INFOS-CLÉS | |
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Origine | Allemagne (Rhénanie, puis Berlin) |
Importance | ★★★★ |
Courants | Herméneutique, Philosophie de l’histoire, Sciences de l’esprit |
Thèmes | Erlebnis (expérience vécue), Verstehen (compréhension), Sciences de l’esprit, Critique de la raison historique, Weltanschauung |
Wilhelm Dilthey demeure l’architecte d’une distinction fondamentale dans l’épistémologie moderne : celle qui sépare les sciences de la nature des sciences de l’esprit. Philosophe de la compréhension historique, il a posé les bases méthodologiques des sciences humaines en développant une herméneutique de l’expérience vécue qui continue d’irriguer la pensée contemporaine.
En raccourci
Né dans une famille de pasteur protestant en Rhénanie, Wilhelm Dilthey incarne la figure du philosophe-historien qui cherche à comprendre la vie dans sa totalité concrète. Sa formation théologique initiale le conduit paradoxalement vers une philosophie de l’immanence où l’expérience vécue (Erlebnis) devient la clé de toute compréhension humaine.
Face au triomphe des sciences naturelles au XIXᵉ siècle, Dilthey défend l’autonomie méthodologique des sciences humaines. Pour lui, comprendre l’homme nécessite une approche différente de l’explication causale : il faut saisir de l’intérieur les significations et les valeurs qui animent l’expérience humaine. Cette intuition fondatrice structure toute son œuvre, depuis sa critique de la métaphysique jusqu’à son projet d’une « critique de la raison historique ».
Son influence dépasse largement les frontières de la philosophie allemande. La sociologie compréhensive de Weber, la phénoménologie de Husserl, l’herméneutique de Gadamer : tous portent l’empreinte de ses analyses sur la compréhension et l’historicité de l’existence humaine.
Origines et formation protestante
Milieu familial rhénan
Dans le petit village de Biebrich, près de Wiesbaden, naît le 19 novembre 1833 Wilhelm Dilthey. Son père, Maximilian Dilthey, exerce comme pasteur réformé dans cette communauté protestante de Rhénanie, région alors marquée par un protestantisme libéral ouvert aux questions culturelles et philosophiques. L’atmosphère familiale baigne dans une piété éclairée où la réflexion théologique côtoie naturellement l’intérêt pour l’histoire et la littérature.
L’enfance rhénane de Dilthey se déroule dans un contexte particulier : la Rhénanie prussienne connaît alors une effervescence intellectuelle nourrie par la rencontre entre traditions catholiques et protestantes, entre influences françaises et germaniques. Cette position de carrefour culturel marque profondément le jeune Wilhelm, lui donnant très tôt le sens de la diversité des perspectives humaines et de leur enracinement historique.
Formation théologique initiale
Suivant la tradition familiale, Dilthey entame en 1852 des études de théologie à l’université de Heidelberg. Cette formation initiale, loin de l’enfermer dans l’orthodoxie religieuse, lui ouvre les portes d’une réflexion critique sur les textes sacrés et leur interprétation historique. À Heidelberg, il suit notamment les cours de Kuno Fischer sur l’histoire de la philosophie moderne, découvrant ainsi Kant et les grands systèmes philosophiques allemands.
L’année suivante, il poursuit sa formation à Berlin où il rencontre des figures décisives. Friedrich Adolf Trendelenburg, philosophe aristotélicien critique du hégélianisme, devient son principal mentor philosophique. Sous sa direction, Dilthey développe une méfiance durable envers les constructions métaphysiques abstraites et s’oriente vers une philosophie plus proche de l’expérience concrète.
Influences formatrices berlinoises
Berlin des années 1850 constitue un creuset intellectuel exceptionnel. Dilthey y fréquente le séminaire de Leopold von Ranke, le grand historien de l’école historique allemande, dont la méthode fondée sur la critique des sources et la compréhension empathique des époques passées influence durablement sa conception de la connaissance historique. Parallèlement, il suit les cours d’August Boeckh sur la philologie classique, découvrant ainsi les méthodes herméneutiques appliquées aux textes anciens.
Ces années berlinoises cristallisent une tension créatrice entre l’héritage idéaliste allemand et les nouvelles exigences empiriques des sciences historiques. Dilthey perçoit la nécessité de dépasser l’opposition stérile entre spéculation philosophique et positivisme scientifique, recherche qui orientera toute son œuvre ultérieure.
