Philosophes.org
Table of Contents
  1. L’asymétrie fondamentale entre intelligence et bêtise
  2. Le nombre fait la force
  3. L’épuisement de l’intelligence
  4. Les mécanismes institutionnels de perpétuation
  5. L’adaptation évolutive de la bêtise
  6. Une lueur d’espoir ?
  7. Qu’est-ce que c’est exactement qu’être con ?
  8. L’explication étymologique
  9. Et si l’IA était un rempart contre la connerie ?
  10. Les promesses de l’IA contre la bêtise
  11. Mais l’IA est un miroir
  12. Le paradoxe de la délégation cognitive
  13. L’IA au service de la bêtise
  14. Une voie médiane
  15. La responsabilité reste humaine
  16. Le top 8 de la connerie humaine
  17. Pour continuer sur le sujet
Philosophes.org
Le triomphe de la connerie
  • Pensées

La connerie triomphera toujours : anatomie d’une fatalité humaine

  • 09/10/2025
  • 15 minutes de lecture
Total
0
Shares
0
0
0

L’histoire humaine semble parfois n’être qu’une longue chronique de décisions absurdes, d’erreurs monumentales répétées et de triomphes inexplicables de la bêtise sur la raison. Cette observation, loin d’être un simple pessimisme de salon, mérite qu’on s’y attarde sérieusement. Car si la connerie triomphe avec une telle régularité, c’est peut-être qu’elle possède des atouts structurels que l’intelligence, dans sa complexité, ne peut égaler.

Ouvrages à lire

  • Psychologie de la connerie (collectif, Poche) Mieux la comprendre pour mieux la combattre, tel est l’objectif de ce livre, même si nous sommes vaincus d’avance.  Indispensable et d’une grande drôlerie.
  • Histoire universelle de la connerie (collectif, Editions Sciences Humaines) Du Néolithique à nos jours, plus de trente historiens nous dévoilent la vérité nue et biscornue sur la connerie.
  • Psychologie de la connerie en politique (collectif, Editions Sciences Humaines). Difficile de ne pas imaginer un tel tour d’horizon sans les ténors du genre. Les torts sont partagés. Car après tout, quel est le pire : gouverner ou voter comme des cons ?
  • Pourquoi l’intelligence rend idiot (D. Robson, Fayard) ou commnet éviter les pièges de l’existence : être intelligent et raisonner correctement n’est pas la même chose. A offrir et à s’offrir !
  • Que faire des cons ?: Pour ne pas en rester un soi-même (M.Rovere, Flammarion)
  • Et en anglais : L’excellent Surrounded by Idiots de T.Eriksson

L’asymétrie fondamentale entre intelligence et bêtise

Le premier avantage de la connerie réside dans sa simplicité désarmante. Là où l’intelligence doute, analyse, nuance et hésite, la bêtise fonce avec l’assurance tranquille de celui qui n’a jamais envisagé d’avoir tort. Cette économie cognitive représente un atout considérable dans une époque qui valorise la vitesse et la certitude. Pendant qu’un esprit réfléchi pèse le pour et le contre, examine les conséquences à long terme et cherche la solution optimale, celui qui ne s’embarrasse pas de ces considérations a déjà agi, conquis, convaincu.

« Le médecin voit l’homme dans toute sa faiblesse ; le juriste le voit dans toute sa méchanceté ; le théologien dans toute sa bêtise. »

Arthur Schopenhauer.

Carlo Cipolla, économiste italien, a théorisé dans ses « Lois fondamentales de la stupidité humaine » que les stupides représentent une force plus dangereuse que les bandits, car leur capacité de nuisance est imprévisible et ne suit aucune logique. Un bandit, au moins, agit selon une rationalité égoïste compréhensible. Le stupide, lui, peut causer des dommages immenses sans même en tirer profit, par pure inadvertance ou entêtement.

« Un homme stupide est celui qui cause des pertes aux autres sans en tirer de gain pour lui-même, voire en s’y perdant. »

Carlo M. Cipolla, Les lois fondamentales de la stupidité humaine (1976).

Cette imprévisibilité constitue paradoxalement une force. Comment contrer efficacement ce qui n’obéit à aucune logique ? Comment anticiper les mouvements d’une pensée qui ne suit aucun schéma cohérent ? L’intelligence se trouve désarmée face à cette absence de schéma, comme un maître d’échecs face à un adversaire qui déplacerait ses pièces au hasard mais avec conviction.

