Définition et étymologie
L’endoxie désigne l’ensemble des opinions communes, des croyances partagées et des représentations collectives qui constituent le savoir ordinaire d’une communauté ou d’une société à un moment donné. Le terme provient du grec ancien « endoxa » (ἔνδοξα), formé du préfixe « en- » (dans, à l’intérieur) et de « doxa » (opinion, croyance). Littéralement, les endoxa sont donc les opinions « qui ont cours à l’intérieur » d’un groupe social, celles qui sont « bien vues » ou « répandues ».
Dans son sens philosophique précis, l’endoxie ne désigne ni la vérité objective ni la simple erreur populaire, mais plutôt ce terrain intermédiaire des opinions réputées, des idées reçues qui structurent le sens commun. Elle représente ce que « tout le monde dit », ce qui semble évident ou naturel aux membres d’une collectivité, sans avoir nécessairement fait l’objet d’une démonstration rigoureuse. L’endoxie englobe aussi bien les préjugés que les intuitions partagées, les sagesses populaires que les conventions tacites.
Usage philosophique et conceptuel
Aristote et la méthode dialectique
C’est Aristote qui a le premier théorisé systématiquement le concept d’endoxie dans ses Topiques. Pour le Stagirite, les endoxa constituent le point de départ nécessaire de toute enquête philosophique. Contrairement à Platon qui cherchait à s’élever immédiatement vers les Idées pures en se détournant des opinions communes, Aristote considère qu’on ne peut philosopher qu’en partant des croyances établies pour les examiner, les tester et éventuellement les dépasser.
Dans sa méthode dialectique, Aristote recommande de recenser d’abord « ce que disent tous les hommes » ou « ce que disent la plupart » ou encore « ce que disent les sages », avant d’examiner ces opinions pour en extraire ce qu’elles contiennent de vrai. Les endoxa ont donc une valeur épistémologique positive : elles ne sont pas de simples préjugés à rejeter, mais des indices, des points de repère qui témoignent d’une certaine sagesse collective accumulée au fil de l’expérience humaine.
Par exemple, quand Aristote traite du bonheur dans l’Éthique à Nicomaque, il commence par examiner ce que les gens entendent ordinairement par « vie heureuse » : la richesse pour les uns, les plaisirs pour d’autres, les honneurs pour d’autres encore. Ces opinions communes, même si elles sont partielles ou confuses, contiennent des intuitions qu’il convient d’analyser plutôt que de rejeter d’emblée.
La phénoménologie et le monde vécu
La phénoménologie du XXe siècle a redonné une importance centrale à l’endoxie, bien que sous d’autres terminologies. Husserl parle du « monde de la vie » (Lebenswelt), cet horizon d’évidences pré-scientifiques qui fonde toute expérience. Heidegger analyse « l’être-au-monde quotidien » et le « on » (das Man), cette dimension impersonnelle de l’existence où règnent les opinions communes et les interprétations partagées.
Pour ces philosophes, l’endoxie n’est pas simplement un ensemble d’erreurs à corriger, mais la texture même de notre rapport premier au monde. Nous baignons toujours déjà dans un univers de significations partagées, de croyances implicites qui rendent possible la communication et l’action commune.
Critique et dépassement
Cependant, l’endoxie peut aussi faire obstacle à la pensée critique. Les sophistes grecs, puis les Lumières, ont montré comment les préjugés et les opinions établies peuvent servir à maintenir des dominations sociales ou à perpétuer des erreurs. La philosophie moderne, de Descartes à Kant, s’est souvent définie comme une rupture avec le sens commun, une mise entre parenthèses méthodique des opinions reçues.
Bourdieu parlera plus tard de « doxa » pour désigner cet ensemble d’évidences sociales qui naturalisent l’ordre établi et empêchent de penser le changement. Dans cette perspective critique, l’endoxie devient un objet de soupçon : elle dissimule les rapports de pouvoir, elle fait passer pour naturel ce qui est construit socialement.
Une nécessité ambivalente
L’endoxie révèle ainsi une ambivalence fondamentale : elle est à la fois la condition de possibilité de toute pensée commune et un obstacle potentiel à l’émancipation intellectuelle. Nous ne pouvons philosopher qu’en partant d’opinions partagées, mais nous ne pouvons progresser qu’en les examinant critiquement. Cette tension traverse toute l’histoire de la philosophie, entre l’enracinement nécessaire dans un monde commun et l’exigence de dépassement critique des évidences établies.