Définition et étymologie
Le terme « géométral » est un adjectif dérivé de « géométrie », lui-même issu du grec geometria (de gê, terre, et metron, mesure). Dans son usage technique, « géométral » qualifie une représentation graphique qui conserve rigoureusement les dimensions et les proportions d’un objet, indépendamment de la perspective visuelle. En architecture et en dessin technique, un plan géométral présente les objets selon leurs mesures exactes, vus de face, de côté ou de dessus, sans déformation perspective.
L’opposition fondamentale se situe entre la vue géométrale et la vue perspective : la première privilégie la mesure objective et la vérité métrique, la seconde reproduit l’apparence visuelle telle qu’elle se donne à un observateur situé. Un plan géométral ignore délibérément les effets de distance, de raccourci et de point de vue qui caractérisent la vision naturelle.
Cette notion technique a connu une extension philosophique significative, particulièrement dans la pensée française du XXe siècle, où elle désigne métaphoriquement un point de vue absolu, surplombant, qui prétendrait saisir la totalité d’une réalité sans être situé quelque part.
Usage philosophique et développements
C’est principalement chez Merleau-Ponty que le concept de « géométral » acquiert son importance philosophique. Dans la Phénoménologie de la perception (1945), il utilise ce terme pour critiquer une certaine conception de la conscience et de la connaissance héritée du rationalisme classique. Le « regard géométral » désigne cette prétention de la conscience à se placer dans une position de survol absolu, à saisir les choses telles qu’elles sont en soi, indépendamment de toute perspective corporelle.
Pour Merleau-Ponty, cette illusion géométrale traverse toute la tradition philosophique occidentale depuis Descartes. La pensée cartésienne, en séparant radicalement l’esprit du corps, attribue à la conscience pure un accès direct à l’essence des choses, comme si elle pouvait les considérer d’un point de vue nulle part, d’une position désencombrée de toute situation corporelle. Cette conception ignore que toute perception est nécessairement incarnée, située, perspective.
Le philosophe démontre que nous ne percevons jamais les objets selon leur réalité géométrale objective. Une table ronde, par exemple, ne nous apparaît jamais circulaire dans notre expérience perceptive concrète : selon notre position, elle se donne comme elliptique, aplatie, déformée. Pourtant, nous la reconnaissons immédiatement comme ronde. Cette reconnaissance ne résulte pas d’une opération intellectuelle qui reconstituerait la forme géométrale à partir des apparences déformées ; elle procède d’une saisie corporelle immédiate qui intègre spontanément les variations perspectivistes.
La critique du géométral s’inscrit dans le projet phénoménologique plus large de Merleau-Ponty : revenir « aux choses mêmes », c’est-à-dire à l’expérience vécue avant toute reconstruction intellectuelle. Le monde vécu (Lebenswelt husserlien) n’est jamais un ensemble d’objets géométraux disposés dans un espace objectif ; c’est un champ phénoménal organisé autour de notre corps percevant, structuré selon nos projets et nos habitudes motrices.
Cette critique du géométral rejoint la contestation heideggérienne de la pensée représentationnelle. Heidegger, dans Être et Temps, montre que l’attitude théorique qui objective le monde en le représentant géométralement dérive d’une attitude pratique plus fondamentale où les choses se donnent comme disponibles pour nos projets. Le marteau n’est d’abord pas un objet aux propriétés géométrales définies, mais un outil qui « martèle » dans le contexte d’un projet.
Sartre, dans L’Être et le Néant, développe une critique similaire en introduisant la distinction entre le point de vue de Dieu (absolu, géométral, surplombant) et le point de vue humain (situé, engagé, perspective). La conscience humaine ne coïncide jamais avec ce regard divin ; elle est toujours « être-dans-le-monde », engagée dans une situation particulière qui limite et oriente ses possibilités de connaissance.
La notion de géométral permet également de comprendre certains débats épistémologiques contemporains. Thomas Nagel, dans The View from Nowhere (1986), reprend cette problématique en interrogeant la possibilité d’un « point de vue de nulle part » en philosophie et en science. Peut-on accéder à une connaissance purement objective, débarrassée de toute perspective subjective ? Nagel montre la tension irréductible entre notre situation concrète et notre aspiration à l’objectivité universelle.
Dans les sciences humaines, la critique du géométral inspire les approches situées de la connaissance (situated knowledge). Donna Haraway et les épistémologies féministes contestent l’illusion d’un savoir scientifique neutre et universel, soulignant que toute connaissance est produite depuis une position sociale, historique et corporelle particulière.
Le concept de géométral conserve ainsi une pertinence critique : il désigne la tentation récurrente de la pensée à s’abstraire de sa propre condition incarnée et située, à prétendre saisir le réel depuis une position impossible de survol absolu. Reconnaître l’impossibilité du géométral n’implique pas un relativisme radical, mais invite à une connaissance consciente de ses propres conditions de possibilité et de ses limites constitutives.