Le nombre fait la force

La connerie bénéficie également d’un avantage numérique considérable. Non pas nécessairement parce que les imbéciles sont plus nombreux – cette question n’a pas besoin d’être débattue – mais parce que chacun de nous abrite sa part de bêtise. Même les esprits les plus brillants connaissent des moments d’aveuglement, des zones d’ignorance où leur jugement faillit. La connerie est démocratique : elle nous touche tous, à des degrés divers et dans des domaines différents.

« Imbéciles : ceux qui ne pensent pas comme vous. »

Gustave Flaubert, Dictionnaire des idées reçues.

Cette universalité crée un terrain fertile pour sa propagation. Les réseaux sociaux ont magistralement démontré cette dynamique : une idée stupide mais séduisante se propage infiniment plus vite qu’une vérité complexe. La viralité favorise le simplisme, l’émotionnel sur le rationnel, le spectaculaire sur le substantiel. Dans cette course à l’attention, la nuance est un handicap, la complexité un frein.

De plus, la connerie s’auto-renforce par effet de groupe. L’effet Dunning-Kruger nous enseigne que moins on en sait sur un sujet, plus on tend à surestimer sa compétence. Cette ignorance confiante est contagieuse : elle rassure, elle séduit, elle rallie. Face à l’incertitude anxiogène du monde moderne, beaucoup préfèrent l’illusion réconfortante d’une explication simple, même fausse, à l’inconfort d’admettre la complexité du réel.

L’épuisement de l’intelligence

Combattre la bêtise est épuisant. L’intelligence demande un effort constant, une vigilance de chaque instant. Elle requiert de l’énergie pour maintenir le doute méthodique, pour résister aux sirènes de la facilité, pour naviguer dans la complexité sans céder à la tentation du raccourci. Cette dépense énergétique n’est pas soutenable indéfiniment.

La connerie, elle, ne fatigue jamais. Elle se régénère spontanément, surgit sans effort, persiste sans maintenance. C’est l’état par défaut de l’esprit humain quand il relâche sa garde. Comme l’entropie en physique, elle représente l’état vers lequel tout humain tend naturellement en l’absence d’énergie pour maintenir un ordre interne.

« Rien n’est plus dangereux qu’une idée quand on n’en a qu’une. »

Alain (Émile Chartier), Propos.

Cette asymétrie énergétique explique pourquoi les victoires de l’intelligence sont toujours temporaires. Une société peut connaître des périodes de lumière, des âges d’or de la raison et du progrès, mais ces moments requièrent un effort collectif constant. Dès que la vigilance se relâche, dès que la fatigue s’installe, la connerie reprend ses droits avec une force inarrêtable qui n’avait jamais vraiment disparu.

« La bêtise insiste toujours, on s’en apercevrait si l’on ne pensait pas toujours à soi. »

Albert Camus, La Peste (1947)

Les mécanismes institutionnels de perpétuation

Les institutions humaines, censées nous protéger de nos pires instincts, finissent souvent par amplifier la bêtise plutôt que la contenir. Le principe de Peter illustre comment, dans une hiérarchie, chacun tend à s’élever jusqu’à son niveau d’incompétence. Les postes de pouvoir se retrouvent ainsi occupés par des individus dépassés par leurs responsabilités, prenant des décisions dont ils ne maîtrisent pas les implications.

La bureaucratie, dans sa volonté de tout réguler et standardiser, crée des règles absurdes appliquées aveuglément. L’intelligence situationnelle, la capacité d’adaptation au contexte, se trouve écrasée sous le poids de procédures rigides conçues pour le plus petit dénominateur commun. Le système favorise celui qui suit les règles sans réfléchir plutôt que celui qui oserait les questionner.

« Alors une faculté gênante se développa dans leur esprit, celle de percevoir la bêtise et de ne plus la tolérer. » —

Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, ch. VIII.

Les démocraties modernes, malgré leurs vertus, n’échappent pas à cette dynamique. Le vote populaire peut porter au pouvoir des démagogues habiles à flatter les instincts les plus bas plutôt que des leaders éclairés. La simplification nécessaire du débat public pour le rendre accessible au plus grand nombre ouvre la porte aux slogans creux et aux solutions simplistes. La connerie devient alors non seulement tolérée mais institutionnalisée, légitimée par le processus démocratique lui-même.

L’adaptation évolutive de la bêtise

Si la connerie persiste et triomphe si souvent, c’est aussi qu’elle possède une valeur adaptative que nous sous-estimons. Dans certains contextes, l’ignorance peut être une bénédiction. Celui qui ne perçoit pas le danger fonce là où le prudent n’ose s’aventurer, et parfois réussit par pure chance. L’optimisme irrationnel peut mobiliser des énergies que le réalisme paralyserait.

