INFOS-CLÉS | |
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Origine | Angleterre |
Importance | ★★★★ |
Courants | Philosophie morale et politique, utilitarisme classique |
Thèmes | Principe d’utilité, réforme juridique, calcul des plaisirs, panoptique, codification |
Jeremy Bentham incarne la figure du philosophe-réformateur des Lumières tardives, théoricien d’une doctrine morale fondée sur la recherche méthodique du « plus grand bonheur pour le plus grand nombre ». Son utilitarisme, doctrine philosophique qu’il systématise avec une rigueur quasi-mathématique, transforme durablement la pensée éthique, juridique et politique occidentale.
En raccourci
Juriste et philosophe britannique né dans une famille aisée de Londres, Jeremy Bentham développe dès sa jeunesse une pensée radicalement novatrice. Formé au droit mais déçu par l’archaïsme du système juridique anglais, il consacre son existence à repenser les fondements de la morale et de la législation.
Son principe d’utilité propose une révolution conceptuelle : toute action doit être évaluée selon ses conséquences sur le bonheur collectif, mesuré par la somme des plaisirs moins la somme des peines. Cette arithmétique morale, qu’il détaille dans son calcul félicifique, ambitionne de fonder scientifiquement l’éthique et le droit.
Réformateur infatigable, Bentham applique sa doctrine à tous les domaines : réforme pénitentiaire avec son célèbre panoptique, codification juridique, économie politique, droits des animaux. Son influence posthume façonne le libéralisme britannique et inspire les grandes réformes sociales du XIXᵉ siècle. John Stuart Mill, son disciple critique, prolongera et nuancera sa pensée, donnant à l’utilitarisme ses lettres de noblesse philosophiques.
Origines et formation précoce
Naissance dans l’élite londonienne
Le 15 février 1748, Londres voit naître Jeremy Bentham dans une famille de juristes prospères établie depuis plusieurs générations dans la capitale britannique. Son père, Jeremiah Bentham, procureur fortuné de la Cour de la Chancellerie, nourrit pour son fils aîné les plus hautes ambitions. La demeure familiale de Queen’s Square Place, au cœur du quartier juridique de Westminster, baigne dans une atmosphère où se mêlent rigueur protestante et culte de la réussite professionnelle.
L’enfance de Bentham se distingue par une précocité intellectuelle remarquable. À trois ans, il lit couramment ; à cinq, il étudie le latin et se passionne pour l’histoire d’Angleterre. Son père, impressionné par ces dispositions exceptionnelles, l’exhibe dans les salons londoniens comme un prodige, expérience qui marque profondément le jeune Jeremy d’une timidité durable et d’une méfiance envers les conventions sociales.
Formation classique et désillusions précoces
Westminster School accueille Bentham dès 1755, alors qu’il n’a que sept ans. Dans cette institution prestigieuse, il découvre les auteurs classiques mais aussi la brutalité des rapports sociaux entre élèves. L’expérience de l’internat forge chez lui une aversion définitive pour les systèmes d’autorité arbitraire et les traditions dénuées de fondement rationnel.
À douze ans, prodige parmi les prodiges, il entre au Queen’s College d’Oxford. L’université, loin de combler ses attentes intellectuelles, le déçoit profondément. Les cours, dispensés en latin, perpétuent un savoir sclérosé ; les professeurs récitent mécaniquement des leçons héritées du Moyen Âge. Bentham y découvre néanmoins Locke et Hume, lectures décisives qui orientent sa réflexion vers l’empirisme et le questionnement des fondements de la connaissance morale.
L’obtention de son Bachelor of Arts en 1763, à quinze ans seulement, puis de sa maîtrise en 1766, couronne un parcours académique brillant mais insatisfaisant. Son père l’oriente alors vers le droit, espérant voir son fils devenir Lord Chancelier. Lincoln’s Inn l’accueille comme étudiant, mais les arcanes de la common law britannique, avec ses précédents contradictoires et ses fictions juridiques, heurtent son esprit logique.
Jeunesse et influences formatrices
La révélation du principe d’utilité
En 1768, année charnière de sa formation intellectuelle, Bentham découvre le Traité du gouvernement civil de Joseph Priestley. Une formule frappe son esprit comme une illumination : « le plus grand bonheur du plus grand nombre ». Ces quelques mots, qu’il attribue d’abord à tort à Priestley avant de les retrouver chez Cesare Beccaria et Francis Hutcheson, deviennent le principe architectonique de toute sa philosophie future.
