Définition et étymologie
L’objectivité désigne la qualité de ce qui est objectif, c’est-à-dire conforme à la réalité des objets tels qu’ils existent indépendamment du sujet connaissant. Le terme dérive du latin scolastique objectivus, formé sur objectum (ce qui est placé devant), lui-même composé de ob (devant) et jacere (jeter). Paradoxalement, dans la scolastique médiévale, objectif désignait d’abord ce qui existe dans l’esprit, par opposition au réel extérieur – un sens exactement inverse de l’usage moderne.
Ce renversement sémantique s’opère progressivement à partir du XVIIe siècle. L’objectivité en vient à qualifier une connaissance qui correspond fidèlement à son objet, qui ne déforme pas la réalité par des préjugés, des passions ou des perspectives subjectives. Elle implique trois dimensions principales : l’universalité (valable pour tout sujet rationnel), l’impartialité (absence de biais personnels) et la véridicité (correspondance avec les faits).
L’objectivité se définit généralement par opposition à la subjectivité, qui désigne ce qui appartient en propre au sujet, ses opinions, émotions, perspectives particulières. Cette opposition structure profondément la pensée moderne et ses prétentions scientifiques.
Usage philosophique et débats
La question de l’objectivité traverse toute l’histoire de la philosophie, mais se formule différemment selon les époques. Chez Platon, la connaissance objective s’identifie à la saisie des Formes intelligibles, réalités immuables et universelles accessibles par la raison pure. Le monde sensible, changeant et multiple, ne peut offrir qu’une connaissance subjective et relative, une simple opinion (doxa) par opposition à la science (epistémè).
Descartes fonde l’objectivité moderne sur la méthode et la clarté de la raison. Dans le Discours de la méthode (1637), il propose de suspendre tous les préjugés hérités pour ne retenir que les idées claires et distinctes, garanties par la véracité divine. L’objectivité cartésienne repose sur l’universalité de la raison humaine : ce qui apparaît évident à un esprit attentif doit l’être pour tous.
Kant opère une révolution copernicienne concernant l’objectivité. Dans la Critique de la raison pure (1781), il montre que l’objectivité ne provient pas d’une conformité passive de l’esprit aux choses en soi, mais de la structure universelle de notre faculté de connaître. Les catégories de l’entendement (causalité, substance, quantité) et les formes a priori de la sensibilité (espace et temps) constituent les conditions de possibilité de toute expérience objective. L’objectivité n’est donc pas absolue mais transcendantale : elle désigne ce qui est nécessairement valable pour tout sujet connaissant structuré comme nous le sommes. Les choses en soi (Ding an sich) demeurent inconnaissables ; nous ne connaissons que des phénomènes, mais cette connaissance possède une objectivité rigoureuse.
Cette conception kantienne influence profondément les sciences. Pour que l’expérience devienne objective, elle doit être formulable en termes universels, reproductible, mesurable selon des protocoles standardisés. L’objectivité scientifique suppose une communauté de chercheurs partageant des méthodes et des critères de validation.
Nietzsche ébranle radicalement l’idéal d’objectivité. Dans Par-delà bien et mal (1886), il affirme qu’il n’existe pas de faits, seulement des interprétations. Toute connaissance est perspective, située, animée par des intérêts vitaux. L’objectivité prétendue masque souvent des volontés de puissance déguisées. Cette critique généalogique vise particulièrement la science moderne, qui dissimule ses présupposés sous le masque de la neutralité.
La phénoménologie husserlienne tente de refonder l’objectivité sans tomber dans le relativisme nietzschéen. Husserl distingue l’attitude naturelle, où nous prenons naïvement le monde pour une réalité objective en soi, et l’attitude phénoménologique, qui suspend cette croyance (épochè) pour décrire rigoureusement comment les objets se constituent dans la conscience. L’objectivité devient alors un corrélat intentionnel : elle désigne le mode d’apparition des choses comme indépendantes de nos désirs et croyances particulières, sans prétendre accéder à une réalité absolue.
Heidegger radicalise la critique de l’objectivité dans Être et Temps (1927). L’attitude objectivante, qui transforme les êtres en objets mesurables et manipulables, dérive d’un mode existentiel plus fondamental : notre engagement pratique dans le monde. L’objectivité scientifique n’est qu’une modalité dérivée de notre rapport au monde, qui oublie l’être au profit de l’étant.
Karl Popper développe une conception procédurale de l’objectivité scientifique. Dans La Logique de la découverte scientifique (1934), il soutient que l’objectivité ne réside pas dans l’impartialité psychologique du chercheur – impossible à atteindre – mais dans la possibilité de soumettre toute théorie à la critique et à la réfutation. L’objectivité est une norme institutionnelle : elle exige la publicité des résultats, la reproductibilité des expériences, la discussion rationnelle des hypothèses.
Thomas Kuhn, dans La Structure des révolutions scientifiques (1962), conteste cette vision cumulative. Il montre que les paradigmes scientifiques comportent des éléments non rationnels, que les observations sont toujours chargées de théorie, et que les changements de paradigme s’apparentent parfois à des conversions. L’objectivité absolue devient illusoire ; reste une objectivité relative à un cadre paradigmatique.
Les épistémologies féministes, notamment Donna Haraway dans « Savoirs situés » (1988), proposent de remplacer l’idéal d’objectivité désincarnée par celui de savoirs situés (situated knowledges). Reconnaître la situation sociale, corporelle et historique de tout savoir n’implique pas le relativisme, mais une objectivité plus robuste, consciente de ses limites et de ses conditions de production.
En philosophie morale, l’objectivité des valeurs reste débattue. Le réalisme moral affirme l’existence de vérités éthiques objectives ; le subjectivisme les réduit à des préférences personnelles ; l’intersubjectivisme les fonde sur le consensus rationnel.
L’objectivité demeure ainsi un idéal régulateur : même si l’objectivité absolue s’avère inaccessible, l’effort pour minimiser les biais, vérifier les faits et soumettre nos croyances à l’examen critique conserve sa valeur cognitive et éthique.