« Les cons, ça ose tout. C’est même à ça qu’on les reconnaît. »

Michel Audiard, Les Tontons flingueurs (1963).

La connerie collective peut même servir de ciment social. Les croyances partagées, même absurdes, créent du lien, de l’appartenance, de l’identité. Remettre en question ces croyances, c’est risquer l’ostracisme. L’intelligence critique devient alors un handicap social, un facteur d’isolement. Mieux vaut parfois faire semblant d’adhérer à la bêtise ambiante que de se retrouver seul avec sa lucidité.

Une lueur d’espoir ?

Faut-il pour autant capituler face à ce constat apparemment désespérant ? Reconnaître la force de la connerie n’est pas s’y résigner. C’est simplement le premier pas vers une résistance inutile mais indispensable. Si nous ne pouvons l’éradiquer – elle fait partie de notre nature – nous pouvons tenter de la canaliser, de limiter ses dégâts, de créer des garde-fous.

L’éducation reste notre meilleure arme, non pas tant pour créer des génies que pour élever le niveau général de pensée critique. L’humilité intellectuelle, la reconnaissance de nos propres limites et biais, constitue paradoxalement notre meilleure protection contre notre propre bêtise. Le doute méthodique, l’esprit scientifique, la culture du débat contradictoire sont autant de digues fragiles mais nécessaires.

« EDUCATION, n. Ce qui révèle aux sages, et dissimule aux sots, leur manque de compréhension. » —

Ambrose Bierce, The Devil’s Dictionary.

La connerie triomphera toujours, certes, mais ses victoires ne sont pas nécessairement totales ni définitives. L’intelligence, minoritaire et fatiguée, continue son combat sisyphéen. Et c’est dans cette résistance obstinée, dans ce refus de la facilité malgré l’évidence de son inutilité, que réside la grandeur humaine. Car si la connerie triomphe toujours, elle ne triomphe jamais complètement. Il reste toujours quelques îlots de lucidité, quelques esprits éveillés pour témoigner qu’autre chose est possible. Et dans les cas rares où elle triomphe complètement, elle ne triomphe jamais de manière permanente.

L’intelligence oblige à accepter cette coexistence éternelle, à naviguer entre les écueils de la bêtise sans pouvoir les éliminer, à cultiver patiemment son jardin tout en sachant qu’il sera régulièrement envahi par les mauvaises herbes, les buissons, les arbres et même la forêt de la connerie. C’est un combat sans fin, mais c’est précisément ce qui lui donne son sens et sa noblesse.

Qu’est-ce que c’est exactement qu’être con ?

Être « con », au sens cognitif et social – à l’opposé du « mais qu’est-ce que tu es con ! » exclamatif et parfois injurieux, désigne un faisceau de dispositions stables.

D’abord, une insensibilité aux raisons et aux preuves, souvent dictée par le biais de confirmation et le raisonnement motivé — le « raisonner pour convaincre son camp » décrit par Mercier & Sperber dans leur théorie argumentative du raisonnement.

Ensuite, c’est un déficit métacognitif qui empêche d’évaluer correctement ses propres limites, d’où une sur-confiance typique de l’effet Dunning-Kruger qui représente l’incapacité à reconnaître sa propre incompétence.

C’est également une indifférence à la vérité, le plus souvent au profit du paraître ou de l’efficacité persuasive, ce que Frankfurt distingue du mensonge sous le concept de bullshit (parler « sans souci de la vérité » .

S’ajoutent à ces paramètres pourtant déjà gratinés un certain nombre d’externalités négatives sur autrui et la collectivité : comme nous l’avons vu plus haut, est « stupide » celui qui cause des pertes aux autres sans bénéfice pour lui-même, voire à son propre détriment.

Enfin, être con se caractérise par une production et un entretien de l’ignorance (agnotologie) par négligence, mimétisme ou intérêts, qui verrouille l’apprentissage correctif.

Faut-il réunir l’ensemble de ces paramètres pour être un con véritable et authentique ? Pas nécessairement. Une seule de ces approches suffit à qualifier le con, lorsqu’elle est menée avec suffisamment d’opiniâtreté et de constance. Ainsi, une insensibilité passagère à la raison et aux preuves ne suffit pas à faire de vous un con véritable de type AAAA : vous ne serez guère qu’un con de plus dans la pléthore de cons de passages.

