INFOS-CLÉS | |
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Origine | Écosse (Kirkcaldy, Glasgow, Édimbourg), Royaume-Uni |
Importance | ★★★★★ |
Courants | Lumières écossaises, Libéralisme classique, Philosophie morale |
Thèmes | Main invisible, Division du travail, Sympathie, Spectateur impartial, *Richesse des nations |
Philosophe écossais des Lumières et économiste, Adam Smith est la figure fondatrice de l’économie politique moderne. Son œuvre magistrale, la Richesse des nations, a défini les principes du capitalisme libéral, mais sa pensée ne peut être comprise sans son pendant moral, la Théorie des sentiments moraux, qui fonde la société sur la sympathie.
En raccourci
Adam Smith (1723-1790) est souvent appelé le « père de l’économie moderne », et c’est vrai. Mais il était avant tout un philosophe moral.
Né en Écosse, il est devenu professeur et a écrit deux livres majeurs qui vont ensemble. Le premier, la « Théorie des sentiments moraux » (1759), pose une question simple : comment se fait-il que nous ne soyons pas tous des égoïstes finis ? Sa réponse est la « sympathie ». Il explique que nous avons une capacité naturelle à nous mettre à la place des autres et à vouloir être bien vus par un « spectateur impartial » (une sorte de conscience).
Dix-sept ans plus tard, il publie son livre le plus célèbre, la « Richesse des nations » (1776). C’est là qu’il explique ses grandes idées économiques. Il montre que la « division du travail » (la spécialisation) rend la production incroyablement efficace. Il explique aussi que lorsque chacun poursuit son « intérêt personnel » (chercher à améliorer sa propre vie), une « main invisible » guide l’économie vers le bien-être général, comme si le boulanger ne faisait pas du bon pain par charité, mais pour gagner sa vie, ce qui au final nourrit tout le monde.
Smith n’était pas pour un capitalisme sauvage. Il pensait que l’État avait un rôle important (justice, défense, éducation) et il se méfiait beaucoup des monopoles et des hommes d’affaires qui complotent contre le public. Sa pensée est un équilibre complexe entre la liberté individuelle et le besoin de morale.
Des origines écossaises à la formation intellectuelle
Kirkcaldy et une jeunesse studieuse
Né en 1723 à Kirkcaldy, un petit port de pêche en Écosse, Adam Smith connaît une enfance marquée par l’absence. Son père, contrôleur des douanes, meurt quelques mois avant sa naissance. Il est élevé par sa mère, Margaret Douglas, avec laquelle il entretiendra une relation fusionnelle et dévouée tout au long de sa vie. Cet environnement familial stable mais monoparental, dépourvu de la rudesse d’une figure paternelle autoritaire, a peut-être favorisé le développement d’un caractère introspectif, observateur et profondément attaché à la vie intellectuelle.
Sa santé fragile l’écarte des jeux de son âge. Il se révèle très tôt un élève exceptionnellement doué, absorbé par la lecture. Un seul événement notable vient troubler sa jeunesse : un bref enlèvement par des bohémiens à l’âge de trois ans, avant d’être rapidement retrouvé. Sa vie, hormis cet incident, sera presque entièrement dédiée à l’étude et à l’enseignement.
Glasgow et l’éveil philosophique
À quatorze ans, un âge courant pour l’époque, Smith entre à l’Université de Glasgow. Cette institution est alors en pleine effervescence, au cœur de ce qui deviendra les Lumières écossaises. L’influence déterminante de sa formation est sa rencontre avec le philosophe Francis Hutcheson, qui occupe la chaire de philosophie morale.
Hutcheson enseigne une doctrine qui rompt radicalement avec le pessimisme de Hobbes ou le cynisme de Mandeville (auteur de La Fable des abeilles, qui voyait les « vices privés » faire le « bien public »). Pour Hutcheson, l’être humain possède un « sens moral » inné, une capacité naturelle à approuver les actions bienveillantes et à désirer le bonheur d’autrui. Cette idée d’un fondement sentimental et non purement égoïste de la morale marque profondément le jeune Smith. Il y puisera la source de sa propre réflexion sur la sympathie.