Développement intellectuel et premières œuvres
Dissertation sur Schleiermacher
En 1864, Dilthey soutient sa thèse d’habilitation sur l’éthique de Schleiermacher, travail qui préfigure sa monumentale biographie du théologien-philosophe. Schleiermacher devient pour lui plus qu’un objet d’étude : un modèle de penseur capable d’articuler sentiment religieux et réflexion philosophique, expérience vécue et systématisation conceptuelle. Cette première recherche approfondie révèle déjà sa méthode caractéristique : comprendre une pensée en la replaçant dans son contexte vital et historique.
L’étude de Schleiermacher conduit Dilthey à approfondir la question herméneutique. Comment comprendre autrui ? Comment saisir l’individualité d’une œuvre ou d’une époque ? Ces interrogations, héritées du romantisme allemand, prennent chez lui une tournure méthodologique nouvelle : il ne s’agit plus seulement d’une technique d’interprétation des textes, mais d’une théorie générale de la compréhension humaine.
Premiers enseignements et recherches
Nommé professeur à Bâle en 1867, puis à Kiel en 1868 et à Breslau en 1871, Dilthey traverse les universités allemandes en développant progressivement sa philosophie propre. Ces années d’enseignement itinérant lui permettent d’affiner sa critique du positivisme tout en élaborant les bases de sa théorie des sciences de l’esprit. Ses cours portent sur l’histoire de la philosophie, la psychologie et la logique, domaines qu’il cherche à articuler dans une vision unitaire.
Durant cette période, il publie plusieurs essais importants sur la psychologie et l’histoire. Son article de 1875 sur « L’étude de l’histoire des sciences de l’homme, de la société et de l’État » pose les jalons de sa future distinction entre sciences de la nature et sciences de l’esprit. La psychologie occupe alors une place centrale dans sa réflexion : elle doit servir de fondement aux sciences humaines, mais une psychologie descriptive et analytique, non une psychologie explicative calquée sur les sciences naturelles.
L’œuvre de maturité : sciences de l’esprit et herméneutique
L’Introduction aux sciences de l’esprit (1883)
Avec la publication du premier volume de son « Introduction aux sciences de l’esprit » en 1883, Dilthey livre son œuvre philosophique majeure. Ce texte fondateur établit la distinction épistémologique entre Naturwissenschaften (sciences de la nature) et Geisteswissenschaften (sciences de l’esprit), distinction qui structure encore aujourd’hui les débats sur la spécificité des sciences humaines. L’ouvrage, conçu comme une « critique de la raison historique » sur le modèle kantien, vise à fonder philosophiquement l’autonomie méthodologique des sciences humaines.
L’argumentation centrale repose sur une différence fondamentale : les sciences de la nature expliquent des phénomènes externes par des lois causales, tandis que les sciences de l’esprit comprennent des expressions de la vie humaine de l’intérieur. Cette compréhension (Verstehen) s’appuie sur notre propre expérience vécue (Erlebnis) qui nous donne un accès privilégié aux productions de l’esprit humain. Ainsi, comprendre un poème, une action historique ou une institution sociale nécessite de les ressaisir dans leur signification vécue, non de les réduire à des mécanismes causaux.
La chaire berlinoise et le rayonnement académique
Nommé en 1882 à la prestigieuse chaire de philosophie de l’université de Berlin, succédant à Hermann Lotze, Dilthey accède au sommet du système universitaire allemand. Cette position institutionnelle lui confère une influence considérable sur la formation philosophique de toute une génération. Ses séminaires attirent des étudiants venus de toute l’Europe, futurs philosophes, sociologues et historiens qui diffuseront ses idées bien au-delà des frontières allemandes.
Parmi ses auditeurs et disciples figurent des personnalités qui marqueront profondément le XXᵉ siècle intellectuel : Georg Misch, son gendre et continuateur, Eduard Spranger, théoricien de la pédagogie, ou encore le jeune Martin Heidegger qui, bien que critique, reconnaîtra sa dette envers la pensée diltheyenne de l’historicité. Le séminaire berlinois devient ainsi un laboratoire où s’élabore une nouvelle approche des sciences humaines, fondée sur la compréhension historique et l’analyse des visions du monde.
Psychologie descriptive et compréhension
Dans ses « Idées concernant une psychologie descriptive et analytique » (1894), Dilthey précise sa conception d’une psychologie adaptée aux sciences de l’esprit. Contre la psychologie explicative qui cherche à décomposer la vie mentale en éléments simples reliés par des lois causales, il défend une psychologie qui respecte la totalité et la cohérence de l’expérience vécue. La vie psychique forme un ensemble structuré (Strukturzusammenhang) où pensée, sentiment et volonté s’entrelacent indissolublement.