Parallèlement, la lecture de l’Essai sur le gouvernement de Catherine II de Russie et du De l’esprit d’Helvétius achève de le convaincre que la législation peut et doit être reconstruite sur des bases rationnelles. L’idée que les lois humaines, loin d’être immuables, constituent des instruments perfectibles au service du bonheur collectif, transforme sa vision du droit et de la société.
Premières critiques du système juridique anglais
Admis au barreau en 1769, Bentham plaide une unique fois avant d’abandonner définitivement la pratique judiciaire. L’exercice du droit lui révèle l’absurdité d’un système où la forme prime sur le fond, où les précédents historiques l’emportent sur la raison, où la complexité procédurale enrichit les hommes de loi au détriment des justiciables.
Son premier ouvrage significatif, A Fragment on Government (1776), publié anonymement, attaque frontalement les Commentaires sur les lois d’Angleterre de William Blackstone, bible juridique de l’époque. Blackstone y défendait le caractère quasi-sacré de la constitution britannique et de la common law. Bentham démonte méthodiquement cette apologie du statu quo, dénonçant les « fictions » juridiques et l’absence de principe rationnel unifiant le droit anglais. L’ouvrage, d’abord attribué à des juristes éminents, révèle un esprit critique d’une acuité redoutable.
Formation intellectuelle et développement philosophique
L’influence déterminante des Lumières françaises
Les années 1770-1780 voient Bentham approfondir sa connaissance des philosophes français. Voltaire lui enseigne l’art de la satire au service de la réforme ; Montesquieu, qu’il critique pour son relativisme, l’oblige à préciser sa conception universaliste du bonheur ; Rousseau, malgré leurs divergences profondes sur la nature humaine, le sensibilise à la question de l’égalité.
Mais c’est surtout Claude-Adrien Helvétius qui marque durablement sa pensée. La psychologie sensualiste d’Helvétius, selon laquelle l’homme n’agit que par intérêt et recherche du plaisir, fournit à Bentham la base anthropologique de son système. L’être humain, machine à calculer plaisirs et peines, devient l’unité élémentaire d’une science morale mathématisée.
Élaboration du calcul « félicifique »
Entre 1776 et 1780, Bentham développe son fameux « calcul félicifique » (felicific calculus), tentative audacieuse de quantifier le bonheur. Sept critères permettent d’évaluer un plaisir ou une peine : intensité, durée, certitude, proximité, fécondité (capacité à engendrer d’autres plaisirs), pureté (absence de peines associées) et étendue (nombre de personnes affectées).
Cette arithmétique morale, souvent moquée pour son apparente naïveté, représente en réalité une tentative pionnière d’introduire la rigueur scientifique dans le domaine éthique. Bentham comprend les limites de son entreprise mais maintient qu’une approximation rationnelle vaut mieux que l’arbitraire des jugements moraux traditionnels.
Les voyages formateurs et les déceptions politiques
Un séjour en Russie de 1785 à 1788, où il rejoint son frère Samuel employé par le prince Potemkine, enrichit sa réflexion sur la réforme institutionnelle. Il rédige là-bas sa Défense de l’usure (1787), plaidoyer pour la liberté économique qui influence Adam Smith lui-même. L’immensité russe et l’autocratie éclairée de Catherine II lui inspirent des réflexions sur l’adaptation des principes universels aux contextes particuliers.
La Révolution française suscite d’abord son enthousiasme. L’Assemblée nationale lui accorde la citoyenneté française en 1792, honneur qu’il partage avec Washington et Schiller. Pourtant, la Terreur refroidit ses ardeurs révolutionnaires. La violence jacobine lui confirme que les réformes graduelles et rationnelles valent mieux que les bouleversements radicaux.
Première production intellectuelle et émergence publique
Introduction aux principes de morale et de législation
Publié en 1789, bien qu’achevé dès 1780, cet ouvrage fondamental expose systématiquement la doctrine utilitariste. La phrase d’ouverture reste célèbre : « La nature a placé l’humanité sous le gouvernement de deux maîtres souverains, la douleur et le plaisir. » De ce constat empirique, Bentham déduit tout son système éthique et juridique.
