INFOS-CLÉS | |
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Nom anglais | Achille Mbembe |
Origine | Cameroun |
Importance | ★★★★ |
Courants | Théorie postcoloniale, Philosophie politique africaine |
Thèmes | Nécropolitique, Postcolonie, Afropolitanisme, Brutalisme, Devenir-nègre du monde |
Achille Mbembe redéfinit la pensée politique contemporaine en développant une critique radicale de la modernité coloniale et de ses prolongements postcoloniaux, proposant de nouveaux concepts pour comprendre les formes contemporaines de domination et d’émancipation.
En raccourci
Philosophe et politologue camerounais né en 1957, Achille Mbembe émerge comme l’une des voix les plus influentes de la théorie critique africaine et postcoloniale. Formé au Cameroun puis en France, il développe une œuvre philosophique originale qui interroge les héritages de la colonisation et les formes contemporaines du pouvoir en Afrique et au-delà.
Professeur à l’Université du Witwatersrand à Johannesburg, il forge des concepts novateurs comme la « nécropolitique » – le pouvoir de donner la mort – et la « postcolonie » pour analyser les configurations politiques africaines. Son analyse du « devenir-nègre du monde » examine l’extension planétaire des logiques d’exploitation autrefois réservées aux colonisés.
Intellectuel engagé dans les débats contemporains sur la décolonisation, la mémoire et l’avenir de l’Afrique, Mbembe articule une pensée complexe qui dialogue avec Fanon, Foucault et Deleuze tout en proposant une perspective authentiquement africaine sur les enjeux globaux du XXIᵉ siècle.
Formation camerounaise et éveil politique
Enfance dans le Cameroun postcolonial
Né le 17 juillet 1957 à Otélé, dans la région du Centre-Cameroun, Joseph-Achille Mbembe grandit dans un pays fraîchement indépendant, marqué par les séquelles de la guerre anticoloniale de l’Union des populations du Cameroun (UPC). Le contexte de violence politique et de répression qui caractérise le régime d’Ahmadou Ahidjo façonne précocement sa conscience des mécanismes du pouvoir postcolonial. L’atmosphère de terreur diffuse et de contrôle social qu’il observe durant son enfance nourrira ses futures analyses de la postcolonie.
Son éducation primaire dans les écoles missionnaires catholiques l’expose simultanément à l’héritage colonial chrétien et aux résistances culturelles locales. Cette double exposition génère une sensibilité particulière aux ambivalences de la modernité africaine, thème central de son œuvre future. Les récits familiaux de la résistance anticoloniale et la mémoire encore vive de la violence coloniale imprègnent son imaginaire intellectuel.
Formation universitaire à Yaoundé
Mbembe entame ses études supérieures à l’Université de Yaoundé en 1975, dans un contexte de bouillonnement intellectuel malgré l’autoritarisme ambiant. Il s’oriente vers l’histoire, discipline qui lui permet d’explorer les racines coloniales du présent africain. L’université camerounaise des années 1970, traversée par les débats sur l’authenticité africaine et le développement, constitue un laboratoire pour sa pensée en formation.
Durant cette période, il découvre les œuvres de Frantz Fanon, Aimé Césaire et Cheikh Anta Diop, qui bouleversent sa compréhension de l’histoire africaine. L’influence de Fabien Eboussi Boulaga, philosophe camerounais critique du christianisme colonial, s’avère déterminante dans son approche déconstructive des discours dominants. Il obtient sa licence d’histoire en 1978, avec un mémoire sur la christianisation du Cameroun qui préfigure ses interrogations sur les entrelacs du pouvoir et du sacré.
Parcours parisien et formation théorique
L’immersion dans la théorie critique française
Arrivé à Paris en 1982 pour poursuivre ses études doctorales à la Sorbonne, Mbembe découvre l’effervescence intellectuelle post-structuraliste. Il suit les séminaires de Michel Foucault au Collège de France, rencontre qui transforme radicalement son approche du pouvoir. Les analyses foucaldiennes de la biopolitique et de la gouvernementalité lui fournissent des outils conceptuels qu’il adaptera au contexte africain.
Parallèlement, il fréquente les cercles intellectuels africains de Paris, notamment autour de la revue Politique africaine fondée par Jean-François Bayart. Ces espaces de débat lui permettent d’articuler théorie européenne et réalité africaine, développant une approche hybride caractéristique de sa pensée. La lecture de Gilles Deleuze et Félix Guattari enrichit sa conception rhizomatique du pouvoir postcolonial.
Thèse doctorale et premiers concepts
Sa thèse de doctorat, soutenue en 1989 sous le titre « Le Cameroun sous Ahmadou Ahidjo », constitue bien plus qu’une monographie historique. Mbembe y développe une analytique du pouvoir postcolonial qui dépasse le cas camerounais, introduisant des concepts comme « commandement » pour désigner la modalité spécifique d’exercice du pouvoir en Afrique postcoloniale. Il examine comment le pouvoir se théâtralise et se banalise simultanément, créant ce qu’il appellera plus tard l’« intimité tyrannique ».
