Définition et étymologie
L’opinion désigne un jugement personnel, une croyance ou une conviction qui n’atteint pas le degré de certitude de la connaissance scientifique ou démonstrative. Le terme provient du latin opinio, qui signifie « manière de voir, conjecture, supposition », dérivé du verbe opinari (penser, croire, supposer). En grec ancien, le concept correspondant est la doxa, qui s’oppose à l’epistémè (science, connaissance véritable).
L’opinion se caractérise par plusieurs traits : elle est subjective (propre à un individu ou un groupe), elle manque de fondement rationnel suffisant (même si elle peut s’appuyer sur des raisons), elle demeure révocable (susceptible d’être modifiée), et elle n’exige pas l’adhésion universelle. On distingue généralement l’opinion commune (ensemble des croyances partagées par une collectivité), l’opinion publique (jugement collectif sur des questions politiques et sociales), et l’opinion personnelle (conviction individuelle).
La notion d’opinion soulève des questions philosophiques essentielles : quelle valeur accorder aux opinions ? Toutes les opinions se valent-elles ? L’opinion peut-elle être un chemin vers la vérité ou constitue-t-elle un obstacle ? Quelle est la relation entre opinion et démocratie ?
Usage philosophique
Platon établit une distinction radicale entre opinion (doxa) et connaissance (epistémè) qui structure toute la tradition philosophique occidentale. Dans La République, il présente l’allégorie de la caverne où les prisonniers prennent les ombres projetées sur le mur pour la réalité. Ces ombres représentent le monde de l’opinion : un domaine d’apparences trompeuses, de jugements non fondés, de croyances transmises sans examen critique. L’opinion porte sur le monde sensible, changeant et multiple ; elle ne peut atteindre que le vraisemblable, jamais la vérité absolue qui ne se donne qu’à la contemplation intellectuelle des Idées.
Dans le Théétète, Platon définit la connaissance comme « opinion vraie accompagnée de raison ». Une opinion peut être vraie par hasard, mais elle ne devient connaissance que si elle est justifiée rationnellement. Cette distinction demeure fondamentale en épistémologie contemporaine : la croyance vraie justifiée constitue la définition classique de la connaissance.
Aristote nuance la sévérité platonicienne envers l’opinion. Dans les Topiques et la Rhétorique, il reconnaît que l’opinion commune (endoxa) peut servir de point de départ à la réflexion philosophique. Les opinions partagées par la majorité ou par les sages contiennent souvent une part de vérité qu’il convient d’examiner dialectiquement. La philosophie ne part pas de rien mais d’un monde déjà interprété par les opinions communes.
Les sceptiques antiques, notamment Pyrrhon et Sextus Empiricus, suspendent leur jugement face à toute prétention à dépasser l’opinion. Puisque toute affirmation peut être contredite par une affirmation contraire également plausible, la sagesse consiste à s’abstenir de tout jugement définitif et à vivre selon les apparences et les opinions conventionnelles sans y adhérer dogmatiquement.
Descartes, dans les Méditations métaphysiques (1641), entreprend de se débarrasser de toutes les opinions reçues depuis l’enfance pour fonder la connaissance sur des bases certaines. Le doute méthodique exige de traiter provisoirement toutes les opinions comme fausses jusqu’à établir un premier principe indubitable : le cogito. Cette défiance radicale envers l’opinion marque la naissance de la philosophie moderne : philosopher, c’est d’abord refuser l’autorité de l’opinion.
Kant distingue l’opinion (Meinung), la foi (Glaube) et le savoir (Wissen). L’opinion est une croyance consciente d’être insuffisante tant subjectivement qu’objectivement. Je peux avoir l’opinion qu’il pleuvra demain, mais cette croyance n’engage ni ma certitude personnelle absolue ni une nécessité objective. Le savoir, au contraire, exige une certitude à la fois subjective et objective.
Hegel, dans la Phénoménologie de l’esprit (1807), montre que l’opinion représente un moment nécessaire mais dépassable de la conscience. La certitude sensible immédiate et l’opinion commune constituent les formes élémentaires de la conscience, qui doit traverser différentes étapes dialectiques pour accéder au savoir absolu. L’opinion n’est pas simplement fausse ; elle contient une vérité partielle qui demande à être intégrée dans une compréhension plus totale.
Nietzsche renverse la hiérarchie traditionnelle. Dans Par-delà bien et mal (1886), il affirme qu’il n’existe pas de faits, seulement des interprétations. Ce que la tradition philosophique nomme « vérité » n’est souvent qu’une opinion qui s’est imposée historiquement. Les « vérités » métaphysiques et morales ne sont que des opinions solidifiées, des perspectives particulières érigées abusivement en universelles. Cette critique généalogique ébranle la distinction entre opinion et connaissance.
Au XXe siècle, l’opinion devient un objet d’étude sociologique et politique majeur. Walter Lippmann, dans Public Opinion (1922), analyse comment se forme l’opinion publique dans les sociétés de masse, soulignant le rôle des médias et des stéréotypes dans la construction des représentations collectives. L’opinion publique apparaît moins comme l’expression d’une raison collective que comme le produit de mécanismes psychologiques et sociaux complexes.
Habermas, dans L’Espace public (1962), retrace la genèse historique de l’opinion publique bourgeoise au XVIIIe siècle. Il distingue l’opinion publique authentique, formée par la discussion rationnelle dans un espace public démocratique, de la pseudo-opinion fabriquée par les industries culturelles et la manipulation médiatique. La démocratie exige une opinion publique éclairée, capable de soumettre le pouvoir politique à la critique rationnelle.
Pierre Bourdieu, dans « L’opinion publique n’existe pas » (1972), conteste l’idée d’une opinion publique homogène. Les sondages d’opinion, en imposant des questions uniformes à des individus inégalement compétents et concernés, produisent un artefact statistique qui masque les rapports de domination symbolique. Les opinions ne sont pas également distribuées socialement ; elles reflètent les positions dans l’espace social.
La philosophie contemporaine reconnaît la complexité du statut de l’opinion. En démocratie, le respect du pluralisme des opinions constitue une valeur fondamentale, mais toutes les opinions ne se valent pas épistémiquement. L’opinion du climatologue sur le réchauffement climatique possède plus de poids que celle du profane. Cette tension entre égalité démocratique et hiérarchie épistémique nourrit les débats actuels sur l’expertise, les fake news et la post-vérité.