Définition et étymologie
Le panthéisme désigne la doctrine philosophique et religieuse selon laquelle Dieu et la nature ne forment qu’une seule et même réalité. Le terme, forgé au début du XVIIIe siècle, provient du grec pan (tout) et theos (dieu), signifiant littéralement « tout est dieu » ou « dieu est tout ». L’anglais John Toland emploie le terme « pantheist » en 1705, tandis que le philosophe irlandais utilise « pantheism » pour désigner cette identification du divin avec la totalité de l’univers.
Contrairement au théisme classique qui conçoit Dieu comme un être personnel, transcendant et créateur distinct de sa création, le panthéisme affirme l’immanence absolue du divin : Dieu ne se situe pas au-delà du monde mais coïncide avec lui. La nature elle-même possède une dimension sacrée ; chaque être participe de la substance divine. Cette conception se distingue également du panenthéisme, selon lequel le monde est en Dieu sans s’identifier totalement à lui.
On peut distinguer plusieurs formes de panthéisme. Le panthéisme naturaliste identifie Dieu aux forces et lois de la nature. Le panthéisme idéaliste ou spiritualiste conçoit l’univers comme manifestation de l’Esprit divin. Le panthéisme mystique insiste sur l’expérience d’union avec le Tout divin. Toutes ces variantes partagent le refus d’un Dieu personnel et transcendant.
Usage philosophique et développements
Bien que le terme soit moderne, des conceptions panthéistes traversent l’histoire de la pensée. Les présocratiques grecs, notamment les stoïciens, développent une cosmologie où le logos (raison divine) pénètre et organise toute la réalité. Pour Marc Aurèle dans ses Pensées, la nature universelle constitue une substance divine unique dont tous les êtres sont des parties. Le sage vit en harmonie avec cette nature qui n’est autre que Dieu immanent.
Dans la tradition hindoue, l’advaita vedanta de Shankara professe une forme de panthéisme : seul le Brahman (l’Absolu) existe véritablement, et l’atman (l’âme individuelle) n’est autre que le Brahman. La multiplicité du monde sensible relève de l’illusion (maya) ; la réalité ultime est l’unité indifférenciée du divin.
Au Moyen Âge chrétien, certains mystiques comme Maître Eckhart frôlent le panthéisme en affirmant l’identité profonde entre l’âme et Dieu. Eckhart parle de la « déité » (Gottheit) comme fond impersonnel au-delà de Dieu personnel, et de la « percée » (Durchbruch) où l’âme se découvre unie à ce fond divin. Cette mystique sera condamnée par l’Église, mais elle témoigne d’une tendance panthéiste récurrente dans la spiritualité.
C’est avec Spinoza que le panthéisme trouve sa formulation philosophique la plus rigoureuse et la plus influente. Dans l’Éthique (1677), Spinoza identifie explicitement Dieu et la nature à travers la formule célèbre Deus sive Natura (Dieu, c’est-à-dire la Nature). Il définit Dieu comme « la substance absolument infinie », cause de soi, nécessairement existante, dont toutes choses sont des modes ou des déterminations. Dieu n’est pas un créateur transcendant qui aurait choisi librement de créer le monde ; il est la nature même en tant que puissance infinie de production et d’être.
Spinoza distingue la natura naturans (nature naturante), c’est-à-dire Dieu en tant que cause productive, et la natura naturata (nature naturée), l’ensemble des modes ou créatures produites. Cette distinction maintient une certaine différence dans l’identité : Dieu n’est pas simplement la somme des êtres finis, mais la substance unique dont ils sont les manifestations. Le panthéisme spinoziste s’accompagne d’un déterminisme rigoureux : tout ce qui arrive découle nécessairement de la nature divine, rien n’est contingent. La connaissance de cette nécessité divine libère l’homme de ses passions et lui procure la béatitude, qui consiste en « l’amour intellectuel de Dieu », c’est-à-dire la compréhension de notre appartenance à la totalité divine.
Le panthéisme de Spinoza suscite immédiatement controverses et condamnations. Il est accusé d’athéisme déguisé : identifier Dieu à la nature revient à nier le Dieu personnel, provident et libre de la tradition monothéiste. Pour les orthodoxies religieuses, le panthéisme détruit la transcendance divine, la liberté créatrice, la providence, et finalement toute possibilité de religion authentique. Voltaire lui-même qualifie Spinoza d’« athée vertueux ».
Au XVIIIe siècle, le panthéisme connaît un renouveau en Allemagne. Lessing avoue secrètement son adhésion au spinozisme, déclenchant la fameuse « querelle du panthéisme » (Pantheismusstreit) qui oppose Mendelssohn et Jacobi. Cette controverse stimule l’intérêt pour Spinoza et prépare sa réhabilitation.
Les romantiques allemands, notamment Novalis, Hölderlin et Schleiermacher, embrassent une forme de panthéisme spiritualiste. Pour Schleiermacher, dans les Discours sur la religion (1799), le sentiment religieux fondamental consiste en un « sentiment de dépendance absolue » envers le Tout infini. La religion authentique est intuition et sentiment de l’univers comme manifestation du divin.
Schelling développe un panthéisme dynamique dans sa philosophie de la nature. La nature n’est pas une machine morte mais « l’Esprit visible », processus de manifestation progressive de l’Absolu. Dieu ne précède pas le monde mais se réalise à travers lui, dans un devenir éternel. Cette conception influence l’idéalisme allemand et annonce certaines pensées évolutionnistes du divin.
Hegel intègre et dépasse le panthéisme dans son système de l’idéalisme absolu. Si tout est esprit et si l’Esprit absolu se manifeste dans la nature et l’histoire, la pensée hégélienne peut sembler panthéiste. Mais Hegel maintient la distinction entre l’Absolu et ses manifestations finies : l’Esprit n’est pleinement lui-même que dans sa compréhension philosophique de soi, non dans la nature immédiate. Le panthéisme représente un moment nécessaire mais dépassable de la conscience religieuse.
Au XIXe siècle, le panthéisme imprègne la littérature et la poésie. Wordsworth célèbre une « présence qui trouble avec la joie de pensées sublimes, un sens sublime de quelque chose profondément interfusé » dans la nature. Emerson et le transcendantalisme américain développent un panthéisme optimiste où chaque élément de la nature révèle l’Over-Soul, l’âme universelle.
La critique du panthéisme ne cesse de s’affiner. Schopenhauer reproche à Spinoza de déguiser l’athéisme sous un vocabulaire religieux : dire que Dieu est la nature revient à nier Dieu. Nietzsche voit dans le panthéisme une dernière tentative désespérée de sauver Dieu après la « mort de Dieu » proclamée par la modernité.
La philosophie contemporaine interroge les implications éthiques et écologiques du panthéisme. Si la nature est divine, ne mérite-t-elle pas un respect absolu ? Le panthéisme peut-il fonder une éthique environnementale ? Certains penseurs écologistes, comme Arne Naess avec l’écologie profonde (deep ecology), proposent une spiritualité quasi-panthéiste où l’identification à la nature engendre une responsabilité éthique envers tous les vivants.
Le panthéisme demeure une option métaphysique vivante qui résout certains problèmes théologiques (le problème du mal, la compatibilité entre science et religion) tout en soulevant de nouvelles difficultés (le statut de la personnalité divine, la possibilité de la prière, le fondement de la morale). Il exprime une intuition mystique profonde : l’unité fondamentale de toute réalité et la sacralité de l’existence même.