INFOS-CLÉS | |
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Nom d’origine | Abraham bar Ḥiyya ha-Nasi (אברהם בר חייא הנשיא) |
Origine | Espagne (Catalogne) |
Importance | ★★★ |
Courants | Philosophie juive médiévale, Néoplatonisme |
Thèmes | Astronomie médiévale, Transmission du savoir arabe, Eschatologie juive, Géométrie euclidienne |
Abraham bar Hiyya incarne le rôle de tout premier plan des savants juifs dans la transmission et la transformation du savoir gréco-arabe vers l’Europe latine médiévale, développant une synthèse originale entre rationalité philosophique et tradition religieuse juive.
En raccourci
Philosophe, mathématicien et astronome juif catalan, Abraham bar Hiyya (1070-1136) joue un rôle déterminant dans la transmission du savoir scientifique arabe à l’Occident chrétien. Surnommé Savasorda par les Latins, il opère à la frontière de trois mondes culturels : juif, musulman et chrétien.
Établi à Barcelone, il traduit des œuvres scientifiques arabes en hébreu et collabore avec Platon de Tivoli pour les traduire en latin. Ses propres traités d’astronomie, de mathématiques et de philosophie constituent des synthèses novatrices qui influenceront durablement la pensée médiévale.
Premier auteur à écrire des ouvrages scientifiques originaux en hébreu, il élève cette langue au rang de véhicule du savoir philosophique et scientifique. Son œuvre témoigne de la vitalité intellectuelle du judaïsme séfarade médiéval.
Origines et contexte historique
La Catalogne au tournant des XIᵉ et XIIᵉ siècles
Né vers 1070 dans la taïfa de Saragosse, Abraham bar Hiyya grandit dans un contexte géopolitique complexe. La fragmentation d’al-Andalus en royaumes de taïfas favorise paradoxalement l’effervescence intellectuelle, chaque cour rivalisant pour attirer savants et lettrés. L’avancée progressive de la Reconquista chrétienne crée des zones de contact intense entre civilisations musulmane, juive et chrétienne.
Les communautés juives catalanes occupent une position privilégiée dans cette configuration. Leur multilinguisme – arabe, hébreu, latin et langues romanes – en fait des médiateurs culturels indispensables. Bar Hiyya bénéficie de cette situation unique qui lui permet d’accéder aux sources scientifiques arabes tout en établissant des contacts avec le monde latin émergent.
Formation intellectuelle et influences
L’éducation d’Abraham bar Hiyya reflète la richesse du milieu intellectuel juif d’al-Andalus. Formé dans la tradition talmudique, il acquiert parallèlement une solide culture philosophique et scientifique puisée aux sources arabes. Il étudie les traductions arabes d’Aristote, Ptolémée et Euclide, ainsi que les œuvres originales d’al-Khwārizmī, al-Battānī et al-Zarqālī.
Cette double formation façonne sa vision intellectuelle. Bar Hiyya refuse de séparer savoir religieux et connaissance rationnelle, cherchant plutôt leur harmonisation. L’influence du néoplatonisme, transmis par les philosophes arabes et juifs comme Ibn Gabirol, marque profondément sa conception de l’univers et de la place de l’homme dans la création.
Activité scientifique et philosophique à Barcelone
Installation et reconnaissance officielle
Vers 1100, Abraham bar Hiyya s’établit définitivement à Barcelone, alors en pleine expansion sous le règne de Ramon Berenguer III. Son titre de « Nasi » (prince) suggère une fonction officielle au sein de la communauté juive, possiblement liée à l’administration de la justice ou à la représentation communautaire. Cette position lui assure l’autorité et les ressources nécessaires à ses travaux intellectuels.
La cour comtale de Barcelone, consciente de la valeur du savoir arabe, encourage les entreprises de traduction. Bar Hiyya devient un acteur central de ce mouvement, collaborant avec des clercs chrétiens avides d’accéder aux trésors scientifiques de l’Orient. Son expertise astronomique lui vaut d’être consulté pour des questions pratiques comme l’établissement de calendriers ou la détermination de positions géographiques.
L’œuvre de traduction et transmission
La collaboration d’Abraham bar Hiyya avec Platon de Tivoli constitue un moment décisif dans l’histoire intellectuelle médiévale. Entre 1134 et 1145, ils traduisent ensemble plusieurs traités majeurs de l’arabe au latin, notamment le Traité sur la sphère d’al-Battānī et des œuvres de Ptolémée. Bar Hiyya traduit oralement de l’arabe vers la langue romane, que Platon transpose ensuite en latin.
Au-delà de la traduction littérale, bar Hiyya adapte et commente les textes pour les rendre accessibles à un public non familier avec les conventions scientifiques arabes. Il introduit une terminologie hébraïque scientifique nouvelle, créant les néologismes nécessaires pour exprimer des concepts mathématiques et astronomiques complexes. Cette innovation linguistique élève définitivement l’hébreu au rang de langue scientifique.
Œuvres originales et contributions théoriques
Les traités mathématiques et géométriques
Hibbur ha-Meshihah ve-ha-Tishboret (Traité de géométrie), composé vers 1116, représente le premier ouvrage mathématique original écrit en hébreu. L’œuvre synthétise la géométrie euclidienne et les développements arabes, notamment en algèbre. Bar Hiyya y expose systématiquement les propriétés des figures planes et solides, avec des applications pratiques à l’arpentage et à l’architecture.