Notons que la connerie n’est pas l’opposé stricte de l’intelligence : Stanovich la situe plutôt du côté de la dysrationalité, c’est à dire une mauvaise gouvernance des croyances et des choix malgré des capacités cognitives parfois élevées. Cela explique l’existence de « gens très intelligents qui raisonnent bêtement ».

Autrement dit, « être con » ne renvoie pas à un trait unique, mais à une écologie de comportements : faible réflexivité, auto-évaluation défaillante, préférence pour la justification plutôt que pour l’examen critique et coûts sociaux récurrents

L’explication étymologique

Tout le monde le sait, le mot cunnus en latin désignait le sexe féminin. Il passe en gallo-roman puis en ancien français sous la forme « con« , attestée dès le Moyen Âge dans la langue populaire. Par quel miracle sémantique le glissement de « sexe féminin » à « abruti, imbécile, crétin, idiot» a-t-il pu se produire ? Le procédé suit plusieurs mécanismes très classiques en sémantique des insultes.

À l’origine, c’est donc un terme anatomique cru et fortement tabou. Les mots fortement tabous (sexualité, excréments, religion) servent d’abord d’interjections ou d’intensificateurs (« putain ! », « bordel ! »). À force d’être lancés pour marquer l’hostilité ou l’exaspération, ils se grammaticalisent en insultes adressées à une personne, quel que soit leur sens premier. On retrouve cette approche chez le petit enfant qui lance avec dégoût « c’est caca », précèdant le « tu es caca ».

Se produit ensuite une métonymie / synecdoque (la partie pour le tout). Comme pour « tête de nœud », « trou du cul » ou l’anglais dickhead, on passe de l’organe à la personne : le mot pour le sexe devient un nom d’adresse injurieux pour l’individu, sans rapport sémantique direct avec l’intelligence. C’est un transfert et une désémantisation c’est à dire une forme de « blanchiment » sémantique typique des jurons fréquents.

Certes, l’insulte est devenue désémantisée de son référent féminin initial, mais le mot exploite à l’origine un schème misogyne où l’association au féminin sert à rabaisser, comme dans « tu n’es qu’une gonzesse ». Pour cette raison le mot « con » est très con, ce qui fait de lui un mot autologique: il possède la propriété qu’il énonce.

Et si l’IA était un rempart contre la connerie ?

L’idée est séduisante : face au triomphe de la bêtise humaine, pourquoi ne pas confier à des intelligences artificielles le soin de nous protéger de nous-mêmes ? Après tout, les machines ne sont pas sujettes aux biais émotionnels, à la fatigue intellectuelle ou aux pressions sociales qui font le lit de la connerie. Mais cette vision techno-optimiste mérite un examen approfondi, car l’IA pourrait tout aussi bien amplifier nos travers que les corriger.

Les promesses de l’IA contre la bêtise

L’intelligence artificielle possède effectivement des atouts considérables face à certaines formes de connerie. Sa capacité à traiter des volumes massifs d’information sans fatigue lui permet de détecter des patterns invisibles à l’œil humain, de « fact-checker » en temps réel les d’affirmations, de croiser des sources pour identifier les incohérences et les manipulations.

Dans le domaine médical, l’IA peut déjà contrer certaines erreurs de diagnostic dues à la fatigue, aux biais cognitifs ou au simple manque d’expérience. Un algorithme bien entraîné ne sera pas influencé par le fait qu’il est 3h du matin ou qu’il vient de voir trente patients. Il ne tombera pas dans le piège de la disponibilité heuristique, qui fait qu’un médecin ayant récemment diagnostiqué une maladie rare aura tendance à la diagnostiquer plus souvent qu’elle n’apparaît réellement.

Sur les réseaux sociaux, des IA sophistiquées pourraient théoriquement identifier et signaler la désinformation avant qu’elle ne devienne virale, analyser les schémas de propagation des fausses nouvelles, détecter les comportements de manipulation coordonnée. Elles pourraient servir de garde-fou institutionnel, vérifier la cohérence des décisions administratives, détecter les conflits d’intérêts, signaler les raisonnements fallacieux dans les débats publics.

Mais l’IA est un miroir

Mais voilà le premier écueil : l’IA n’est pas née ex nihilo dans un monde de pure rationalité. Elle est entraînée sur des données humaines, imprégnées de nos biais, de nos erreurs, de nos contradictions. Un algorithme entraîné sur l’histoire humaine apprendra autant nos moments de génie que nos moments de pure stupidité, hélas bien plus nombreux. Si ChatGPT peut générer des théories du complot aussi convaincantes que des analyses scientifiques rigoureuses, c’est précisément parce qu’il a été exposé aux deux.

