INFOS-CLÉS | |
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Origine | Irlande |
Importance | ★★★★ |
Courants | Empirisme, Idéalisme subjectif, Immatérialisme |
Thèmes | Esse est percipi, Critique de la matière, Philosophie de la perception, Théologie naturelle, Anti-abstraction |
George Berkeley demeure l’une des figures les plus originales et les plus paradoxales de la philosophie moderne. Évêque anglican et penseur empiriste, il développa une doctrine audacieuse niant l’existence de la matière et affirmant que la réalité se compose uniquement d’esprits et d’idées.
En raccourci
Né en 1685 à Dysert Castle près de Kilkenny en Irlande, George Berkeley grandit dans une famille protestante de la petite noblesse. Après des études brillantes au Trinity College de Dublin, il entre dans les ordres anglicans tout en poursuivant des recherches philosophiques.
Dès l’âge de vingt-cinq ans, il publie son Essai pour une nouvelle théorie de la vision (1709), où il analyse la perception spatiale. L’année suivante paraît son œuvre maîtresse, Traité sur les principes de la connaissance humaine (1710), qui formule sa thèse centrale : « être, c’est être perçu » (esse est percipi). Berkeley y soutient que les objets matériels n’existent pas indépendamment de la perception et que ce que nous appelons « matière » n’est qu’un assemblage d’idées dans l’esprit.
Cette position radicale vise plusieurs objectifs. D’abord réfuter le matérialisme et l’athéisme en montrant que seuls les esprits possèdent une existence substantielle. Ensuite résoudre les difficultés soulevées par la distinction lockéenne entre qualités premières et secondes. Enfin démontrer que la cohérence de nos perceptions requiert l’existence d’un esprit divin garant de l’ordre naturel.
En 1713, il publie les Trois Dialogues entre Hylas et Philonous, forme littéraire plus accessible de sa doctrine. Après des voyages en Europe et une tentative avortée de fonder un collège aux Bermudes, Berkeley devient évêque de Cloyne en 1734. Il y rédige des ouvrages sur des sujets variés : économie, médecine, mathématiques, toujours animé par le souci de combattre le scepticisme et l’irréligion.
Son immatérialisme suscite incompréhension et railleries de son vivant, mais influence profondément la pensée ultérieure. Hume, Kant et les idéalistes allemands dialogueront avec sa pensée audacieuse, qui pose des questions fondamentales sur la nature de la réalité et les limites de la connaissance humaine.
Origines et formation intellectuelle
Une enfance irlandaise dans l’Angleterre protestante
George Berkeley naît le 12 mars 1685 à Dysert Castle, dans le comté de Kilkenny, au sud-est de l’Irlande. Sa famille appartient à la gentry protestante anglo-irlandaise, cette classe de colons anglais établis en Irlande après les conquêtes élisabéthaines. Son père, William Berkeley, officier de l’armée britannique, possède des terres modestes mais suffisantes pour assurer à ses enfants une éducation soignée.
Le contexte irlandais de la fin du XVIIᵉ siècle marque profondément la formation de Berkeley. L’île demeure profondément divisée entre une majorité catholique dépossédée et une minorité protestante dominante. Cette situation instable nourrit chez le jeune Berkeley une conscience aiguë des questions religieuses et politiques. La défense du protestantisme anglican constituera un fil conducteur de toute son œuvre.
Brillance précoce au Trinity College
En 1700, à quinze ans, Berkeley entre au Trinity College de Dublin, seule université d’Irlande et bastion de l’anglicanisme. Il y découvre la philosophie moderne dans un curriculum encore largement dominé par la scolastique aristotélicienne. Ses professeurs introduisent néanmoins les penseurs contemporains : Descartes, Malebranche, Locke, Newton.
Étudiant remarquablement doué, Berkeley obtient son Bachelor of Arts en 1704 puis son Master of Arts en 1707. Dès cette époque, ses carnets personnels — les Philosophical Commentaries — révèlent une pensée originale en gestation. Il y critique vigoureusement la notion de matière et esquisse les principes de son futur immatérialisme. Ces notes montrent un jeune esprit audacieux, prêt à remettre en question les fondements mêmes de la philosophie naturelle de son temps.