Oxford : la déception et l’autodidacte
En 1740, Smith obtient une bourse prestigieuse (la Snell Exhibition) pour parfaire ses études au Balliol College, à l’Université d’Oxford. Le contraste avec Glasgow est brutal et décevant. Il trouve l’enseignement d’Oxford paresseux, dogmatique et intellectuellement stagnant, un bastion de l’anglicanisme conservateur bien loin de l’émulation critique de l’Écosse presbytérienne. Il écrira plus tard que « la plupart des professeurs publics [d’Oxford] avaient, depuis de nombreuses années, entièrement renoncé même à faire semblant d’enseigner ».
Ce séjour de six ans, qu’il vit dans un relatif isolement, le transforme en autodidacte. Il profite de l’exceptionnelle bibliothèque d’Oxford pour dévorer les classiques latins et grecs, mais aussi la littérature française et la philosophie contemporaine. C’est là qu’il se plonge dans l’œuvre de son compatriote David Hume, dont le Traité de la nature humaine est alors considéré comme un ouvrage subversif et athée. Cette lecture, faite en cachette, est fondamentale. Elle lui ouvre la voie d’une analyse de la nature humaine fondée sur l’observation et l’expérience plutôt que sur la révélation ou la métaphysique pure.
L’émergence du professeur et le premier chef-d’œuvre
Les conférences d’Édimbourg et la chaire de Glasgow
De retour en Écosse en 1746, Smith cherche sa voie. Grâce au soutien de Lord Kames, une figure centrale des Lumières écossaises, il commence à donner des conférences publiques à Édimbourg. Ces cours, qui portent sur la rhétorique, les belles-lettres et, de plus en plus, sur « l’économie politique » (un terme encore neuf), rencontrent un succès retentissant. Ils assoient sa réputation d’esprit brillant, clair et méthodique.
Ce succès lui ouvre les portes de son alma mater. En 1751, il est nommé professeur à l’Université de Glasgow, occupant d’abord la chaire de logique. L’année suivante, à la mort de son ancien professeur, il hérite de la prestigieuse chaire de philosophie morale, qu’il occupera pendant treize ans. Cette période sera, selon ses propres dires, la plus heureuse et la plus féconde de sa vie. Son cours de philosophie morale est une vaste synthèse qui couvre la théologie naturelle, l’éthique (ce qui deviendra la Théorie des sentiments moraux), la jurisprudence et enfin l’économie politique (l’embryon de la Richesse des nations).
La Théorie des sentiments moraux (1759)
En 1759, Adam Smith publie son premier grand ouvrage, la Théorie des sentiments moraux. Le livre connaît un succès immédiat et lui vaut une renommée européenne. Il y aborde la question fondamentale laissée par Hutcheson : si nous n’avons pas de « sens moral » direct, comment la moralité émerge-t-elle ?
La réponse de Smith est la sympathie. Il ne s’agit pas de la pitié ou de la compassion, mais de la capacité psychologique innée de l’être humain à se mettre à la place d’autrui, à imaginer ce qu’il ressent. C’est un processus de « communauté de sentiments » (fellow-feeling). Nous jugeons les actions d’une autre personne en imaginant si nous pourrions sympathiser avec ses motivations.
Mais comment nous jugeons-nous nous-mêmes ? Smith introduit ici son concept le plus important : le spectateur impartial (impartial spectator). Pour juger notre propre conduite, nous nous dédoublons. Nous imaginons un observateur neutre, bienveillant et parfaitement informé qui examine nos actions. Notre désir d’être « aimable » (digne d’être aimé) et louable (digne de louanges) nous pousse à agir d’une manière que ce spectateur impartial pourrait approuver. La conscience morale n’est donc ni une voix divine ni un calcul rationnel ; c’est un tribunal intérieur façonné par l’interaction sociale et notre capacité à imaginer le regard d’autrui.
L’amitié avec David Hume
Durant ses années à Glasgow, Smith cultive une amitié profonde et durable avec David Hume, de douze ans son aîné. Bien qu’ils diffèrent sur des points cruciaux (Smith est moins radicalement sceptique que Hume et conserve une foi en une « Providence » déiste), leur dialogue intellectuel est constant.