L’ouvrage détaille la méthode pour évaluer les actions selon leurs conséquences sur le bonheur collectif. Chaque loi, chaque institution, chaque pratique sociale doit subir l’examen du principe d’utilité. Les traditions, les préjugés, les « droits naturels » abstraits n’ont aucune valeur intrinsèque ; seule compte leur contribution effective au bien-être général.
Le panoptique : architecture et surveillance
En 1791, Bentham publie le Panoptique, projet architectural révolutionnaire pour la réforme pénitentiaire. Cette prison circulaire, où un gardien central peut observer tous les détenus sans être vu, incarne sa vision d’une surveillance efficace et économique. Au-delà de l’aspect carcéral, le panoptique propose un modèle applicable aux hôpitaux, écoles, manufactures — toute institution nécessitant supervision et discipline.
L’idée fascine et inquiète. Pour Bentham, la surveillance permanente, ou plutôt la possibilité de surveillance, transforme les comportements sans recours à la violence. Les détenus, ignorant s’ils sont observés, intériorisent les normes. Michel Foucault, près de deux siècles plus tard, fera du panoptique le symbole de la société disciplinaire moderne.
Bentham investit une fortune personnelle pour concrétiser son projet, achetant même un terrain à Londres. Les autorités britanniques, après années de tergiversations, abandonnent finalement le projet en 1803, lui versant une compensation de 23 000 livres. L’échec l’affecte profondément mais ne décourage pas son activité réformatrice.
Œuvre majeure et maturité intellectuelle
Codification et réforme juridique
Les décennies 1800-1820 marquent l’apogée de la production intellectuelle benthamienne. Convaincu que le droit anglais nécessite une refonte complète, il entreprend la rédaction d’un code civil et pénal complet, le Pannomion, resté inachevé malgré des milliers de pages manuscrites.
Son approche de la codification influence profondément la pensée juridique moderne. Contre la common law et ses précédents obscurs, il prône un droit écrit, accessible, systématique. Chaque article de loi doit s’accompagner de sa justification utilitariste, permettant au citoyen de comprendre la ratio legis. Les peines, proportionnées aux délits selon leur impact sur le bonheur collectif, remplacent les châtiments arbitraires hérités du passé.
Plusieurs pays sollicitent son expertise : la Russie, l’Espagne, le Portugal, la Grèce nouvellement indépendante. Ses propositions, trop radicales pour l’époque, trouvent peu d’applications immédiates mais irriguent les réformes juridiques du XIXᵉ siècle. Le code pénal français de 1810, bien qu’il ne le cite pas, reflète plusieurs de ses idées sur la proportionnalité des peines.
Économie politique et questions sociales
Defense of Usury (1787) et Manual of Political Economy (1798) appliquent le principe d’utilité aux questions économiques. Bentham anticipe plusieurs intuitions de l’économie moderne : l’analyse coût-bénéfice, la notion d’utilité marginale, l’importance des incitations.
Sur la pauvreté, il développe des propositions novatrices et controversées. Son projet de « Maisons d’industrie » pour les indigents combine assistance et travail obligatoire, suscitant des débats sur le paternalisme étatique. Il défend un système d’assistance publique tout en insistant sur la responsabilité individuelle, tension caractéristique du libéralisme social naissant.
La question de l’éducation populaire le préoccupe particulièrement. L’instruction universelle, gratuite et obligatoire constitue selon lui un investissement dans le bonheur futur de la société. Son plan détaillé d’éducation nationale, incluant l’enseignement des sciences et l’éducation physique, préfigure les systèmes scolaires modernes.
Extension du principe d’utilité : animaux et minorités
Précurseur méconnu de l’éthique animale, Bentham étend la considération morale aux êtres sensibles non-humains. Sa formule reste célèbre : « La question n’est pas : peuvent-ils raisonner ? ni : peuvent-ils parler ? mais : peuvent-ils souffrir ? » Cette intuition, révolutionnaire pour l’époque, fonde l’utilitarisme contemporain de Peter Singer sur la libération animale.
Concernant l’homosexualité, ses écrits privés révèlent des positions d’une modernité stupéfiante. Dès 1785, il rédige des essais démontrant l’absurdité de la criminalisation des relations entre adultes consentants. Ces textes, jugés impubliables de son vivant, ne paraîtront qu’au XXᵉ siècle. L’argument utilitariste s’applique avec cohérence : si aucun tiers n’est lésé, l’État n’a pas à intervenir dans les choix privés.