Plus fondamentalement, l’IA actuelle ne comprend pas vraiment ce qu’elle traite. Elle excelle à identifier des schémas, à faire des corrélations, à imiter des raisonnements, mais sans la compréhension profonde du monde qui permettrait de distinguer une corrélation d’une véritable causalité. Cette intelligence sans compréhension peut produire des résultats spectaculairement stupides avec une confiance absolue – reproduisant ainsi parfaitement l’effet Dunning-Kruger à l’échelle algorithmique.

L’exemple des algorithmes de recommandation est édifiant. Conçus pour maximiser l’engagement, ils ont fini par créer des chambres d’écho qui renforcent les croyances existantes plutôt que de les challenger. Loin de combattre la connerie, ils l’ont organisée, optimisée, rendue plus efficace. Les platistes trouvent plus facilement d’autres platistes, les complotistes se renforcent mutuellement, les idées stupides trouvent leur public avec une efficacité redoutable que l’humanité n’avait jamais connue. Jusqu’à présent, la connerie trouvait toujours un être intelligent pour tenter de lui barrer le chemin. C’est aujourd’hui une tâche impossible tant la connerie est multi-répandue.

Le paradoxe de la délégation cognitive

Confier à l’IA le soin de nous protéger de notre bêtise pose en outre un problème philosophique majeur, puisque cela implique de renoncer à exercer notre jugement critique, créant potentiellement une nouvelle forme de bêtise plus insidieuse. Si nous nous reposons sur l’IA pour distinguer le vrai du faux, le sensé de l’absurde, que devient notre propre capacité de discernement ?

C’est là le paradoxe de l’automatisation cognitive : plus nous déléguons notre pensée aux machines, moins nous exerçons nos propres facultés critiques, et plus nous devenons vulnérables quand ces machines défaillent ou sont manipulées. Nous risquons de troquer une connerie active mais potentiellement corrigible contre une dépendance passive qui pourrait se révéler catastrophique.

L’histoire regorge d’exemples où la confiance aveugle dans des systèmes censés être rationnels a mené à des catastrophes. Les modèles financiers « infaillibles » qui ont provoqué la crise de 2008, les algorithmes de justice prédictive qui reproduisent les biais raciaux, les systèmes de recommandation médicale qui passent à côté de cas atypiques, les sites de philosophie qui se trompent de philosophe… L’IA peut ainsi donner une apparence scientifique et objective à des décisions profondément biaisées ou erronées. En d’autres termes, ChatGPT nous rend encore plus cons que ce que nous étions.

L’IA au service de la bêtise

Plus inquiétant encore : l’IA peut devenir un outil formidablement efficace au service de la connerie organisée. Les deepfakes permettent de créer des « preuves » visuelles de n’importe quoi. Les générateurs de texte peuvent produire de la désinformation personnalisée à échelle industrielle. Les systèmes de persuasion algorithmique peuvent exploiter nos faiblesses cognitives avec une précision chirurgicale.

Dans ce scénario, loin d’être un rempart, l’IA devient l’arme suprême de la bêtise, lui donnant une puissance de frappe inédite. La connerie augmentée par l’IA pourrait surpasser en efficacité tout ce que l’histoire humaine a connu. Des théories conspirationnistes générées sur mesure pour chaque individu, exploitant ses peurs spécifiques, ses biais particuliers, avec des « preuves » fabriquées impossibles à distinguer du réel.

La connerie augmentée par l’IA pourrait surpasser en efficacité tout ce que l’histoire humaine a connu.

Philosophes.org

Une voie médiane

Faut-il pour autant renoncer à tout espoir d’utiliser l’IA contre la bêtise ? Pas nécessairement, mais il faut abandonner l’illusion qu’elle pourrait être une solution miracle. L’IA peut être un outil précieux dans notre arsenal contre la connerie, à condition de l’utiliser avec lucidité et prudence. Ce n’est pas chose facile.

L’IA peut servir d’assistant cognitif, nous aidant à identifier nos propres biais, à vérifier nos sources, à explorer des perspectives alternatives. Elle peut augmenter notre intelligence plutôt que de la remplacer, nous libérer des tâches cognitives répétitives pour nous concentrer sur la pensée créative et critique. Elle peut démocratiser l’accès à l’information et à l’analyse, donnant à chacun des outils autrefois réservés aux experts. Ce qui n’est pas sans risque.