Hume est le premier lecteur critique de la Théorie des sentiments moraux. Inversement, l’influence de Hume, notamment ses essais sur le commerce, la monnaie et la politique, est palpable dans le développement de la pensée économique de Smith. Cette amitié, qui durera jusqu’à la mort de Hume en 1776, est le symbole de l’intense collaboration intellectuelle qui caractérise les Lumières écossaises.
Le « Grand Tour » et la gestation de la Richesse des nations
Le préceptorat et le voyage en France
En 1763, Adam Smith reçoit une offre qui va changer sa vie. Charles Townshend, un homme politique britannique influent (et beau-père du jeune Duc de Buccleuch), lui propose de devenir le précepteur du duc pour son « Grand Tour » d’Europe. L’offre est financièrement exceptionnelle : une pension à vie de 300 livres par an, soit bien plus que son salaire de professeur.
Smith accepte et démissionne de sa chaire à Glasgow. De 1764 à 1766, il voyage avec son élève, séjournant principalement à Toulouse, à Genève (où il rencontre Voltaire) et enfin à Paris. Ce voyage le sort de l’univers académique écossais et le plonge au cœur de la vie intellectuelle et politique du continent.
La rencontre avec les Physiocrates
Le séjour parisien est le plus décisif. Smith, désormais célèbre grâce à sa Théorie, est reçu dans les salons les plus prestigieux. Il y rencontre les figures de proue de la pensée économique française, les « Économistes », que l’histoire retiendra sous le nom de Physiocrates. Il fréquente assidûment François Quesnay (auteur du Tableau économique) et Turgot, le futur contrôleur général des finances de Louis XVI.
Les Physiocrates ont développé la première théorie économique véritablement systémique. Ils prônent le « laissez-faire, laissez-passer », s’opposant au protectionnisme étatique. Ils affirment que la richesse ne provient pas de l’or (la doctrine mercantiliste) mais de la terre, de l’agriculture, seul secteur capable de produire un « produit net ». Smith est fasciné par leur analyse systémique et adopte leur libéralisme, mais il rejettera leur idée que seule l’agriculture est productive. Pour lui, le travail sous toutes ses formes est source de valeur.
La rupture avec le Mercantilisme
Ces rencontres en France, combinées à ses propres observations sur la rigidité de l’économie d’Ancien Régime, achèvent de cristalliser sa pensée économique. Il voit que le système dominant, le Mercantilisme, est une impasse. Cette doctrine, pratiquée par la plupart des États européens, conçoit la richesse comme une quantité fixe (l’or et l’argent). Elle vise à accumuler des métaux précieux en exportant le plus possible et en important le moins possible, grâce à des tarifs douaniers, des monopoles (comme la Compagnie des Indes) et des subventions.
Smith comprend que cette vision est erronée. La richesse n’est pas un stock d’or, mais la capacité d’une nation à produire des biens et des services pour sa population. Le commerce n’est pas un jeu à somme nulle (ce que l’un gagne, l’autre le perd) ; c’est un jeu à somme positive où les deux parties peuvent s’enrichir.
La Richesse des nations et la fondation de l’économie politique
L’anatomie de la prospérité (1776)
De retour à Kirkcaldy en 1766, Adam Smith se cloître pendant près de dix ans pour rédiger son chef-d’œuvre. Bénéficiant de sa pension, il vit chez sa mère et se consacre entièrement à son Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations (titre complet), qui paraît enfin le 9 mars 1776.
L’ouvrage est une synthèse monumentale qui pose les fondements de l’économie classique. Il redéfinit l’objet même de la discipline. La richesse d’une nation, écrit-il, est « le travail annuel de cette nation qui lui fournit… toutes les choses nécessaires et commodes de la vie ». La question n’est plus de savoir comment l’État peut s’enrichir, mais comment la société peut devenir prospère.
La division du travail et l’intérêt personnel
La réponse de Smith tient en un concept clé : la division du travail. Il ouvre son livre avec l’exemple célèbre d’une manufacture d’épingles. Un ouvrier seul peine à produire une seule épingle par jour. Mais si la tâche est divisée en dix-huit opérations distinctes (tirer le fil, le couper, aiguiser la pointe…), dix ouvriers peuvent en produire des dizaines de milliers. La spécialisation entraîne une augmentation prodigieuse de la productivité.