Reconnaissance intellectuelle et école benthamienne
Formation du cercle radical
Autour de 1808, Bentham devient le centre d’un cercle intellectuel influent. James Mill, père de John Stuart Mill, devient son plus proche collaborateur, systématisant et diffusant ses idées. Le juriste John Austin, l’économiste David Ricardo, l’historien George Grote forment le noyau des « radicaux philosophiques ».
Ce groupe ne constitue pas une école doctrinaire mais un mouvement réformateur aux préoccupations diverses. Ils partagent la conviction que les institutions britanniques nécessitent une transformation rationnelle guidée par le principe d’utilité. Leur influence sur la politique britannique, d’abord marginale, croît progressivement jusqu’à devenir déterminante dans les années 1830-1840.
### La Westminster Review et la diffusion des idées
Fondée en 1824 avec le soutien financier de Bentham, la Westminster Review devient l’organe du radicalisme philosophique. Face à la conservatrice Quarterly Review et à la whig Edinburgh Review, elle défend les réformes utilitaristes : extension du suffrage, libre-échange, éducation populaire, réforme pénitentiaire.
La revue publie les jeunes talents du mouvement : John Stuart Mill y fait ses premières armes critiques, Harriet Martineau y popularise l’économie politique. Au-delà du cercle benthamien strict, elle attire les esprits progressistes de l’époque, créant un espace intellectuel où se débattent les grandes questions sociales.
Relations internationales et influence européenne
La correspondance de Bentham révèle un réseau intellectuel européen impressionnant. Il échange avec Jean-Baptiste Say sur l’économie, avec Étienne Dumont qui traduit et édite ses œuvres en français, avec les libéraux espagnols pendant le Trienio Liberal (1820-1823).
Dumont joue un rôle crucial dans la diffusion internationale du benthamisme. Ses Traités de législation civile et pénale (1802), compilation et réorganisation des manuscrits de Bentham, connaissent un succès européen considérable. Traduits en espagnol, italien, russe, ils influencent les mouvements réformateurs du continent. Paradoxalement, Bentham devient plus connu à l’étranger que dans son propre pays par ces traductions qui clarifient sa prose souvent tortueuse.
En Amérique latine, les nouveaux États indépendants s’inspirent de ses idées constitutionnelles. Francisco de Miranda, Bernardino Rivadavia correspondent avec lui. Simón Bolívar, bien que critique, reconnaît l’importance de sa pensée pour l’organisation des républiques naissantes.
Dernières années et synthèses philosophiques
Radicalisation politique et démocratique
Les années 1820 voient Bentham adopter des positions politiques plus radicales. Initialement méfiant envers la démocratie, qu’il jugeait susceptible de sacrifier les minorités à la majorité, il devient partisan du suffrage universel masculin. Cette évolution résulte d’une analyse utilitariste : seul un gouvernement responsable devant tous peut véritablement poursuivre l’intérêt général.
Son Constitutional Code (1830), œuvre monumentale quoique inachevée, dessine les contours d’un État démocratique idéal. Séparation des pouvoirs, responsabilité ministérielle, transparence administrative, concours pour les emplois publics : autant de mécanismes destinés à maximiser l’efficacité gouvernementale tout en minimisant la corruption et l’arbitraire.
Vie quotidienne et excentricités
La vie privée de Bentham dans sa maison de Queen Square Place révèle un personnage singulier. Célibataire endurci, il consacre douze à quatorze heures par jour à l’écriture, produisant près de vingt pages manuscrites quotidiennement. Sa méthode de travail, obsessionnelle et systématique, génère des milliers de feuillets couverts de son écriture serrée.
Ses promenades quotidiennes dans son jardin, qu’il appelle ses « circumgyrations », suivent un itinéraire précis favorisant la méditation. Il baptise les objets de son environnement : sa canne favorite devient « Dapple », son fauteuil de travail « Dick ». Ces manies, loin d’être de simples excentricités, reflètent un esprit cherchant à rationaliser jusqu’aux moindres aspects de l’existence.
Un chat, présent dans sa maison pendant des années, illustre son approche systématique : d’abord simple « Chat », il devient « Sir John Langbourne » après s’être distingué, puis « Révérend Sir John » dans sa vieillesse. Cette progression parodique des titres révèle l’humour discret de Bentham et sa critique des hiérarchies sociales artificielles.
Testament philosophique et auto-icône
Les dernières années voient Bentham préparer méticuleusement sa postérité intellectuelle et… physique. Son testament, rédigé dès 1769 et constamment amendé, lègue son corps à la science. Il théorise l’« auto-iconisation » : la préservation des corps éminents pour l’édification des générations futures.