« Le problème, avec l’ignorance, c’est qu’elle ressemble tellement à l’expertise. »

David Dunning

Mais cela nécessite de développer parallèlement notre culture numérique, notre compréhension des limites et des biais de l’IA, notre capacité à questionner ses outputs. Il faut cultiver une relation critique avec ces outils, les utiliser sans s’y soumettre, s’en servir sans s’en rendre dépendant. C’est là tout le problème : pour utiliser l’IA correctement, il faudrait que l’être humain soit majoritairement intelligent. Comme nous l’avons vu plus haut, ce n’est pas gagné.

La responsabilité reste humaine

Avant tout, l’IA ne peut pas nous sauver de notre propre connerie pour une raison simple : définir ce qui relève de la bêtise reste un jugement fondamentalement humain, ancré dans des valeurs, des contextes, des nuances que aucune machine ne peut pleinement appréhender. Ce qui paraît stupide dans un contexte peut être quasiment intelligent dans un autre. Ainsi, l’innovation ressemble parfois à la folie jusqu’à ce qu’elle réussisse. Quand elle réussit.

La lutte contre la connerie ne peut donc être déléguée. Elle reste notre responsabilité collective, notre combat quotidien. L’IA peut se montrer une alliée dans cette bataille, mais elle ne peut se substituer à l’effort humain de penser, de douter, de questionner. Elle peut amplifier notre intelligence comme notre bêtise – le choix de la direction reste le nôtre. Hélas, là encore, ce n’est pas gagné.

On pourrait penser que le véritable rempart contre la connerie n’est pas technologique mais culturel : cultiver l’humilité épistémique, valoriser le doute constructif, célébrer la complexité plutôt que de la fuir. L’IA pourrait nous y aider, mais seulement si nous restons vigilants et critiques, acceptant la technologie comme outil sans jamais lui abandonner notre jugement.

Le combat semble perdu d’avance.

Le top 8 de la connerie humaine

Il existe des dizaines de millions d’exemples de la connerie humaine. Beaucoup portent sur des guerres. Mais nous en avons choisi quelques-uns moins belliqueux.

1-La baleine dynamitée (1970, Florence, Oregon) Une carcasse de baleine s’échoue sur une plage. Elle paraît difficile à mouvoir. Les autorités décident donc de la faire exploser à la dynamite. Résultat : un déluge de viande et de graisse de baleine sur les voitures garées non loin de là, avec des dommages difficiles à expliquer aux assureurs.

2-Le lancement du navire Vasa (1628, Suède) Ce magnifique navire de guerre est conçu par des cons. Lancé le 10 août 1628, trop haut, mal équilibré et instable il coule après avoir fait à peine quelques centaines de mètres. Le conseil privé du Roi, mené par des cons, conclut que ce n’est la faute de personne.

3-Le Mars Climate Orbiter perdu (1999, NASA) Une équipe travaille en unités impériales, l’autre en métriques : la sonde entre trop bas et brûle dans l’atmosphère martienne. 125 M$ partent en fumée.

4-L’attaque des lapins de Napoléeon.  Après la signature du traité de Tilsit en juillet 1807, on organise pour Napoléon une chasse aux lièvres. Pour s’assurer du succès, on se procure des lapins domestiques. Lorsqu’on ouvre les cages, les lapins se précipitent vers les chasseurs pris au piège.. Submergé par les lapins, l’empereur bat en retraite.

5-Le lancement de ballons dirigeables avec de l’hydrogène Malgré les avertissements évidents sur les dangers de l’hydrogène inflammable, les ingénieurs persistent à utiliser ce gaz plus léger que l’air. En 1937, le dirigeable Hindenburg s’embrase spectaculairement, tuant 36 personnes et mettant fin à l’ère des dirigeables commerciaux

6-La bulle spéculative des tulipes hollandaises (1637) À son apogée, un seul bulbe de tulipe vaut plus qu’une maison à Amsterdam. Des fortunes sont investies dans ces végétaux. Quand la bulle éclate, la bourse s’effondre, laissant des centaines d’investisseurs ruinés.

7-La guerre de l’Émeu en Australie (1932) L’armée australienne, équipée de mitrailleuses, est déployée pour abattre des émeus qui détruisaient les récoltes. Les soldats sont complètement dépassés par les oiseaux qui courent en zigzag. Après avoir gaspillé des milliers de munitions pour un résultat dérisoire, l’armée bat en retraite.