Quel est le moteur de cette spécialisation ? Ce n’est pas la bienveillance, mais l’intérêt personnel (self-interest). Smith énonce ici sa formule la plus célèbre : « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leur intérêt propre. » Dans l’échange économique, nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur amour-propre. Cet intérêt personnel, ce désir d’améliorer sa condition, est le moteur universel du progrès économique.
La « main invisible » et le marché
Comment cet égoïsme apparent ne conduit-il pas au chaos ? C’est ici qu’intervient la métaphore la plus célèbre de Smith : la main invisible (invisible hand). Il n’utilise l’expression qu’une seule fois dans la Richesse des nations, mais elle résume sa pensée.
En poursuivant son propre intérêt, l’individu « est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions ». Cette fin, c’est l’intérêt général. Le marché libre, par le mécanisme des prix, de l’offre et de la demande, coordonne les actions de millions d’individus sans qu’une autorité centrale n’ait à le planifier. L’entrepreneur qui cherche le profit maximal investira là où les besoins sont les plus grands, produisant ainsi ce que la société désire le plus. La main invisible est une métaphore de l’ordre social spontané généré par le marché.
Le rôle légitime de l’État
Contrairement à l’image caricaturale qu’on en donne parfois, Adam Smith n’est pas un anarchiste ou un libertarien prônant l’absence totale d’État. Son « système de liberté naturelle » exige un cadre institutionnel solide. Il assigne au souverain trois devoirs essentiels.
Premièrement, le devoir de défendre la société contre la violence extérieure (la défense nationale). Deuxièmement, le devoir de protéger chaque membre de la société contre l’injustice ou l’oppression de tout autre membre (la justice). Troisièmement, le devoir d’ériger et d’entretenir certains ouvrages et institutions publics que l’intérêt privé ne pourrait jamais financer, car ils ne seraient jamais rentables, mais qui sont pourtant d’une grande utilité à la société (routes, ponts, canaux, et surtout l’éducation publique pour contrer les effets abrutissants de la division du travail sur l’esprit des ouvriers).
Les dernières années : Le sage d’Édimbourg
Le commissaire des douanes
En 1778, deux ans après la publication de son grand œuvre, Adam Smith est nommé commissaire des douanes à Édimbourg. Ce poste, ironique pour le pourfendeur des tarifs douaniers, n’est pas une sinécure. Il l’occupe avec un sérieux méticuleux jusqu’à la fin de sa vie.
Il s’installe à Édimbourg avec sa mère (qui ne mourra qu’en 1784) et une cousine. Il devient une figure centrale de la vie intellectuelle de la capitale écossaise, recevant ses amis (comme le chimiste Joseph Black) lors de dîners dominicaux réputés.
Révisions et destruction des manuscrits
Smith consacre une grande partie de ses dernières années à réviser ses deux chefs-d’œuvre. Il publie en 1790 la sixième édition de la Théorie des sentiments moraux, y ajoutant des développements significatifs, notamment sur le rôle de la conscience et la critique du stoïcisme, montrant que sa pensée morale l’a occupé jusqu’au bout.
Hanté par l’imperfection, il ne parviendra jamais à achever ses autres projets, notamment une grande histoire du droit et une œuvre sur les arts et les sciences. Sentant sa fin venir, il demande à ses exécuteurs testamentaires (Joseph Black et James Hutton) de brûler la quasi-totalité de ses manuscrits inachevés, un ordre qui sera scrupuleusement exécuté. Il ne laisse à la postérité que ses deux grands livres et quelques essais de jeunesse.
Adam Smith meurt à Édimbourg le 17 juillet 1790, après une courte maladie. Il est enterré au cimetière de Canongate.
La postérité d’Adam Smith est immense. Il est le point de départ de toute la pensée économique classique (Ricardo, Malthus, Mill) et le penseur de référence du libéralisme économique. Sa véritable contribution, cependant, ne réside pas dans la Richesse des nations seule, mais dans son projet global. Il a été le premier à proposer une théorie complète de la société moderne, en articulant ses deux fondements : un fondement moral basé sur la sympathie (qui permet aux hommes de vivre ensemble) et un fondement économique basé sur l’intérêt personnel régulé par le marché (qui leur permet de prospérer).