Philosophie & Société : les fondements cachés de nos jugements éthiques.
Mentir pour sauver une vie, respecter une promesse qui nuit, punir l’innocent pour le bien du plus grand nombre… Nos intuitions morales semblent parfois se contredire. Que se cache-t-il derrière nos jugements sur le bien et le mal ?
Un dilemme qui révèle tout
Imaginez cette situation : un médecin peut sauver cinq patients en état critique en prélevant les organes d’une sixième personne en bonne santé. Mathématiquement, cinq vies valent plus qu’une. Pourtant, la plupart d’entre nous trouvent cette action moralement répugnante. Pourquoi ?
Cette expérience de pensée, connue sous le nom de « problème du tramway », révèle une tension fondamentale dans nos jugements moraux. Elle montre que nous ne nous contentons pas de compter les bonnes et mauvaises conséquences d’une action.
Au cœur du mystère moral
Qu’est-ce qui rend une action morale ? Cette question traverse l’humanité depuis l’Antiquité et structure encore nos débats contemporains sur l’avortement, l’intelligence artificielle ou la justice climatique.
Cet article explore les trois grandes familles de réponses développées par les philosophes : l’éthique des conséquences (ce qui compte, c’est le résultat), l’éthique du devoir (ce qui compte, c’est l’intention et la règle), et l’éthique des vertus (ce qui compte, c’est le caractère de celui qui agit). Nous verrons comment chacune éclaire différemment nos dilemmes moraux quotidiens.
En 2 minutes
• Une action morale peut être jugée selon ses conséquences, l’intention qui la guide, ou le caractère qu’elle révèle • L’utilitarisme privilégie le maximum de bonheur pour le plus grand nombre • L’éthique kantienne se concentre sur l’universalisabilité des principes d’action • L’éthique des vertus, héritée d’Aristote, met l’accent sur l’excellence du caractère • Ces approches entrent souvent en conflit dans les situations concrètes
Qu’entendons-nous exactement par « moral »?
Une action morale se distingue d’abord d’une action simplement légale, prudente ou esthétique. Quand nous disons qu’une action est « morale », nous exprimons un jugement sur sa valeur éthique : elle respecte ou viole des principes que nous considérons comme fondamentaux pour la vie en société.
La moralité implique généralement trois éléments : la liberté (pouvoir choisir), la responsabilité (assumer les conséquences), et l’universalité (valoir pour tous dans des circonstances similaires). Par exemple, donner de l’argent à une association caritative est jugé moral non pas simplement parce que cela fait du bien, mais parce que cela exprime un principe – l’entraide – que nous estimons souhaitable pour tous.
Cette définition soulève immédiatement une question : sur quoi fonder ces principes ? C’est là qu’interviennent les grands systèmes éthiques.
Pourquoi les conséquences ne suffisent-elles pas?
L’utilitarisme, développé par Jeremy Bentham et John Stuart Mill au XIXe siècle, propose une réponse apparemment simple : une action est morale si elle maximise le bonheur (ou minimise la souffrance) du plus grand nombre de personnes concernées.
Cette approche ressemble à un calcul économique appliqué à la morale. Face à un dilemme, il suffirait d’additionner les plaisirs et les peines de chaque option, puis de choisir celle qui produit le meilleur « solde » de bonheur. L’avantage ? Une méthode claire, démocratique, qui ne privilégie personne a priori.
Pourtant, l’utilitarisme pur conduit parfois à des conclusions troublantes. Il pourrait justifier de punir un innocent si cela apaise la colère populaire, ou de mentir systématiquement si cela évite des disputes. Plus profondément, il semble réduire les personnes à de simples « contenants » de bonheur, ignorant leur dignité intrinsèque.
Notions clés
• Utilitarisme : théorie selon laquelle une action est bonne si elle maximise le bien-être général • Conséquentialisme : famille d’éthiques qui jugent les actions uniquement sur leurs résultats • Téléologie : approche qui définit le bien par rapport à une fin ou un objectif • Hédonisme : doctrine qui place le plaisir au centre de la vie bonne • Calcul utilitaire : méthode pour évaluer quantitativement les conséquences d’une action
Et si l’intention primait sur le résultat?
Emmanuel Kant, au XVIIIe siècle, propose une approche radicalement différente. Pour lui, ce qui rend une action morale, ce n’est ni son résultat ni ses conséquences, mais l’intention qui la guide et sa conformité à des principes universels.
L’idée centrale de Kant tient dans son « impératif catégorique » : « Agis uniquement d’après une maxime que tu peux vouloir voir érigée en loi universelle. » Autrement dit, avant d’agir, demandez-vous : « Et si tout le monde faisait comme moi ? » Si la réponse révèle une contradiction ou un monde invivable, l’action est immorale.