L’innovation majeure réside dans sa méthode pédagogique. Contrairement aux exposés purement théoriques de ses prédécesseurs, bar Hiyya multiplie les exemples concrets tirés de la vie quotidienne et du commerce. Cette approche pragmatique facilite la diffusion du savoir mathématique au-delà des cercles savants restreints. Le traité, traduit en latin sous le titre Liber embadorum, influence durablement l’enseignement des mathématiques en Europe occidentale.
L’astronomie philosophique
Dans Tzurat ha-Aretz (La Forme de la Terre), Abraham bar Hiyya développe une cosmologie originale qui synthétise l’astronomie ptolémaïque, la philosophie aristotélicienne et la théologie juive. Il décrit la structure sphérique de l’univers, les mouvements des astres et leur influence sur le monde sublunaire, tout en intégrant ces connaissances dans une vision religieuse du cosmos.
Heshbon Mahalakhot ha-Kokhavim (Calcul des mouvements stellaires) constitue son œuvre astronomique majeure. Bar Hiyya y présente des tables astronomiques adaptées aux latitudes européennes, corrigeant les calculs arabes conçus pour des latitudes plus méridionales. Ces tables permettent de calculer les positions planétaires, les éclipses et les conjonctions avec une précision remarquable pour l’époque.
La philosophie de l’histoire et l’eschatologie
Megillat ha-Megalleh (Rouleau du révélateur), achevé en 1129, expose la philosophie de l’histoire d’Abraham bar Hiyya. L’ouvrage propose une interprétation rationnelle de l’eschatologie juive, calculant la date de la rédemption messianique à partir d’une analyse astronomique et numérologique des textes bibliques. Bar Hiyya fixe cette date à l’année 1358, soit 230 ans après la rédaction de son traité.
Cette tentative de rationalisation de l’espérance messianique reflète la tension créatrice entre foi et raison qui caractérise sa pensée. Bar Hiyya maintient que la providence divine s’exerce à travers des lois naturelles compréhensibles par la raison humaine. Les cycles astronomiques deviennent ainsi les instruments par lesquels Dieu révèle progressivement son plan pour l’humanité.
Influence et réception
Impact immédiat sur le judaïsme médiéval
L’œuvre d’Abraham bar Hiyya transforme profondément la culture intellectuelle juive médiévale. En démontrant que l’hébreu peut véhiculer un savoir scientifique sophistiqué, il encourage une génération de savants juifs à produire des œuvres originales dans leur langue. Les Tibbonides de Provence, traducteurs prolifiques du XIIᵉ siècle, reconnaissent explicitement leur dette envers son travail pionnier.
Maïmonide lui-même, tout en critiquant certaines de ses positions philosophiques, utilise les tables astronomiques de bar Hiyya pour ses calculs calendaires. La méthode rationnelle d’interprétation des textes religieux développée par bar Hiyya influence la démarche maïmonidienne de conciliation entre Aristote et la Torah.
Transmission au monde latin
Par ses traductions et ses œuvres originales traduites en latin, Abraham bar Hiyya contribue de manière décisive à la renaissance scientifique du XIIᵉ siècle européen. Le Liber embadorum devient un manuel de référence dans les écoles cathédrales, introduisant les étudiants latins aux mathématiques arabes. Léonard de Pise (Fibonacci) cite explicitement bar Hiyya dans son Liber Abaci (1202).
Les concepts astronomiques transmis par bar Hiyya préparent la réception occidentale des grandes synthèses astronomiques arabes. Son insistance sur l’observation empirique et le calcul mathématique influence l’évolution de l’astronomie européenne vers une discipline plus quantitative et prédictive.
Mort et héritage durable
Dernières années et disparition
Abraham bar Hiyya s’éteint vers 1136, probablement à Barcelone. Les circonstances exactes de sa mort demeurent inconnues, les sources contemporaines restant silencieuses sur ses derniers jours. Cette discrétion contraste avec l’influence considérable de son œuvre, suggérant peut-être les tensions inhérentes à sa position d’intermédiaire entre mondes culturels parfois antagonistes.
Postérité intellectuelle
L’héritage d’Abraham bar Hiyya transcende les frontières confessionnelles et culturelles. Figure emblématique de la translatio studiorum médiévale, il incarne le rôle crucial des savants juifs dans la transmission et la transformation du savoir antique et arabe vers l’Europe latine. Son œuvre témoigne de la possibilité d’une synthèse créative entre traditions intellectuelles diverses.
La méthode interdisciplinaire de bar Hiyya, alliant mathématiques, astronomie et philosophie, préfigure l’approche intégrative de la science moderne. Sa conviction que l’étude rationnelle de la nature révèle l’ordre divin anticipe les développements ultérieurs de la théologie naturelle. Abraham bar Hiyya demeure ainsi non seulement un transmetteur essentiel du savoir médiéval, mais aussi un penseur original dont la vision synthétique continue d’éclairer les interactions fécondes entre science, philosophie et religion.