Définition et étymologie
La passion désigne un état affectif intense qui s’impose au sujet, le domine et peut altérer son jugement ou sa volonté. Le terme provient du latin passio, dérivé du verbe pati (souffrir, subir, éprouver), lui-même traduisant le grec pathos (ce qu’on éprouve, affection, maladie). Cette étymologie révèle la dimension fondamentalement passive de la passion : celui qui est passionné subit quelque chose, il est affecté par une force qui le dépasse.
On peut distinguer plusieurs sens du terme. Au sens large, la passion désigne toute affection intense de l’âme : amour, haine, colère, jalousie, ambition. Au sens étroit, elle s’oppose à la raison et désigne un affect violent qui trouble le jugement et pousse à l’action. Au sens religieux chrétien, la Passion désigne spécifiquement les souffrances du Christ, soulignant la dimension de subir (pati).
La passion se caractérise par son intensité, sa durabilité (elle se distingue de l’émotion passagère), sa dimension obsessionnelle, et surtout par le fait qu’elle s’impose au sujet plutôt qu’elle n’est choisie par lui. La question philosophique centrale consiste à déterminer si la passion constitue une aliénation de la liberté ou si elle peut être intégrée à une vie bonne.
Usage philosophique et développements
Pour Platon, les passions représentent une menace pour l’ordre de l’âme. Dans La République, il propose une tripartition de l’âme : la partie rationnelle (logistikon), la partie irascible ou courageuse (thumos), et la partie désirante (epithumia). Les passions appartiennent principalement à cette dernière partie, siège des appétits sensibles. L’âme juste exige que la raison gouverne, aidée par le courage, tandis que les désirs doivent être maîtrisés. Dans le Phèdre, Platon compare l’âme à un attelage où le cocher (raison) doit diriger deux chevaux : l’un noble (thumos), l’autre rétif (epithumia). La passion désordonnée, notamment l’amour sensuel, détourne l’âme de la contemplation des Idées.
Aristote développe une conception plus nuancée dans l’Éthique à Nicomaque. Les passions (pathè) ne sont ni bonnes ni mauvaises en elles-mêmes ; tout dépend de leur juste mesure. La vertu morale consiste précisément à éprouver les passions appropriées, au bon moment, dans la bonne mesure, envers les bonnes personnes. Le courage, par exemple, est une juste médiation entre la peur excessive (lâcheté) et l’absence de peur (témérité). Aristote ne cherche pas à éliminer les passions mais à les éduquer et à les harmoniser avec la raison. Cette conception aristotélicienne influence profondément la pensée médiévale.
Les stoïciens adoptent une position radicale : les passions sont des maladies de l’âme qu’il faut extirper entièrement. Pour Épictète, Marc Aurèle et Sénèque, les passions proviennent de jugements erronés sur les choses extérieures. Si je suis passionnément attaché à la richesse, c’est que je juge faussement qu’elle est un bien nécessaire à mon bonheur. La sagesse stoïcienne vise l’apatheia (absence de passion), non comme insensibilité mais comme liberté intérieure face aux événements. Le sage éprouve des « bonnes affections » (eupatheiai) conformes à la raison – joie, prudence, bienveillance – mais non les passions perturbatrice que sont le désir, la crainte, la douleur et le plaisir excessif.
Au Moyen Âge, Thomas d’Aquin intègre la théorie aristotélicienne des passions dans une perspective chrétienne. Dans la Somme théologique, il distingue les passions de l’appétit concupiscible (amour, désir, joie, haine, aversion, tristesse) et celles de l’appétit irascible (espoir, désespoir, crainte, audace, colère). Les passions ne sont pas intrinsèquement pécheresses ; elles deviennent vertueuses ou vicieuses selon qu’elles sont ordonnées ou non par la raison et la grâce divine. Le Christ lui-même a éprouvé des passions légitimes.