Ordination et vocation philosophique
En 1710, Berkeley reçoit l’ordination dans l’Église anglicane. Cette double vocation — philosophe et prêtre — n’a rien de paradoxal à ses yeux. La philosophie authentique conduit naturellement à Dieu ; inversement, la théologie requiert une compréhension rigoureuse de la nature de la réalité. La religion et la philosophie forment chez Berkeley un projet intellectuel unifié, orienté vers la défense de la foi contre le matérialisme et le scepticisme.
Au Trinity College, il obtient un fellowship qui lui assure revenus et loisirs pour la recherche. Il fréquente les cercles intellectuels dublinois, où l’on débat des découvertes newtoniennes et des controverses philosophiques anglaises. Cette période de jeunesse studieuse voit l’éclosion d’une des pensées les plus singulières de l’histoire de la philosophie.
Première élaboration doctrinale
L’Essai pour une nouvelle théorie de la vision
En 1709, à vingt-quatre ans, Berkeley publie son premier ouvrage majeur, An Essay towards a New Theory of Vision. Ce texte aborde la question de la perception visuelle de la distance et de la grandeur. Berkeley y soutient une thèse novatrice : nous ne voyons pas directement la distance, mais l’inférons à partir d’indices sensoriels associés par l’expérience.
Cette analyse s’oppose aux théories géométriques de la vision, qui supposent un calcul inconscient des angles et des distances. Pour Berkeley, la perception spatiale résulte d’associations apprises entre sensations visuelles et sensations tactiles. Un aveugle de naissance qui recouvrerait la vue ne pourrait immédiatement évaluer les distances ni reconnaître par la vue les formes qu’il connaît par le toucher.
L’ouvrage connaît un succès immédiat dans les milieux savants. Il établit Berkeley comme un penseur original en philosophie naturelle et en optique. Mais surtout, il prépare le terrain pour sa doctrine plus radicale : si notre connaissance du monde extérieur dépend entièrement de nos perceptions, quelle légitimité reste-t-il à postuler une réalité matérielle indépendante ?
Le Traité sur les principes de la connaissance humaine
L’année suivante, Berkeley publie son œuvre maîtresse, A Treatise concerning the Principles of Human Knowledge. Le titre modeste dissimule l’audace inouïe de la thèse : la matière n’existe pas. Ce que nous appelons objets matériels ne sont que des collections d’idées dans l’esprit. L’existence consiste à être perçu (esse est percipi) ou à percevoir (esse est percipere).
Berkeley commence par reprendre la distinction établie par Locke entre idées et choses. Mais là où Locke maintenait l’existence d’une substance matérielle support des qualités, Berkeley montre que nous n’avons aucune idée d’une telle substance. Toute notre connaissance se compose d’idées perçues. Postuler un substrat matériel inconnaissable derrière ces idées constitue une hypothèse vide de sens.
Cette critique s’étend à la distinction lockéenne entre qualités premières (forme, mouvement, solidité) et qualités secondes (couleur, son, odeur). Locke affirmait que les premières appartiennent réellement aux objets, tandis que les secondes résultent de l’interaction entre objets et organes sensoriels. Berkeley démontre que les qualités premières dépendent tout autant de la perception que les secondes. La forme d’un objet varie selon la distance et l’angle de vision ; sa solidité n’est connue que par la résistance tactile.
Conséquences métaphysiques de l’immatérialisme
Si la matière n’existe pas, qu’est-ce qui garantit la permanence et la régularité du monde ? Berkeley répond : Dieu. Les objets continuent d’exister quand nous ne les percevons pas parce qu’ils demeurent perçus par l’esprit divin infini. La nature n’est que le langage par lequel Dieu communique avec les esprits finis.
Cette solution présente plusieurs avantages aux yeux de Berkeley. Elle réfute le matérialisme athée en montrant que seuls les esprits possèdent une existence substantielle. Elle résout le problème de la causalité : ce ne sont pas les objets matériels qui causent nos perceptions, mais Dieu qui les produit directement en nous selon des lois régulières. Elle explique l’uniformité de la nature : tous les esprits perçoivent les mêmes idées parce qu’elles proviennent de la même source divine.
Défense et diffusion de la doctrine
Les Trois Dialogues entre Hylas et Philonous
Le Traité de 1710 rencontre une réception mitigée. Beaucoup de lecteurs peinent à saisir la portée de l’argument ou le rejettent comme absurde. Pour clarifier et populariser sa pensée, Berkeley publie en 1713 les Three Dialogues between Hylas and Philonous. Le dialogue platonicien offre un cadre littéraire plus accessible que l’exposition systématique.