Cette idée, choquante pour ses contemporains, procède d’une logique utilitariste implacable. Les cimetières gaspillent l’espace urbain ; les monuments funéraires dilapident des ressources. Mieux vaut conserver les corps utiles à l’instruction anatomique ou, pour les personnages illustres, à l’inspiration morale.
Jusqu’à ses derniers jours, il maintient une activité intellectuelle intense. Le 5 juin 1832, veille de sa mort, il dicte encore des amendements à son Constitutional Code. Ses derniers mots apocryphes mais symboliques : « J’ai vécu longtemps, j’ai achevé ma course, je suis prêt à partir. »
Mort et héritage immédiat
Les circonstances du décès
Le 6 juin 1832, Bentham s’éteint paisiblement dans sa quatre-vingt-cinquième année, entouré de ses disciples. Conformément à ses volontés, son corps est disséqué publiquement par son ami le docteur Thomas Southwood Smith lors d’une leçon d’anatomie à la Webb Street School of Anatomy. L’événement, largement commenté dans la presse, suscite un mélange de scandale et d’admiration.
La création de l’« auto-icône » suit immédiatement. Le squelette, revêtu des habits de Bentham et surmonté d’une tête de cire (la momification du crâne ayant échoué), est installé dans une vitrine de bois. Cette étrange relique, léguée à l’University College de Londres qu’il contribua à fonder, y siège encore aujourd’hui, présence ironique et troublante du philosophe parmi ses héritiers intellectuels.
Réception contemporaine et controverses
La mort de Bentham génère une vague de publications et de débats. Les nécrologies, partagées entre l’éloge et la critique, reconnaissent unanimement son influence sur la pensée réformatrice. Le Times, pourtant conservateur, salue « l’un des esprits les plus originaux et bienfaisants de notre époque ».
Ses manuscrits, légués à son exécuteur testamentaire John Bowring, révèlent l’ampleur colossale de son œuvre inédite : environ 60 000 feuillets couvrant tous les domaines de la philosophie pratique. Bowring publie une édition en onze volumes (1838-1843), nécessairement sélective et parfois tendancieuse dans ses choix éditoriaux.
L’Église anglicane et les conservateurs dénoncent son matérialisme et son hédonisme supposés. Thomas Carlyle le caricature cruellement comme le prophète d’une philosophie de boutiquier, réduisant l’homme à une machine à calculer. Ces critiques, souvent injustes, occultent la dimension humaniste de sa pensée et son authentique préoccupation pour le sort des défavorisés.
John Stuart Mill : disciple et critique
John Stuart Mill, élevé selon les préceptes benthamiens stricts, incarne la continuité et le dépassement de l’utilitarisme classique. Sa crise intellectuelle de 1826, où il remet en question l’éducation purement rationnelle reçue de son père et de Bentham, marque un tournant dans l’histoire de l’école utilitariste.
Mill reconnaît sa dette immense envers Bentham tout en critiquant les limites de sa psychologie. L’homme benthamien, calculateur égoïste, néglige les dimensions esthétiques, affectives et spirituelles de l’existence humaine. L’Utilitarianism de Mill (1863) enrichit la doctrine en distinguant qualitativement les plaisirs : « Mieux vaut être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait. »
Cette évolution ne constitue pas une trahison mais un approfondissement. Mill préserve le principe d’utilité tout en l’adaptant à une anthropologie plus complexe. Les sentiments moraux, l’altruisme, la dignité humaine trouvent leur place dans un utilitarisme élargi qui influence durablement la philosophie morale anglo-saxonne.
Influence durable et actualité
Réformes sociales et transformation législative
L’impact concret du benthamisme sur la société britannique du XIXᵉ siècle reste considérable. Le Reform Act de 1832, adopté juste après sa mort, étend le suffrage selon une logique partiellement utilitariste. Les Poor Law de 1834, inspirées de ses réflexions sur l’assistance publique, transforment le système de secours aux indigents, non sans controverses sur leur dureté.
Edwin Chadwick, disciple direct de Bentham, révolutionne la santé publique britannique. Son rapport de 1842 sur les conditions sanitaires de la classe laborieuse, appliquant l’analyse coût-bénéfice aux questions d’hygiène urbaine, conduit au Public Health Act de 1848. L’assainissement des villes, la construction d’égouts, l’approvisionnement en eau potable procèdent d’un calcul utilitariste : investir dans la santé publique augmente la productivité et le bonheur collectif.