Descartes consacre son dernier ouvrage, Les Passions de l’âme (1649), à cette question. Il définit les passions comme « des perceptions, ou des sentiments, ou des émotions de l’âme, qu’on rapporte particulièrement à elle, et qui sont causées, entretenues et fortifiées par quelque mouvement des esprits ». Contrairement aux scolastiques, Descartes propose une explication mécaniste : les passions résultent de mouvements corporels qui affectent l’âme via la glande pinéale. Il en dénombre six primitives : admiration, amour, haine, désir, joie et tristesse. Descartes ne condamne pas les passions ; bien régulées par la raison, elles sont utiles à la vie. La « générosité », passion vertueuse par excellence, consiste à reconnaître son libre arbitre et à bien user de sa volonté.
Spinoza radicalise l’approche en proposant une véritable géométrie des passions dans l’Éthique (1677). Il distingue les affects passifs (passions proprement dites), où nous subissons l’action des causes extérieures, et les affects actifs, qui découlent de notre puissance d’agir. Les passions tristes (tristesse, haine, crainte) diminuent notre puissance ; les passions joyeuses (joie, amour) l’augmentent. Mais toute passion, même joyeuse, demeure une servitude tant qu’elle dépend de causes extérieures. La liberté consiste à transformer les passions en affects actifs par la connaissance adéquate de leurs causes. Connaître que ma colère provient de telle ou telle cause permet de la transformer en compréhension, affect actif qui augmente ma puissance d’agir.
Hume renverse la hiérarchie traditionnelle dans le Traité de la nature humaine (1739). Contrairement au rationalisme, il affirme que « la raison est et ne doit être que l’esclave des passions ». La raison calcule les moyens mais ne fixe pas les fins ; seules les passions motivent l’action. Le bien et le mal moral ne sont pas découverts par la raison mais sentis par nos passions d’approbation et de désapprobation. Cette réhabilitation des passions marque un tournant vers les philosophies du sentiment moral.
Kant, dans la Critique de la raison pratique (1788) et l’Anthropologie (1798), distingue soigneusement affects, passions et sentiments moraux. Les passions sont des « inclinations qui empêchent ou rendent impossible la maîtrise de soi ». Elles représentent un « cancer pour la raison pratique ». Kant les oppose au respect, seul sentiment moral véritablement rationnel. La dignité humaine exige d’agir par devoir, non par passion.
Hegel réintègre les passions dans la dynamique historique. Dans ses Leçons sur la philosophie de l’histoire, il affirme que « rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion ». Les grandes figures historiques – Alexandre, César, Napoléon – sont mues par des passions puissantes qui, à leur insu, réalisent les fins de la Raison universelle. La « ruse de la Raison » consiste précisément à utiliser les passions individuelles pour accomplir le progrès historique.
Nietzsche célèbre les passions comme expression de la volonté de puissance. Dans Par-delà bien et mal (1886), il critique la morale ascétique qui condamne les passions et prône leur transfiguration créatrice. Les passions ne doivent être ni réprimées ni simplement satisfaites, mais sublimées, transformées en force créatrice. Le surhomme est celui qui ne supprime pas ses passions mais les ordonne hiérarchiquement selon sa propre législation.
Freud révèle la dimension inconsciente des passions. Dans Trois essais sur la théorie sexuelle (1905) et au-delà, il montre que les passions conscientes trouvent leur source dans les pulsions inconscientes, notamment la libido. Les mécanismes de refoulement, sublimation et déplacement transforment l’énergie pulsionnelle en passions socialement acceptables ou en créations culturelles.
La philosophie contemporaine reconnaît la complexité des passions. Martha Nussbaum, dans Upheavals of Thought (2001), montre que les émotions et passions incorporent des jugements cognitifs sur ce qui importe pour notre bien-être. Elles ne sont pas aveugles mais révèlent nos valeurs profondes. Cette approche néo-aristotélicienne réhabilite l’intelligence des passions sans nier leurs dangers potentiels.