INFOS-CLÉS | |
---|---|
Nom d’origine | Johannes Eckhart von Hochheim |
Nom anglais | Meister Eckhart |
Origine | Thuringe, Saint-Empire romain germanique |
Importance | ★★★★ |
Courants | Mystique rhénane, scolastique tardive, néoplatonisme chrétien |
Thèmes | Détachement, naissance de Dieu dans l’âme, fond de l’âme, déification |
Maître Eckhart incarne l’apogée de la mystique médiévale allemande, unifiant avec audace la spéculation scolastique et l’expérience spirituelle directe. Son œuvre, oscillant entre rigueur théologique et langage poétique radical, dessine une voie contemplative où l’âme humaine découvre son unité essentielle avec le divin.
En raccourci
Dominicain allemand du XIVᵉ siècle, Eckhart développe une mystique spéculative où l’âme, par le détachement radical de tout le créé, découvre en son fond le plus intime la présence même de Dieu. Sa pensée articule l’héritage néoplatonicien avec la théologie chrétienne pour proposer une expérience directe du divin, accessible à tous les croyants. Professeur à Paris et prédicateur prolifique, il forge un langage mystique novateur en moyen haut-allemand qui influencera durablement la spiritualité occidentale. Condamné partiellement par l’Église en 1329, son œuvre traverse néanmoins les siècles, inspirant réformateurs, philosophes idéalistes et chercheurs spirituels contemporains.
Définitions
- Détachement (Abgeschiedenheit) : état spirituel de renoncement intérieur total aux créatures et à soi-même, comme lorsqu’un miroir parfaitement poli reflète sans altération la lumière divine
- Fond de l’âme (Seelengrund) : partie la plus intime de l’être humain, incréée et divine, comparable à une étincelle qui participe directement de l’essence divine
- Naissance de Dieu dans l’âme : processus mystique par lequel le Verbe divin s’engendre continuellement dans l’âme détachée, comme le soleil illumine spontanément une pièce aux fenêtres ouvertes
- Percée (Durchbruch) : mouvement spirituel transcendant toute distinction entre Dieu et l’âme, semblable à une goutte d’eau qui se fond dans l’océan sans perdre son essence
Origines thuringleennes et vocation dominicaine
L’enracinement germanique
Johannes Eckhart naît vers 1260 à Hochheim ou Tambach, en Thuringe. Cette région du Saint-Empire connaît alors un essor spirituel remarquable. Les monastères cisterciens et les couvents mendiants y multiplient les centres d’étude et de prière. Le jeune Eckhart grandit dans ce milieu noble et lettré, baigné par les courants de réforme spirituelle qui traversent l’Allemagne centrale.
L’entrée chez les Prêcheurs
Vers quinze ans, il rejoint l’ordre dominicain à Erfurt. Les fils de saint Dominique cultivent l’alliance de l’étude théologique et de la prédication populaire. Cette double vocation marquera profondément sa pensée. L’ordre lui offre une formation intellectuelle exceptionnelle, l’introduisant aux subtilités de la philosophie aristotélicienne et de la théologie thomiste alors triomphante.
Les premières responsabilités
Dès 1294, ses supérieurs reconnaissent ses capacités exceptionnelles. Il devient prieur du couvent d’Erfurt puis vicaire de Thuringe. Ces charges administratives ne l’éloignent pas de l’étude ; elles affinent sa compréhension des besoins spirituels de ses contemporains. L’expérience pastorale nourrit déjà sa réflexion théologique.
Formation parisienne et maturation intellectuelle
Le premier séjour universitaire
Paris représente au XIIIᵉ siècle le centre intellectuel de la chrétienté latine. Eckhart y arrive vers 1293 pour étudier la théologie. Il découvre les débats passionnés entre thomistes et franciscains sur la nature de l’intellect et de la volonté. L’université bouillonne de controverses métaphysiques qui enrichissent sa propre réflexion.
La confrontation aux maîtres
Il étudie sous la direction de maîtres dominicains prestigieux, assimilant la synthèse thomiste tout en développant ses propres intuitions. Thomas d’Aquin, mort vingt ans plus tôt, reste la référence majeure de l’ordre. Pourtant, Eckhart manifeste déjà une originalité qui le distingue du thomisme strict. Il approfondit particulièrement les écrits du Pseudo-Denys l’Aréopagite et d’Albert le Grand, trouvant chez eux une dimension spéculative qui résonne avec ses aspirations mystiques.
Le baccalauréat sententiaire
Entre 1293 et 1294, il commente les Sentences de Pierre Lombard, exercice obligé de tout aspirant théologien. Ses commentaires témoignent d’une maîtrise exceptionnelle des sources patristiques et philosophiques. Il y développe déjà certains thèmes centraux : l’intellect comme lieu privilégié de l’union divine, la simplicité absolue de Dieu, la possibilité d’une connaissance immédiate du divin.
