Définition et étymologie
La kénose est un concept théologique et philosophique désignant l’acte d’abaissement, de dépouillement ou d’anéantissement volontaire par lequel une entité renonce à certains de ses attributs ou de sa condition supérieure. Le terme provient du grec « kenosis » (κένωσις), dérivé du verbe « kenoô » (κενόω) qui signifie « vider », « rendre vain » ou « dépouiller ». La racine « kenos » (κενός) signifie littéralement « vide » ou « creux ».
Dans son usage premier, essentiellement chrétien, la kénose désigne spécifiquement l’acte par lequel le Christ, bien qu’étant de nature divine, s’est dépouillé de sa gloire et de ses prérogatives divines pour prendre la condition humaine, allant jusqu’à accepter la mort sur la croix. Ce concept s’étend cependant au-delà de la théologie pour éclairer des questions philosophiques fondamentales sur le sacrifice, l’humilité, le renoncement et la transformation de soi.
La kénose dans la théologie chrétienne
L’origine paulinienne
Le concept de kénose trouve sa source dans l’épître de Paul aux Philippiens (2, 6-8), passage fondateur de la christologie : « Lui qui était de condition divine n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être l’égal de Dieu. Mais il s’est dépouillé lui-même (ekenôsen), prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes, et, reconnu à son aspect comme un homme, il s’est abaissé lui-même, devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort sur une croix. »
Ce texte pose une énigme théologique majeure : comment le Dieu infini, immuable et tout-puissant peut-il se vider de lui-même sans cesser d’être Dieu ? La kénose révèle ainsi un paradoxe central de la foi chrétienne : l’Incarnation implique simultanément la plénitude divine et un véritable dépouillement.
Les débats théologiques
Au cours des siècles, les théologiens ont débattu de l’étendue et de la nature de cette kénose. Deux questions principales se posent : de quoi exactement le Christ s’est-il dépouillé ? Et ce dépouillement était-il réel ou seulement apparent ?
Les Pères de l’Église, notamment Cyrille d’Alexandrie et les théologiens du Concile de Chalcédoine (451), insistent sur le fait que le Christ n’a pas abandonné sa nature divine mais a ajouté à celle-ci la nature humaine, acceptant les limitations de la condition humaine tout en restant pleinement Dieu. La kénose ne serait donc pas une soustraction mais une addition paradoxale : Dieu se fait petit sans perdre sa grandeur.
Au XIXe siècle, la « théologie kénotique » allemande, représentée par des penseurs comme Gottfried Thomasius, propose une interprétation plus radicale : le Christ aurait temporairement renoncé à l’usage de certains attributs divins (omniscience, omnipotence, omniprésence) pendant son existence terrestre. Cette théorie visait à prendre au sérieux l’humanité réelle du Christ, mais fut critiquée pour risquer de compromettre sa divinité authentique.
La dimension philosophique de la kénose
Kénose et altérité
Au-delà de son contexte théologique strict, la kénose éclaire philosophiquement la question du rapport à l’autre. Emmanuel Lévinas, philosophe du XXe siècle, bien que n’utilisant pas explicitement ce terme, développe une éthique qui résonne avec la logique kénotique : le sujet éthique se constitue dans sa capacité à se dépouiller de son égocentrisme pour accueillir l’altérité absolue d’autrui. L’éthique lévinassienne exige une « substitution » où le moi se vide de sa suffisance pour répondre à l’appel de l’autre.
Le dépouillement mystique
La tradition mystique chrétienne, de Maître Eckhart à Jean de la Croix, a exploré la kénose comme voie spirituelle. Eckhart parle du « détachement » (Abgeschiedenheit) et du « dépouillement » par lequel l’âme doit se vider de toute possession, de toute image et même de tout concept de Dieu pour atteindre l' »enfantement de Dieu dans l’âme ». Jean de la Croix évoque quant à lui la « nuit obscure » où l’âme doit accepter le dépouillement total de ses certitudes et consolations spirituelles.
Cette dimension mystique de la kénose rejoint des préoccupations philosophiques sur le rapport entre plénitude et vacuité, possession et dépossession. Elle suggère que l’accès à une vérité plus haute exige paradoxalement le renoncement aux modes ordinaires de connaissance et de possession.
Kénose et philosophie moderne
Certains philosophes contemporains ont réinterprété la kénose dans des contextes séculiers. Gianni Vattimo, dans sa « pensée faible », voit dans la kénose chrétienne un paradigme de l’affaiblissement de l’être qui caractérise la modernité. La sécularisation elle-même serait une continuation de la logique kénotique : l’abaissement de Dieu ouvre la voie à une désacralisation du monde et à l’autonomie humaine.
Slavoj Žižek propose une lecture encore plus radicale : la kénose révèlerait non pas l’humilité de Dieu, mais sa mort réelle dans la Passion. Le Christ abandonné sur la croix (« Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ») manifesterait l’absence de tout au-delà transcendant, la vacuité au cœur même du divin.
Implications éthiques et existentielles
La kénose, comme concept philosophique, interroge les conditions de la transformation authentique. Elle suggère qu’accéder à une existence plus vraie ou plus pleine passe paradoxalement par un dépouillement, un lâcher-prise des fausses sécurités et des identités rigides. Ce paradoxe – se vider pour se remplir, perdre pour gagner – traverse de nombreuses traditions philosophiques et spirituelles.
La kénose demeure ainsi un concept puissant pour penser l’humilité, le sacrifice, l’altérité et les conditions d’une authentique transcendance, qu’elle soit comprise en termes religieux ou existentiels.