Hylas représente le sens commun matérialiste ; Philonous (littéralement « ami de l’esprit ») défend l’immatérialisme berkeleyen. À travers trois conversations, Philonous réfute méthodiquement toutes les objections d’Hylas. Les arguments abstraits du Traité s’incarnent dans des échanges vivants, ponctués d’exemples concrets et de réparties spirituelles.
L’ouvrage connaît un succès plus large que le Traité. Il établit définitivement Berkeley comme une voix originale dans les débats philosophiques britanniques. Néanmoins, peu de penseurs adhèrent à l’immatérialisme. La doctrine demeure trop contraire aux intuitions ordinaires pour gagner des disciples nombreux. Samuel Johnson aurait illustré ce rejet en frappant du pied une pierre en déclarant : « Je le réfute ainsi ! »
Voyages européens et rencontres intellectuelles
Entre 1713 et 1721, Berkeley effectue deux grands voyages sur le continent comme chapelain d’ambassadeurs britanniques. Il séjourne en France, en Italie, traversant les Alpes et visitant les grandes cités intellectuelles : Paris, Lyon, Turin, Rome, Naples. Ces voyages élargissent considérablement son horizon culturel et ses réseaux savants.
À Paris, il rencontre Malebranche, dont l’occasionnalisme présente des affinités avec sa propre doctrine. Tous deux nient que les objets matériels possèdent une véritable causalité. Mais Malebranche conserve l’existence de la matière, tandis que Berkeley la rejette entièrement. En Italie, Berkeley fréquente les cercles érudits, discutant mathématiques, physique et antiquités avec les savants locaux.
Ces années de voyage inspirent aussi son intérêt pour les questions économiques et sociales. Il observe les différences de prospérité entre nations, les effets du commerce et de la monnaie. Ces réflexions nourriront ses écrits ultérieurs sur l’économie irlandaise.
Le projet des Bermudes
En 1724, Berkeley conçoit un projet ambitieux : fonder un collège aux îles Bermudes pour éduquer les colons et évangéliser les populations indigènes d’Amérique. Il obtient une promesse de subvention du gouvernement britannique et recrute des collaborateurs enthousiastes. En 1728, il s’embarque pour le Nouveau Monde avec sa jeune épouse Anne Forster.
Installé à Newport, Rhode Island, Berkeley attend la subvention promise qui ne vient jamais. Pendant trois ans, il vit en Amérique, prêchant, enseignant, rédigeant un dialogue philosophique, Alciphron, contre les libres penseurs. Cette période américaine, bien qu’elle n’aboutisse pas au collège projeté, marque profondément sa vision du monde. Il observe la société coloniale, ses possibilités et ses tensions.
En 1731, devant l’impossibilité manifeste de réaliser son projet, Berkeley rentre en Irlande. Il lègue sa bibliothèque et sa maison de Newport à l’université Yale. Cet échec pratique ne diminue en rien son énergie intellectuelle. Au contraire, les années suivantes verront une production philosophique renouvelée.
Maturité épiscopale et œuvres tardives
Évêque de Cloyne : administration et pastorale
En 1734, Berkeley est nommé évêque de Cloyne, petit diocèse rural du sud de l’Irlande. Cette fonction administrative pourrait sembler l’éloigner de la philosophie, mais Berkeley y voit l’occasion de mettre en pratique ses convictions. Il prend ses responsabilités pastorales au sérieux : visites paroissiales, ordinations, administration des biens ecclésiastiques, aide aux pauvres.
Le diocèse de Cloyne traverse des périodes difficiles. Famines, épidémies, tensions sociales entre protestants et catholiques exigent l’attention constante de l’évêque. Berkeley s’implique activement dans l’amélioration des conditions de vie de ses ouailles, indépendamment de leur confession. Cette charité pratique manifeste la dimension éthique de sa philosophie spiritualiste.
Malgré ces charges, Berkeley poursuit ses travaux intellectuels. Sa résidence épiscopale devient un foyer de réflexion où il accueille correspondants et visiteurs. Il entretient une correspondance savante avec des philosophes, mathématiciens et théologiens de toute l’Europe.
L’Analyste et la critique des mathématiques
En 1734, Berkeley publie The Analyst, pamphlet dirigé contre les mathématiciens newtoniens. Il y critique le concept de fluxion (l’équivalent newtonien de la dérivée) comme reposant sur des fondements logiques défaillants. Comment les mathématiciens peuvent-ils reprocher aux théologiens leurs mystères quand ils admettent eux-mêmes des infiniment petits inconcevables ?