L’originalité de son approche réside dans le refus des dichotomies simplistes résistance/domination. Il montre comment dominants et dominés participent d’une même économie politique du pouvoir, créant des formes de convivialité paradoxales avec la tyrannie. Cette analyse nuancée rompt avec les approches militantes simplificatrices tout en maintenant une critique radicale des structures de domination.
Carrière américaine et conceptualisation majeure
Columbia et Pennsylvania : l’élaboration de la postcolonie
Recruté par Columbia University en 1988, avant même la soutenance de sa thèse, Mbembe entame une carrière académique américaine qui durera jusqu’en 2000. L’immersion dans le contexte intellectuel américain, marqué par les cultural studies et les débats sur le multiculturalisme, enrichit sa perspective théorique. Il dialogue avec les penseurs de la diaspora africaine comme Paul Gilroy et Cornel West, élargissant sa réflexion aux dimensions atlantiques de l’expérience noire.
Durant son passage à l’Université de Pennsylvanie (1992-1996), il rédige De la postcolonie (2000), œuvre magistrale qui établit sa réputation internationale. Le concept de « postcolonie » qu’il y développe désigne non une période chronologique mais un « âge » caractérisé par l’entrelacement du colonisant et du colonisé. Il analyse les formes baroques du pouvoir africain, la « zombification » mutuelle des gouvernants et gouvernés, l’économie générale de la violence qui structure les sociétés postcoloniales.
Berkeley et la nécropolitique
Son séjour à l’Université de Californie à Berkeley (1996-2000) marque une nouvelle phase créatrice. C’est là qu’il élabore le concept de « nécropolitique », publié d’abord sous forme d’article en 2003. Prolongeant et radicalisant la biopolitique foucaldienne, la nécropolitique désigne les formes contemporaines de soumission de la vie au pouvoir de la mort. Mbembe montre comment, dans les périphéries du système mondial, le pouvoir s’exerce moins par la gestion de la vie que par l’administration de la mort et la création de « mondes de mort ».
Cette conceptualisation puissante analyse les camps de réfugiés, les territoires occupés, les zones de guerre comme laboratoires d’une gouvernementalité nécropolitique. Le concept connaît un succès théorique fulgurant, repris dans des contextes variés pour analyser les politiques migratoires, la guerre contre le terrorisme, ou la gestion pandémique. La nécropolitique devient un outil analytique majeur pour comprendre les violences contemporaines.
Retour en Afrique et pensée de l’émancipation
Installation à Johannesburg et WISER
En 2001, Mbembe fait le choix significatif de s’installer à Johannesburg, rejoignant le Wits Institute for Social and Economic Research (WISER) de l’Université du Witwatersrand. Ce retour en Afrique, dans la métropole la plus dynamique du continent, marque un tournant existentiel et intellectuel. L’Afrique du Sud post-apartheid, avec ses promesses et ses déceptions, devient son laboratoire pour penser les futurs africains.
Comme directeur de recherche au WISER (2011-2018), il transforme l’institution en plateforme intellectuelle panafricaine et globale. Il initie des projets ambitieux comme les Johannesburg Workshops in Theory and Criticism, créant des espaces de formation théorique pour une nouvelle génération d’intellectuels africains. Son séminaire attire des chercheurs du monde entier, faisant de Johannesburg un centre névralgique de la pensée critique contemporaine.
L’Afropolitanisme et la circulation des mondes
Depuis Johannesburg, Mbembe développe le concept d’« Afropolitanisme », vision cosmopolite de l’identité africaine qui transcende les essentialismes. L’Afropolitanisme désigne une manière d’être au monde qui refuse l’enfermement identitaire tout en assumant l’africanité comme position dans le monde. Cette proposition suscite des débats passionnés, certains y voyant une trahison élitiste de l’Afrique populaire, d’autres une ouverture nécessaire.
Dans Sortir de la grande nuit (2010), il articule une vision de la décolonisation comme processus inachevé nécessitant une « montée en humanité ». Il refuse tant l’afro-pessimisme que l’afro-optimisme béat, proposant une « pensée de la traversée » attentive aux potentialités émancipatrices sans occulter les pesanteurs structurelles. Sa réflexion sur la « déclosion du monde » imagine des formes de vie au-delà des enfermements coloniaux et postcoloniaux.
Œuvres majeures et contributions théoriques récentes
Critique de la raison nègre et universalisation de la condition noire
Critique de la raison nègre (2013) constitue probablement l’œuvre la plus ambitieuse de Mbembe. Il y retrace la généalogie de la figure du « Nègre » comme invention de la modernité occidentale, analysant comment la race fonctionne comme dispositif d’exploitation et de gouvernement. L’originalité de l’ouvrage réside dans sa thèse du « devenir-nègre du monde » : l’extension à l’ensemble de l’humanité subalterne des logiques d’exploitation et de déshumanisation autrefois réservées aux esclaves et colonisés.