Le système pénitentiaire britannique, puis mondial, porte l’empreinte benthamienne. Pentonville Prison (1842), construite selon des principes panoptiques modifiés, devient le modèle de la prison moderne. La substitution progressive de l’emprisonnement aux châtiments corporels, la classification des détenus, l’introduction du travail carcéral reflètent l’idéal réformateur plutôt que purement punitif.
Postérité philosophique contemporaine
L’utilitarisme contemporain, vivace dans la philosophie analytique anglo-saxonne, reconnaît en Bentham son fondateur. Peter Singer, avec sa théorie de l’altruisme efficace, prolonge directement l’intuition benthamienne : nos actions charitables doivent maximiser le bien produit, impliquant une approche rationnelle et calculée de la bienfaisance.
Derek Parfit, dans Reasons and Persons (1984), approfondit les paradoxes de l’utilitarisme benthamien concernant l’identité personnelle et les générations futures. Les questions de justice intergénérationnelle, centrales dans les débats sur le changement climatique, mobilisent des outils conceptuels directement issus de Bentham.
L’économie du bien-être (welfare economics) traduit en termes mathématiques sophistiqués l’intuition benthamienne du calcul des utilités. Les analyses coût-bénéfice guidant les politiques publiques, de la construction d’infrastructures à la régulation environnementale, opérationnalisent le principe d’utilité dans la gouvernance moderne.
Critiques et limites persistantes
Les objections au benthamisme, formulées dès son vivant, conservent leur pertinence. Le problème de la mesure interpersonnelle des utilités reste irrésolu : comment comparer le bonheur d’individus différents ? La réduction de toutes les valeurs morales au plaisir et à la peine appauvrit-elle notre compréhension éthique ?
La critique rawlsienne met en évidence la tension entre utilité collective et droits individuels. Une société benthamienne pourrait-elle justifier l’esclavage d’une minorité si cela maximisait le bonheur total ? Bentham lui-même, conscient du problème, introduisait des garde-fous (sécurité, égalité) qui compliquent son système sans le résoudre entièrement.
L’obsession benthamienne pour la transparence et la surveillance trouve un écho troublant dans nos sociétés numériques. Le panoptique électronique, des caméras de surveillance aux algorithmes prédictifs, réalise technologiquement ce que Bentham imaginait architecturalement. Foucault et ses héritiers y voient moins une libération qu’une forme insidieuse de contrôle social.
Un rationalisme humaniste paradoxal
La figure de Jeremy Bentham défie les catégorisations simplistes. Rationaliste intransigeant, il cherche à mathématiser l’éthique tout en reconnaissant la complexité irréductible des affections humaines. Réformateur radical, il prône des changements graduels guidés par l’expérience. Individualiste méthodologique, il subordonne pourtant l’intérêt personnel au bonheur collectif.
Son œuvre monumentale, dont l’édition critique moderne révèle progressivement l’ampleur (les Collected Works comptent déjà plus de trente volumes), témoigne d’une ambition encyclopédique : refonder l’ensemble du savoir pratique sur le principe d’utilité. Cette systématicité, parfois écrasante, masque une pensée plus nuancée et évolutive que ne le suggèrent ses formulations lapidaires.
L’actualité de Bentham transparaît dans des débats contemporains cruciaux. L’intelligence artificielle et ses dilemmes éthiques — comment programmer une voiture autonome face à un choix tragique ? — réactualisent le calcul félicifique. Les politiques de santé publique pendant les pandémies — confiner pour sauver des vies au prix de la liberté et de l’économie — mobilisent implicitement des raisonnements utilitaristes.
Au-delà des applications pratiques, Bentham incarne une certaine conception de la philosophie : non pas spéculation abstraite mais outil de transformation sociale. Son motto personnel, « le plus grand bonheur du plus grand nombre », reste un idéal régulateur pour les sociétés démocratiques, même lorsqu’elles en reconnaissent les limites et les ambiguïtés. Dans un monde confronté à des défis collectifs sans précédent, du changement climatique aux inégalités croissantes, la question benthamienne fondamentale conserve sa pertinence brûlante : comment organiser la société pour maximiser le bien-être humain, et au-delà, celui de tous les êtres sensibles ?