévoir » : la connaissance scientifique établit des relations constantes entre phénomènes sans prétendre atteindre leur nature intime.

Edmund Husserl fonde au début du XXe siècle la phénoménologie comme science rigoureuse des phénomènes. Mais il donne au terme un sens nouveau. Dans les Recherches logiques (1900-1901) et les Idées directrices pour une phénoménologie (1913), Husserl propose de revenir « aux choses mêmes », c’est-à-dire aux phénomènes tels qu’ils se donnent à la conscience, sans présupposés métaphysiques. La méthode phénoménologique exige la mise entre parenthèses (épochè) de la thèse d’existence du monde naturel pour décrire rigoureusement les structures essentielles de la conscience intentionnelle et de ses corrélats objectifs.

Pour Husserl, tout phénomène est phénomène de quelque chose : la conscience est essentiellement intentionnelle, orientée vers des objets. Le phénomène n’est ni une simple apparence subjective ni une copie d’une réalité extérieure, mais le mode d’apparition des choses elles-mêmes à la conscience. La phénoménologie décrit comment les objets se constituent dans et pour la conscience à travers des synthèses temporelles et des esquisses (Abschattungen) multiples.

Heidegger, dans Être et Temps (1927), reprend et transforme la phénoménologie husserlienne. Il définit le phénomène comme « ce qui se montre en lui-même », mais précise que certains phénomènes – notamment l’être – ont tendance à se voiler dans leur manifestation même. La phénoménologie devient ontologie : elle cherche à dévoiler l’être qui se donne dans les phénomènes tout en se retirant. Le Dasein (l’être-là humain) est le lieu privilégié de cette manifestation de l’être.

Merleau-Ponty, dans la Phénoménologie de la perception (1945), développe une phénoménologie du corps vécu. Les phénomènes perceptifs ne sont pas de pures données sensorielles interprétées par l’esprit, mais des structures signifiantes qui se donnent immédiatement à notre corps incarné. La perception est toujours située, corporelle, ambiguë : elle révèle le monde comme « tissu de phénomènes » irréductible aux constructions objectivistes de la science.

Jean-Luc Marion, dans Étant donné (1997), propose une phénoménologie de la donation qui radicalise le principe husserlien « autant de réduction, autant de donation ». Certains phénomènes, qu’il nomme « phénomènes saturés » (l’événement historique, l’idole, la chair, l’icône, la révélation), se donnent avec une telle plénitude intuitive qu’ils débordent tout concept et toute intention. Ces phénomènes saturés renversent la constitution intentionnelle : c’est le phénomène lui-même qui s’impose à la conscience, qui la convoque et la constitue comme témoin.

La philosophie analytique contemporaine discute le statut des phénomènes mentaux, notamment dans les débats sur les qualia – les qualités subjectives de l’expérience consciente. Comment expliquer le caractère phénoménal de la conscience, ce « que cela fait » d’éprouver une sensation, une émotion ? Le problème difficile (hard problem) de la conscience, formulé par David Chalmers, consiste précisément à comprendre comment des processus physiques peuvent donner naissance à des phénomènes subjectifs.

Le concept de phénomène demeure ainsi central dans la philosophie contemporaine, qu’il s’agisse de décrire les structures de l’expérience vécue, d’établir les limites de la connaissance scientifique, ou de penser la manifestation de l’être. Entre apparence et réalité, entre donation et constitution, le phénomène continue d’interroger notre rapport au monde et à nous-mêmes.

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