Cette critique, techniquement sophistiquée, vise moins les mathématiques elles-mêmes que la prétention des matérialistes à fonder leur vision du monde sur la certitude mathématique. Berkeley montre que les sciences exactes reposent elles aussi sur des notions obscures et des conventions pratiques. Le succès des mathématiques ne prouve pas la vérité du matérialisme.
L’ouvrage déclenche une vive polémique. Plusieurs mathématiciens répondent à Berkeley, défendant la légitimité des méthodes infinitésimales. Cette controverse contribue paradoxalement à une clarification des fondements du calcul différentiel. Les logiciens et mathématiciens du XIXᵉ siècle reconnaîtront la pertinence de plusieurs objections berkeleyennes.
Siris : médecine, nature et métaphysique
En 1744, Berkeley publie Siris, ouvrage étrange qui commence comme un traité médical sur les vertus de l’eau de goudron et s’élève progressivement vers la métaphysique et la théologie. L’eau de goudron, que Berkeley a expérimentée comme remède universel, devient le prétexte à une méditation sur la nature, l’âme du monde et la chaîne des êtres.
Siris révèle l’intérêt tardif de Berkeley pour le néoplatonisme et les doctrines hermétiques. Il y évoque une « âme du monde » qui semble s’éloigner de l’immatérialisme strict de sa jeunesse. Les commentateurs débattent de cette apparente évolution : Berkeley a-t-il modifié sa doctrine, ou explore-t-il simplement de nouvelles formulations pour ses convictions spiritualistes ?
L’ouvrage connaît un succès considérable, davantage pour ses recommandations médicales que pour sa métaphysique. Des milliers de personnes adoptent le remède de l’évêque Berkeley. Cette popularité pratique contraste avec l’incompréhension persistante qui entoure sa philosophie théorique.
Dernières années et testament intellectuel
Les années 1740 voient Berkeley vieillir paisiblement dans son diocèse, entouré de sa famille nombreuse. Il continue d’écrire sur des sujets variés : questions économiques irlandaises, propositions pour améliorer l’enseignement, réflexions morales. Sa santé décline progressivement, mais son esprit reste vif.
En 1752, Berkeley décide de quitter Cloyne pour s’installer à Oxford, où son fils étudiant a besoin de supervision paternelle. Le 14 janvier 1753, alors qu’on lui fait la lecture, il meurt paisiblement, entouré de sa famille. Il est inhumé dans la cathédrale Christ Church d’Oxford. Sa mort passe relativement inaperçue dans les milieux philosophiques ; son influence posthume surpassera de loin sa renommée de son vivant.
Réception et postérité philosophique
Incompréhension contemporaine et railleries
Du vivant de Berkeley, l’immatérialisme ne convainc presque personne. La doctrine heurte trop violemment le sens commun pour être prise au sérieux par la plupart. On raille l’évêque qui nie l’existence de la matière, on le caricature comme un paradoxe vivant. Même les philosophes sympathiques à ses conclusions théistes rejettent ses prémisses immatérialistes.
Certains critiques, comme Andrew Baxter, accusent Berkeley de saper involontairement la religion en rendant la création divine inutile : si Dieu produit directement toutes nos perceptions, pourquoi avoir créé un monde matériel ? D’autres, comme Samuel Clarke, maintiennent que la distinction entre imagination et perception réelle requiert l’existence d’objets matériels indépendants.
Ces critiques manquent souvent la subtilité de l’argument berkeleyen. Berkeley ne nie pas l’existence du monde réel ; il en propose une interprétation différente. Les arbres, les montagnes, les corps existent véritablement, mais comme collections d’idées plutôt que comme substances matérielles opaques.
Influence sur Hume et l’empirisme radical
David Hume, jeune contemporain de Berkeley, lit attentivement ses œuvres. Bien qu’il rejette l’immatérialisme théiste, Hume radicalise certains aspects de la critique berkéleyenne. Si Berkeley montre que nous n’avons pas d’idée de substance matérielle, Hume démontre que nous n’avons pas non plus d’idée de substance spirituelle, de moi permanent ou de causalité nécessaire.
Cette radicalisation transforme l’empirisme berkéleyen en scepticisme humien. Là où Berkeley pensait réfuter le scepticisme en ancrant la réalité en Dieu, Hume montre que l’empirisme conséquent conduit à douter de toute substance, matérielle ou spirituelle. L’immatérialisme de Berkeley devient ainsi, contre son intention, une étape vers le scepticisme moderne.