Cette psychologie descriptive ne vise pas l’explication causale mais la compréhension des connexions de sens qui organisent la vie mentale. L’analyse doit partir de l’expérience vécue dans sa plénitude concrète, non de constructions hypothétiques sur des éléments psychiques supposés. Par exemple, comprendre une décision morale nécessite de saisir l’ensemble des motivations, valeurs et représentations qui la sous-tendent, non de la réduire à des mécanismes associatifs ou à des pulsions élémentaires.
Philosophie de l’histoire et visions du monde
La construction du monde historique
Au tournant du siècle, Dilthey approfondit sa réflexion sur l’historicité fondamentale de l’existence humaine. Son ouvrage « La construction du monde historique dans les sciences de l’esprit » (1910) représente l’aboutissement de sa philosophie de l’histoire. L’homme y apparaît comme un être essentiellement historique, dont la nature même se constitue et se transforme dans le temps. Il n’existe pas de nature humaine abstraite et intemporelle : l’homme est ce qu’il devient historiquement.
Cette historicité radicale pose un défi épistémologique majeur : comment atteindre une connaissance objective dans les sciences humaines si le chercheur lui-même est pris dans le flux historique ? Dilthey répond par sa théorie de l’objectivation : les expressions de la vie humaine – œuvres d’art, institutions, systèmes philosophiques – constituent des objectivations durables de l’esprit qui permettent une compréhension dépassant la subjectivité individuelle. Le monde historique forme ainsi un texte que l’herméneutique permet de déchiffrer.
Typologie des visions du monde
Dans ses derniers écrits, notamment « Les types de vision du monde » (1911), Dilthey développe une typologie philosophique ambitieuse. Trois grands types de Weltanschauung (vision du monde) structurent selon lui l’histoire de la pensée : le naturalisme (qui réduit tout au déterminisme naturel), l’idéalisme de la liberté (qui affirme l’autonomie de l’esprit), et l’idéalisme objectif (qui voit dans le monde la réalisation d’un principe spirituel).
Chaque vision du monde exprime une attitude fondamentale face à l’énigme de l’existence. Aucune ne peut prétendre à la vérité absolue car chacune saisit un aspect légitime de la réalité humaine. Le naturalisme répond au besoin de comprendre notre inscription dans la nature, l’idéalisme de la liberté à l’expérience de notre spontanéité créatrice, l’idéalisme objectif au sentiment de notre participation à une totalité signifiante. Cette relativité des visions du monde ne conduit pas au scepticisme mais à une compréhension plus riche de la diversité des perspectives humaines.
L’herméneutique comme méthode universelle
Les dernières années de Dilthey voient l’élargissement de sa conception de l’herméneutique. De technique particulière d’interprétation des textes, elle devient la méthode fondamentale des sciences de l’esprit. Comprendre, c’est toujours interpréter des signes, des expressions, des objectivations de la vie. Qu’il s’agisse d’un poème, d’une action historique ou d’une institution sociale, la compréhension procède selon un mouvement circulaire entre le tout et les parties, entre le texte et le contexte.
L’herméneutique diltheyenne repose sur un postulat fondamental : la possibilité de comprendre autrui grâce à notre commune humanité. Malgré les distances temporelles et culturelles, nous pouvons revivre (nacherleben) les expériences d’autres époques parce que nous partageons les structures fondamentales de l’expérience humaine. Cette transposition empathique n’est pas une projection subjective mais une reconstruction méthodique fondée sur l’analyse des expressions objectives de la vie.
Dernières années et synthèses philosophiques
Le cercle de Berlin et l’école diltheyenne
Autour du vieux maître se constitue dans les années 1900-1910 un cercle intellectuel influent. Georg Simmel, collègue à Berlin, développe une sociologie compréhensive qui prolonge les intuitions diltheyennes sur la compréhension et l’interaction sociale. Max Weber, bien que plus distant, reconnaît sa dette méthodologique envers la distinction entre explication et compréhension. Edmund Husserl, malgré des divergences, salue en Dilthey un précurseur de l’analyse phénoménologique de la conscience.
Ces échanges intellectuels enrichissent la pensée tardive de Dilthey. Les discussions avec Husserl sur la nature de l’expérience vécue l’amènent à préciser sa conception du vécu comme unité première de la conscience, antérieure à la distinction sujet-objet. Les débats avec les néokantiens de l’école de Bade (Windelband, Rickert) sur la spécificité des sciences historiques l’obligent à affiner sa théorie de l’individualité et de la valeur.
Projets inachevés et fragments posthumes
Jusqu’à sa mort le 1er octobre 1911 à Seis am Schlern (Tyrol du Sud), Dilthey travaille à plusieurs projets monumentaux qu’il ne pourra achever. Sa biographie de Schleiermacher, commencée dans sa jeunesse, reste incomplète malgré la publication d’un premier volume en 1870. Sa « Critique de la raison historique », conçue comme le pendant pour les sciences humaines de la critique kantienne, demeure à l’état de fragments et d’esquisses.