Enseignement magistral et rayonnement européen
La chaire parisienne
En 1302, Eckhart obtient la licence en théologie et accède au titre de maître. L’université lui confie une chaire réservée aux étrangers, honneur insigne pour un théologien germanique. Ses cours attirent étudiants et maîtres, séduits par sa capacité à articuler spéculation métaphysique et expérience spirituelle. Il commente l’Écriture avec une profondeur qui dépasse l’exégèse traditionnelle.
Les Questions parisiennes
Durant cette période, il rédige ses Questions parisiennes, textes techniques où affleure sa conception audacieuse de l’être divin. Il y affirme que Dieu n’est pas un étant parmi d’autres mais l’Être même, pure intellectualité au-delà de toute détermination. Cette thèse, qui radicalise certaines intuitions thomistes, suscite débats et controverses.
Provincial d’Allemagne
En 1303, l’ordre le rappelle pour diriger la nouvelle province dominicaine de Saxonie. Cette charge considérable l’oblige à parcourir l’Allemagne, visitant couvents et monastères. Il découvre la diversité des aspirations spirituelles, notamment chez les béguines et les laïcs pieux qui cherchent une voie contemplative adaptée à leur état. Cette expérience influence profondément sa prédication ultérieure.
Prédication vernaculaire et innovation mystique
Le tournant pastoral
Après 1313, Eckhart se consacre principalement à la prédication en langue vernaculaire. Il s’adresse aux moniales dominicaines et aux béguines de Rhénanie, communautés féminines assoiffées de vie spirituelle authentique. Ce public exigeant le pousse à forger un langage théologique nouveau en moyen haut-allemand.
La création linguistique
Face aux limites du vocabulaire religieux allemand, il invente des néologismes audacieux. Les termes Entwerden (dé-devenir), Einheit (unité), Abgeschiedenheit (détachement) traduisent des expériences spirituelles inédites. Sa langue poétique transcende les catégories scolastiques pour toucher directement l’expérience intérieure.
Les sermons allemands
Ses sermons constituent l’aspect le plus novateur de son œuvre. Il y expose sa doctrine du détachement avec des images saisissantes : l’œil qui voit Dieu doit être le même œil par lequel Dieu se voit ; l’âme détachée devient le lieu où Dieu s’engendre éternellement. Ces formulations paradoxales visent à provoquer une transformation spirituelle plutôt qu’une simple compréhension intellectuelle.
Système métaphysique et théologie négative
L’Œuvre tripartite
Vers 1314, Eckhart entreprend son projet le plus ambitieux : l’Opus tripartitum, synthèse monumentale restée inachevée. Cette œuvre devait comprendre une section de propositions philosophiques, une autre de questions disputées, et un vaste commentaire biblique. Les fragments conservés manifestent une pensée systématique d’une rare profondeur, articulant métaphysique néoplatonicienne et révélation chrétienne.
La distinction être-étant
Sa métaphysique repose sur une distinction radicale entre l’Être absolu (Dieu) et les étants créés. Les créatures ne possèdent l’être que par participation, recevant continuellement leur existence de la source divine. Cette doctrine de la création continuée implique une dépendance ontologique absolue du créé vis-à-vis du Créateur. Dieu seul est véritablement ; les créatures ne sont que dans la mesure où elles participent à son être.
L’apophatisme radical
Eckhart pousse la théologie négative à ses limites extrêmes. Dieu transcende toute catégorie, y compris celle d’être au sens où nous l’entendons. Il faut donc nier de Dieu tout ce que nous affirmons des créatures, jusqu’à dépasser la distinction même entre affirmation et négation. Cette voie apophatique culmine dans le silence mystique où l’âme, ayant renoncé à tout concept, s’unit à l’Un ineffable.
Controverses doctrinales et procès inquisitorial
Les premières accusations
Dès 1325, des rumeurs circulent sur l’orthodoxie de ses enseignements. L’archevêque de Cologne, Heinrich von Virneburg, hostile aux ordres mendiants, ouvre une enquête. Les accusations portent principalement sur ses sermons vernaculaires, jugés susceptibles d’égarer les simples fidèles. On lui reproche des formulations ambiguës sur l’union mystique et la divinisation de l’âme
Les accusations portaient d’abord sur des affirmations concernant l’identité mystique entre l’homme et Dieu. Eckhart déclarait notamment que « l’œil par lequel je vois Dieu est le même œil par lequel Dieu me voit », formule qui semblait abolir toute distinction entre Créateur et créature. Plus radical encore, il affirmait parfois « Dieu et moi, nous sommes un » ou « l’homme juste est le Fils unique de Dieu », propositions qui paraissaient égaler le mystique au Christ lui-même. Ses enseignements sur la nature de l’âme suscitaient une inquiétude particulière, notamment lorsqu’il soutenait qu’« il y a quelque chose dans l’âme qui est incréé et incréable », suggérant qu’une partie de l’être humain échappait à l’acte créateur divin. Cette doctrine du « fond de l’âme » s’exprimait aussi dans l’affirmation que « quelque chose dans l’âme est si apparenté à Dieu qu’il est un et non uni », impliquant une unité essentielle plutôt qu’accidentelle avec le divin.