Kant et la révolution copernicienne
Kant reconnaît sa dette envers Berkeley dans plusieurs passages de la Critique de la raison pure. L’idéalisme transcendantal kantien partage avec Berkeley l’idée que nous ne connaissons pas les choses en soi, mais seulement nos représentations. Toutefois, Kant rejette fermement l’idéalisme dogmatique qu’il attribue à Berkeley.
Pour Kant, Berkeley commet l’erreur de nier l’existence des choses en soi, alors qu’il faudrait simplement reconnaître leur inconnaissabilité. L’idéalisme transcendantal distingue soigneusement entre le monde phénoménal (accessible à la connaissance) et le monde nouménal (inaccessible), là où Berkeley réduisait tout au phénoménal perçu par des esprits.
Cette interprétation kantienne de Berkeley, bien que discutable, façonne durablement la réception philosophique allemande. Les idéalistes allemands du XIXᵉ siècle — Fichte, Schelling, Hegel — dialogueront avec un Berkeley kantianisé plutôt qu’avec le texte original.
Redécouverte au XXᵉ siècle
Le XXᵉ siècle voit un regain d’intérêt pour Berkeley, particulièrement dans la philosophie analytique. Les phénoménalistes comme A. J. Ayer ou Bertrand Russell (à certaines périodes) développent des thèses proches de l’immatérialisme : les objets matériels sont des constructions logiques à partir de données sensorielles.
La philosophie de l’esprit contemporaine redécouvre aussi la pertinence de Berkeley. Sa critique de l’abstraction anticipe certaines analyses wittgensteiniennes du langage. Son analyse de la perception visuelle préfigure les débats contemporains sur la modularité de l’esprit et l’apprentissage perceptif. Les neurosciences cognitives confirment d’ailleurs plusieurs intuitions berkeleyennes sur la construction active de la perception spatiale.
Héritage théologique et spirituel
Au-delà de la philosophie académique, Berkeley influence durablement la théologie naturelle et la spiritualité chrétienne. Sa démonstration que l’ordre naturel manifeste directement l’activité divine inspire de nombreux apologètes. L’idée que la nature constitue un langage divin trouve des échos chez les romantiques et les transcendentalistes américains.
L’université de Californie honore sa mémoire en nommant l’un de ses campus Berkeley. Ironiquement, cette université deviendra au XXᵉ siècle un foyer de matérialisme scientifique — doctrine que l’évêque Berkeley combattit toute sa vie. Cette ironie historique illustre la complexité de la postérité philosophique, où les idées survivent souvent transformées, voire inversées.
Une pensée pour notre temps
L’œuvre de George Berkeley conserve une actualité philosophique indéniable. À une époque où les neurosciences et la physique quantique remettent en question nos intuitions naïves sur la réalité matérielle, l’immatérialisme berkeleyen apparaît moins absurde qu’au XVIIIᵉ siècle. L’idée que la réalité fondamentale pourrait être mentale ou informationnelle plutôt que matérielle trouve des défenseurs parmi certains physiciens et philosophes de l’esprit.
La critique berkéleyenne de l’abstraction résonne particulièrement dans les débats contemporains sur l’intelligence artificielle et la cognition. Berkeley montrait que nous ne pensons jamais en termes d’abstractions pures, mais toujours par le biais d’images particulières et de mots dont la généralité vient de l’usage. Cette analyse préfigure les approches connexionnistes et incarnées de la cognition, qui rejettent les modèles symboliques abstraits.
Sur le plan éthique et spirituel, l’insistance de Berkeley sur la primauté de l’esprit offre une alternative aux matérialismes réducteurs. Sans nécessairement adopter son théisme chrétien, on peut reconnaître la valeur de sa défense de l’expérience consciente comme donnée fondamentale plutôt que comme épiphénomène de processus physiques.
L’évêque philosophe demeure une figure fascinante, incarnant la possibilité d’une pensée radicale enracinée dans une foi traditionnelle. Son immatérialisme, incompris de son vivant, dialogue encore avec les questions les plus profondes de la métaphysique : quelle est la nature ultime de la réalité ? Comment l’esprit se rapporte-t-il au monde ? Quelle place occupe la conscience dans l’ordre des choses ? Ces interrogations berkeleyennes conservent toute leur pertinence pour la philosophie contemporaine.