Ces œuvres inachevées témoignent de l’ampleur et de la difficulté de l’entreprise diltheyenne. Fonder philosophiquement les sciences de l’esprit tout en respectant leur diversité concrète constitue un défi théorique immense. Les manuscrits posthumes, progressivement édités tout au long du XXᵉ siècle, révèlent la richesse d’une pensée en perpétuel mouvement, toujours soucieuse de saisir la vie dans sa complexité irréductible.
Mort et héritage philosophique
Circonstances du décès
Durant l’été 1911, Dilthey séjourne comme chaque année dans le Tyrol du Sud pour se reposer et travailler au calme. Le 1er octobre, une crise de dysenterie l’emporte brutalement dans le petit village de Seis am Schlern, loin de Berlin et de son cercle intellectuel. Cette mort soudaine interrompt une activité philosophique intense : il préparait une refonte de son « Introduction aux sciences de l’esprit » et travaillait à de nouveaux essais sur l’herméneutique.
Ses funérailles à Berlin rassemblent l’élite intellectuelle allemande. L’université organise une cérémonie solennelle où ses collègues et disciples saluent en lui le philosophe qui a renouvelé la compréhension des sciences humaines. Les nécrologies dans les revues philosophiques européennes soulignent unanimement l’importance de sa contribution à la théorie de la connaissance historique et à l’herméneutique.
Impact immédiat sur la philosophie allemande
Dans les années qui suivent sa mort, l’influence de Dilthey s’étend rapidement. Martin Heidegger, dans « Être et Temps » (1927), reprend et radicalise sa conception de l’historicité de l’existence humaine, transformant l’analyse épistémologique en ontologie fondamentale. Hans-Georg Gadamer reconnaîtra plus tard en Dilthey le précurseur de l’herméneutique philosophique, tout en critiquant son psychologisme résiduel.
L’école historique allemande intègre massivement les concepts diltheyens. Friedrich Meinecke applique la théorie des visions du monde à l’histoire des idées politiques. Ernst Troeltsch utilise la méthode compréhensive pour analyser les formations religieuses. La distinction entre sciences de la nature et sciences de l’esprit devient un lieu commun de l’épistémologie allemande, structurant les débats sur la méthode en sociologie, psychologie et histoire.
Réception internationale et postérité
Au-delà de l’Allemagne, la pensée diltheyenne connaît une diffusion progressive mais durable. En France, Raymond Aron introduit ses idées dans sa thèse sur la philosophie critique de l’histoire (1938), contribuant au renouveau de la philosophie de l’histoire. Paul Ricœur développera plus tard une herméneutique qui dialogue constamment avec l’héritage diltheyen, notamment sur la question du récit et de l’identité narrative.
Dans le monde anglo-saxon, la réception est plus tardive mais non moins significative. R.G. Collingwood reprend la théorie de la compréhension historique dans sa philosophie de l’histoire. Plus récemment, Charles Taylor s’inspire de Dilthey pour sa critique du naturalisme en sciences humaines et sa défense d’une approche herméneutique de l’action humaine.
Actualité de la pensée diltheyenne
Les débats contemporains en sciences humaines et sociales continuent de porter l’empreinte diltheyenne. La question de la spécificité méthodologique des sciences humaines reste ouverte, notamment face aux prétentions des neurosciences et des approches computationnelles. L’insistance de Dilthey sur la dimension signifiante et interprétative de l’action humaine garde toute sa pertinence face aux réductionnismes contemporains.
L’herméneutique, devenue paradigme majeur en sciences humaines, reconnaît en Dilthey son fondateur moderne. Les développements récents de l’herméneutique interculturelle reprennent son intuition sur la possibilité de comprendre l’altérité malgré les distances culturelles. Sa conception de l’expérience vécue influence également la phénoménologie contemporaine et les approches qualitatives en sciences sociales.
La philosophie de Dilthey offre ainsi une voie médiane toujours féconde entre le scientisme qui réduit l’humain à des mécanismes naturels et le relativisme qui renonce à toute connaissance objective. Sa défense d’une rationalité propre aux sciences humaines, fondée sur la compréhension et l’interprétation, constitue une ressource précieuse pour penser la complexité du monde social et culturel contemporain. L’exigence de comprendre l’homme dans sa totalité concrète et historique, sans le réduire à des abstractions ou des déterminismes, demeure un programme philosophique d’une actualité saisissante.