Le détachement radical qu’il prêchait s’exprimait dans des paradoxes mystiques troublants pour l’orthodoxie. Il enseignait que « l’homme doit être aussi libre de tout savoir qu’il l’était quand il n’était pas », formule comprise comme un rejet de toute connaissance, y compris religieuse. Son fameux « nous devons prier Dieu de nous libérer de Dieu » scandalisait par son apparente négation du divin. Il allait jusqu’à affirmer que « l’homme qui a renoncé à tout ne peut pécher », proposition qui semblait promettre l’impeccabilité aux mystiques accomplis. Sa dévalorisation apparente des pratiques religieuses extérieures alimentait les soupçons : « les œuvres extérieures ne sont pas proprement bonnes ni divines » ou « Dieu aime les âmes, non l’œuvre extérieure » paraissaient minimiser l’importance des sacrements et de la piété visible. Il renversait même la hiérarchie traditionnelle en affirmant que « Marthe était meilleure que Marie », privilégiant l’action sur la contemplation pure.
Enfin, sa métaphysique de la création heurtait la théologie scolastique établie. L’affirmation que « toutes les créatures sont un pur néant » – précisant qu’il ne les disait pas peu de chose mais absolument rien – semblait nier la bonté de la création divine. Sa doctrine de la création continuée, exprimée dans l’idée que « Dieu crée le monde et toutes choses en un présent instantané », paraissait remettre en cause l’acte créateur originel de la Genèse.
La défense à Cologne
Eckhart se défend avec vigueur, produisant une Rechtfertigungsschrift (écrit de justification) où il explicite le sens orthodoxe de ses propositions. Il distingue soigneusement le langage imagé de la prédication et la précision technique de la théologie. Néanmoins, l’hostilité de l’archevêque et les tensions politico-religieuses de l’époque compliquent sa situation.
L’appel à Avignon
En 1327, il en appelle au pape Jean XXII à Avignon. Le voyage épuise le vieux maître, déjà affaibli par les controverses. Il meurt probablement début 1328, avant la conclusion du procès. La bulle In agro dominico (1329) condamne dix-sept propositions comme hérétiques et onze autres comme suspectes, tout en reconnaissant qu’Eckhart s’était soumis par avance au jugement de l’Église.
Héritage spirituel et réception philosophique
La transmission souterraine
Malgré la condamnation, ses disciples Henri Suso et Jean Tauler perpétuent son enseignement en l’édulcorant. Ses sermons circulent anonymement dans les milieux spirituels rhénans. Les Amis de Dieu et la Devotio moderna s’inspirent de sa doctrine du détachement. Nicolas de Cues, au XVᵉ siècle, redécouvre et défend explicitement sa pensée, y trouvant une source pour sa propre métaphysique de la coïncidence des opposés.
La redécouverte moderne
Les romantiques allemands, notamment Franz von Baader et Schelling, voient en lui un précurseur de l’idéalisme. Hegel célèbre sa conception de l’Absolu comme négation de la négation. Schopenhauer admire son détachement radical, y reconnaissant une forme occidentale de la sagesse bouddhique. Cette réception philosophique, parfois éloignée de ses intentions théologiques, témoigne de la richesse spéculative de son œuvre.
L’influence contemporaine
Au XXᵉ siècle, Heidegger engage un dialogue approfondi avec sa pensée, y trouvant une anticipation de la différence ontologique. Les théologiens Karl Rahner et Hans Urs von Balthasar réhabilitent sa mystique dans le cadre du renouveau catholique. Le dialogue interreligieux contemporain s’intéresse à ses convergences avec les spiritualités orientales, notamment le zen et l’advaita vedanta.
La postérité d’Eckhart dépasse largement les frontières confessionnelles et culturelles. Sa tentative de penser l’union mystique en termes philosophiques rigoureux inspire encore théologiens, philosophes et chercheurs spirituels. Son langage paradoxal et poétique continue de fasciner par sa capacité à exprimer l’ineffable. Figure singulière de la mystique chrétienne, il demeure un pont entre rationalité philosophique et expérience spirituelle, invitant chaque époque à repenser les conditions de possibilité de l’union divine. Son œuvre, longtemps suspecte, apparaît aujourd’hui comme l’une des expressions les plus profondes de la quête humaine de l’Absolu, témoignant que la plus haute spéculation rejoint parfois la plus simple expérience intérieure.