Cette universalisation de la condition noire ne dilue pas la spécificité de l’expérience africaine mais révèle comment le néolibéralisme généralise les techniques de prédation expérimentées dans les colonies. Mbembe analyse la « nanorationalité » contemporaine, la transformation des humains en objets-marchandises, la production industrielle de l’ennemi. Le livre dialogue avec l’afrofuturisme et les Black Studies tout en proposant une théorie générale de la domination contemporaine.
Brutalisme et politique de l’inimitié
Politiques de l’inimitié (2016) et Brutalisme (2020) poursuivent l’analyse des mutations contemporaines du pouvoir. Mbembe forge le concept de « brutalisme » pour désigner l’esthétique et la pratique du pouvoir à l’ère de la computation universelle. Le brutalisme caractérise un moment où la technique fusionne avec le nerveux et le numérique pour produire de nouvelles formes de violence et d’extraction.
L’analyse de la « démocratie de l’inimitié » examine comment les démocraties libérales adoptent des logiques d’exception permanente, transformant la politique en guerre civile moléculaire. Mbembe montre comment le paradigme sécuritaire transforme les sociétés en archipels fortifiés, multipliant murs et frontières. Sa critique de la « nanoracialisation » analyse les nouvelles technologies de classification et de ségrégation à l’ère algorithmique.
Engagement public et controverses
Interventions dans l’espace public
Intellectuel public engagé, Mbembe intervient régulièrement dans les débats contemporains. Ses prises de position sur la crise des réfugiés, les violences xénophobes en Afrique du Sud, ou la décolonisation des universités mobilisent largement. Il participe activement au mouvement #RhodesMustFall, analysant la « chute des statues » comme moment de rupture symbolique nécessaire.
Ses conférences magistrales attirent des audiences massives sur tous les continents. La clarté de son exposition et la force de ses images conceptuelles rendent sa pensée complexe accessible à un public élargi. Il refuse la posture de l’intellectuel en tour d’ivoire, concevant l’engagement public comme prolongement nécessaire du travail théorique.
Débats et polémiques
L’œuvre de Mbembe suscite des débats passionnés et parfois des polémiques. En 2020, l’accusation d’antisémitisme lancée en Allemagne provoque une controverse internationale, révélant les tensions autour de la critique d’Israël et de l’apartheid. Mbembe maintient la légitimité de la comparaison analytique entre systèmes de domination, refusant l’exceptionnalisation de certaines violences historiques.
Certains critiques africains lui reprochent son éloignement des réalités populaires africaines, voyant dans ses concepts sophistiqués une forme d’élitisme académique. D’autres questionnent son pessimisme anthropologique, y décelant une forme de nihilisme. Mbembe répond en revendiquant un « afro-pessimisme méthodologique » comme condition d’une lucidité émancipatrice.
Influence et perspectives
Impact sur la pensée contemporaine
L’influence de Mbembe dépasse largement les études africaines ou postcoloniales. Ses concepts circulent dans les théories critiques de la race, les études sur la violence, la philosophie politique contemporaine. La nécropolitique est devenue une catégorie analytique incontournable, appliquée des favelas brésiliennes aux camps de réfugiés européens. Le « devenir-nègre du monde » inspire les analyses de la précarisation généralisée.
Une nouvelle génération d’intellectuels africains et diasporiques se réclame de son influence, développant ses intuitions dans des directions variées. Son impact s’étend aux artistes et curateurs, inspirant expositions et créations qui explorent les esthétiques de la résistance. Les universités africaines intègrent progressivement ses œuvres dans leurs curricula, marquant une décolonisation épistémologique en acte.
Projets futurs et horizons théoriques
À 67 ans, Mbembe poursuit une production intellectuelle intense. Ses travaux actuels explorent les « futurs terrestres » et les cosmologies africaines comme ressources pour penser l’Anthropocène. Il développe une réflexion sur le « soin de la Terre » qui articule écologie, décolonisation et spiritualités africaines. Cette nouvelle direction suggère un dépassement du paradigme critique vers une pensée de la réparation du monde.
L’héritage vivant d’Achille Mbembe réside dans sa capacité à penser depuis l’Afrique des questions universelles, renversant les géographies traditionnelles de la théorie. Son œuvre démontre que la pensée africaine n’est pas périphérique mais centrale pour comprendre les mutations contemporaines du pouvoir et imaginer des formes de vie émancipées. Figure majeure de la philosophie contemporaine, il incarne la possibilité d’une pensée-monde ancrée dans l’expérience africaine, ouvrant des horizons théoriques et politiques pour le XXIᵉ siècle.