Prenons le mensonge. Si tout le monde mentait en permanence, la notion même de promesse ou de témoignage perdrait son sens. Le mensonge s’ « auto-détruit » logiquement quand il est universalisé. Il est donc toujours immoral, même pour sauver une vie. Cette position peut sembler rigide, mais elle garantit que nous traitons autrui comme une « fin en soi » et non comme un simple moyen.
La force de l’éthique kantienne ? Elle protège la dignité humaine et offre des principes stables, indépendants des circonstances. Sa limite ? Elle peut conduire à des obligations inflexibles dans des situations exceptionnelles.
Mais qu’en est-il du caractère de celui qui agit?
Aristote, dès l’Antiquité, suggère une troisième voie : plutôt que de se demander « que dois-je faire ? », demandons-nous « quel type de personne dois-je être ? ». L’éthique des vertus ne s’intéresse pas d’abord aux actions isolées, mais aux dispositions stables du caractère.
Une vertu est un trait de caractère qui nous dispose à bien agir dans un domaine donné. Le courage nous aide à affronter le danger quand c’est nécessaire, la générosité à donner au bon moment et dans la bonne mesure, la justice à respecter l’égalité et le mérite. Ces vertus s’acquièrent par l’habitude et l’éducation, comme on apprend un instrument de musique.
Cette approche a l’avantage de reconnaître que nous ne sommes pas des machines à calculer rationnellement, mais des êtres émotionnels et sociaux. Elle insiste sur l’importance de l’éducation morale et de l’exemplarité. En revanche, elle peut sembler vague sur les situations concrètes : comment la « prudence » nous aide-t-elle à trancher un dilemme bioéthique moderne ?
Les trois approches sont-elles compatibles ? Aristote pensait que l’homme vertueux trouve naturellement l’action qui concilie intention droite et bonnes conséquences. Mais dans nos sociétés pluralistes, cette harmonie n’est plus évidente.
Comment ces théories éclairent-elles nos débats actuels?
Ces débats philosophiques ne sont pas que théoriques. Ils structurent nos controverses contemporaines sur l’intelligence artificielle, l’environnement, ou la bioéthique.
Prenons l’euthanasie. Un utilitariste pourrait l’approuver si elle diminue globalement la souffrance. Un kantien pourrait s’y opposer au nom de l’impératif de ne jamais traiter la vie humaine comme un moyen. Un aristotélicien s’interrogerait sur les vertus en jeu : compassion, courage, ou au contraire lâcheté face à la souffrance ?
Dans le domaine de l’intelligence artificielle, comment programmer des machines morales ? Faut-il leur enseigner à maximiser le bien-être (logique utilitariste), à respecter des règles absolues (logique kantienne), ou à imiter des modèles vertueux (logique aristotélicienne) ? Chaque choix a des implications pratiques énormes.
Ces différences d’approche expliquent aussi pourquoi nos débats moraux sont si difficiles à trancher. Nous ne partageons pas tous les mêmes critères de base pour juger qu’une action est bonne ou mauvaise.
Pour aller plus loin
• Kant, « Fondements de la métaphysique des mœurs » : le texte fondateur de l’éthique du devoir, exigeant mais accessible • Mill, « L’Utilitarisme » : défense claire et nuancée de l’éthique des conséquences par son principal théoricien • Aristote, « Éthique à Nicomaque », livres I-II : introduction à l’éthique des vertus, toujours actuelle malgré ses 25 siècles
Des principes universels dans un monde pluriel?
Nous voici revenus à notre médecin face à ses six patients. L’utilitariste sacrifierait peut-être l’un pour sauver les cinq. Le kantien refuserait absolument de traiter quelqu’un comme un simple moyen. L’aristotélicien s’interrogerait sur les vertus médicales : d’abord ne pas nuire, soigner selon ses possibilités, respecter la confiance.
Cette diversité n’est pas un échec de la philosophie morale, mais sa richesse. Chaque approche capture une intuition importante : nos actions ont des conséquences qui comptent, nos intentions révèlent notre respect d’autrui, notre caractère se construit dans la durée. Peut-être la sagesse consiste-t-elle moins à choisir une théorie qu’à comprendre quand et pourquoi chacune s’applique.
Car face aux défis moraux de notre époque – changement climatique, inégalités, nouvelles technologies -, nous avons besoin de toute la richesse de notre héritage éthique. Non pour imposer une réponse unique, mais pour affiner nos questions et enrichir nos délibérations.
Sources
- Aristote, Éthique à Nicomaque, traduction J. Tricot, Vrin
- Kant, Emmanuel, Fondements de la métaphysique des mœurs, traduction V. Delbos, Vrin
- Mill, John Stuart, L’Utilitarisme, traduction Le Monnier
- Stanford Encyclopedia of Philosophy, entrées « Ethics » et « Moral Theory »
- Ogien, Ruwen, L’éthique aujourd’hui, Gallimard
Pour approfondir
Derek Parfit — Les raisons et les personnes (Agone)
Bernard Williams — L’Éthique et les limites de la philosophie (Gallimard)
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