8-La rivière Cuyahoga qui prend feu (1969, Cleveland) Un bel exemple de connerie collective qui n’est pas sans rappeler la tournure climatique que prend notre planète. La rivière est polluée et couverte de matériaux inflammables si bien qu’un jour ceux-ci prennent feu. Cela donnera naissance à une loi sur la propreté des cours d’eau.

Et vous, avez-vous des exemples magistraux de connerie ? Dites le nous dans les commentaires.

Note : cet article n’est pas un permis de mépriser, c’est un outil d’hygiène personnelle – une brosse à neurones.

Pour continuer sur le sujet

Un podcast France Inter : La connerie est-elle un mal nécessaire ?

Total
0
Shares
Share 0
Tweet 0
Share 0
Related Topics
  • Destin
  • Intelligence
Philosophes.org
Philosophes.org

Article précédent
Représentation imaginaire et fictive de Mullā Ṣadrā, philosophe persan du XVIIᵉ siècle - cette image ne représente pas le personnage historique réel
  • Arabe
  • Biographies

Mullā Ṣadrā (1571-1640) : La synthèse transcendante de la philosophie islamique

  • 09/10/2025
Lire l'article
Article suivant
  • Biographies
  • Philosophie contemporaine

Jean-Luc Nancy (1940-2021) : La pensée de la communauté et du sens

  • 10/10/2025
Lire l'article
Vous devriez également aimer
Lire l'article
  • Pensées

Faut-il encore obéir ? L’autorité à l’épreuve de la modernité

  • Philosophes.org
  • 29/09/2025
Lire l'article
  • Pensées

Les Arbres ont-ils une Âme ?

  • Philosophes.org
  • 19/09/2025
Lire l'article
  • Pensées

Mathématiques et Philosophie : une alliance millénaire

  • Philosophes.org
  • 19/09/2025
Rêveuse relaxant avec la tête reposant sur un banc en bois, entourée de verdure luxuriante dans un espace naturel apaisant, symbolisant le bien-être et la méditation.
Lire l'article
  • Pensées
  • Psychologie

Explorer les sens alternatifs : la conscience à travers l’olfaction, l’interoception et plus encore

  • Philosophes.org
  • 01/09/2025

Laisser un commentaire Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

octobre 2025
LMMJVSD
 12345
6789101112
13141516171819
20212223242526
2728293031 
« Sep    
Tags
Action (20) Aristotélisme (12) Bouddhisme (49) Connaissance (25) Conscience (29) Cosmologie (20) Critique (16) Dao (35) Dialectique (26) Démocratie (15) Empirisme (13) Esthétique (13) Existentialisme (11) Franc-maçonnerie (24) Herméneutique (20) Histoire (17) Justice (21) Langage (12) Liberté (26) Logique (24) Mathématiques (12) Modernité (14) Morale (63) Métaphysique (29) Nature (14) Philosophie politique (11) Phénoménologie (17) Politique (16) Pouvoir (20) Pragmatisme (10) Raison (20) Rationalisme (19) Sagesse (71) Scepticisme (11) Sciences (17) Spiritualité (24) Stoïcisme (30) Théologie (16) Tradition (18) Vertu (22) Voie (37) Vérité (12) Éducation (11) Épistémologie (12) Éthique (88)
Affichage des tags
Exégèse Psychanalyse Harmonie Égoïsme Surveillance Agnosticisme Rites initiatiques Philosophie première Aliénation Franc-maçonnerie Illumination Mémoire Théorie Légitimité Vertu Dieu Cognition Rationalisme Littérature Nationalisme Ataraxie Interprétation Physiologie Civilisation Narrativité Marxisme Séduction Interpellation Charité Controverse Sacrifice Prédestination Fatalisme Universaux Géographie Philosophie de la nature Anarchisme Nature Habitude Honneur Révolution Philosophie de la religion Persuasion Ironie Institutions Religion Fonctionnalisme Tolérance Typologie Émanation Socialisme Opposés Éloquence Médecine Ennui Temps Méditation Synthèse Dualisme Silence Contrôle Intellect Devoir Déconstruction Grandeur Pluralité Attention Capitalisme Synchronicité Justification Réincarnation Sexualité Conscience Médias Création Autonomie Population Scepticisme Tradition Nominalisme Gouvernement Usage Corps Provocation Perception Hospitalité Philosophie analytique Grâce Passions Pédagogie Langage Individualisme Beauté Relation Clémence Libre arbitre Éveil Sens Zen Dépassement Connotation Déduction Morale Eudémonisme Haine Destin Épicurisme Empirisme Herméneutique Musique Relativisme Amour Déontologie République Neurologie Oisiveté Indifférence Climat Purification Pragmatisme Paradigmes Substance Sémantique Autrui Art Liberté Philosophie de l’art Altruisme Modalité Simplicité Holisme Internalisme Induction Jugement Confession Mécanique Identité Trauma Immanence Scolastique Pari Modélisation Salut Critique Prophétie Médiation Rupture Bonheur Causalité Rêves Certitudes Communautarisme Impérialisme Misère Droit Culpabilité Émotions Idéalisme Désespoir Philosophie morale Mort Paradoxes Souffrance Phénoménologie Axiomatique Soupçon Travail Réduction Réforme Pluralisme Matérialisme Possible Raison Sacré Altérité Syncrétisme Mythe Objectivité Téléologie Finitude Différance Philosophie de l’esprit Idées Acceptation Contradiction Violence Prédiction Subjectivité Durée Nombre Deuil Philosophie religieuse Dialectique Individualité Probabilités Panthéisme Souveraineté Romantisme Trace Thomisme Humilité Thérapie Métaphore Personnalité Dao Foi Absolu Privation Discipline Voie Histoire Éthique Spiritualisme Changement Judaïsme Bienveillance Être Fondements Expressivité Impératif Archétypes Métamorphoses Méthode Connaissance Philosophie sociale Réfutation Mystique Terreur Politique Sciences humaines Alchimie Situation Névrose Maîtrise de soi Rivalité Adversité Détachement Volonté Ascétisme Syntaxe Angoisse Esthétique Populisme Nihilisme Totalitarisme Communication Statistique Péché Positivisme Praxis Théodicée Apeiron Constructivisme Janséisme Opinion Expression Libéralisme Intelligence artificielle Philosophie de la culture Philosophie des sciences Optimisme Individuation Folie Consolation Technique Fiabilisme Entropie Expérience Sublime Règles Sagesse Infini Reconnaissance Compassion Plaisir Unité Fidélité Influence Questionnement Solitude Cartésianisme Sophistique Communisme Contemplation Réalité Logos Égalité Épistémologie Révélation Ontologie Logique Anthropologie Athéisme Culture Psychologie Monisme Démonstration Singularité Progrès Responsabilité Philosophie de l’expérience Spiritualité Stoïcisme Représentation Justice Cycles Référence Mal Philosophie politique Savoir Humanisme Pulsion Narration Âme Physique Sociologie Utilitarisme Idéologie Philosophie de la technique Karma Action Authenticité Taoïsme Sciences Aristotélisme Désir Gestalt Système Tyrannie Commentaire Cosmologie Émancipation Contingence Inconscient Croyances Narcissisme Esprit Illusion Transcendance Métaphysique Théologie Possession Inégalité Réalisme Traduction Intentionnalité Astronomie Philosophie naturelle Sensibilité Rhétorique Économie Propositions Éternité Normalisation Maïeutique Principe Réversibilité Providence Dilemme Vacuité Temporalité Séparation Contrat social Divertissement Christianisme Erreur Flux Syllogisme Ordre Évolution Réductionnisme Déterminisme Mathématiques Symbole Exemplarité Existence Décadence Matière Motivation Modération Renaissance Falsifiabilité Compréhension Résilience Existentialisme Vérité Risque Technologie Dialogue Impermanence Modernité Bouddhisme Transmission Quotidien Autorité Tautologie Hédonisme Devenir Naturalisme École Linguistique Complexité Propriété Atomisme Choix Transformation Géométrie Essentialisme Utopie Cynisme Amitié Pardon Mouvement Pessimisme Transfert Guerre Autarcie Féminisme Comportement Condition humaine Abduction Indétermination État Fortune Finalisme Néant Ambiguïté Nécessité Confucianisme Philosophie du langage Société Éléatisme Intelligence Catharsis Intuition Catalepsie Démocratie Pouvoir Visage Spontanéité Richesse Formalisation Philosophie de l’information Éducation Doute Allégorie Conversion Monadologie Engagement Bien Observation Négativité Presse
Philosophes.Org
  • A quoi sert le site Philosophes.org ?
  • Politique de confidentialité
  • Conditions d’utilisation
  • Contact
  • FAQ – Questions fréquentes
La philosophie au quotidien pour éclairer la pensée

Input your search keywords and press Enter.