Définition et origines
Le néoplatonisme désigne le mouvement philosophique qui, du IIIe au VIe siècle de notre ère, reprend et développe la pensée de Platon en l’enrichissant d’éléments aristotéliciens, stoïciens et pythagoriciens. Le terme « néoplatonisme » est une création moderne (XIXe siècle) ; les philosophes de cette école se considéraient simplement comme les héritiers authentiques de Platon. Cette tradition philosophique se caractérise par une métaphysique hiérarchique fondée sur l’émanation, une théologie négative sophistiquée, et une pratique spirituelle visant l’union mystique avec l’Un.
Le néoplatonisme naît dans le contexte de l’Antiquité tardive, période de syncrétisme religieux et philosophique où se rencontrent les traditions grecques, orientales et chrétiennes naissantes. Cette école philosophique influence profondément la théologie chrétienne, la philosophie islamique et la pensée occidentale jusqu’à la Renaissance, constituant l’une des synthèses métaphysiques les plus ambitieuses de l’histoire de la philosophie.
Contrairement au platonisme classique centré sur la théorie des Idées, le néoplatonisme développe une cosmologie complexe articulée autour de trois hypostases fondamentales : l’Un (ou le Bien), l’Intellect (Noûs) et l’Âme. Cette triade structure une vision du réel comme processus d’émanation et de retour, où tous les êtres procèdent de l’Un par débordement de sa perfection et aspirent à y retourner.
Les fondateurs et les développements
Plotin (205-270) : le père du néoplatonisme
Plotin, né en Égypte et formé à Alexandrie auprès d’Ammonius Saccas, établit les fondements doctrinaux du néoplatonisme dans ses Ennéades, rédigées par son disciple Porphyre. Sa philosophie s’articule autour de la doctrine des trois hypostases qui constituent les niveaux fondamentaux de la réalité.
L’Un plotinien transcende absolument l’être et la pensée. Il est « au-delà de l’essence » (epekeina tês ousias), selon la formule platonicienne de la République. Cette transcendance radicale impose une théologie négative : on ne peut dire de l’Un ce qu’il est, seulement ce qu’il n’est pas. L’Un ne pense pas car penser supposerait une dualité entre pensant et pensé qui briserait son unité absolue. Il n’est ni être ni non-être, ni un ni multiple, échappant à toute détermination conceptuelle.
L’Intellect (Noûs) procède de l’Un par émanation nécessaire. Il constitue le lieu des Idées platoniciennes, mais contrairement à Platon, Plotin conçoit l’Intellect comme acte pur de pensée où pensant, pensée et pensé coïncident parfaitement. L’Intellect contemple éternellement l’Un tout en pensant la totalité des Idées dans une vision simultanée et unifiée.
L’Âme universelle émane de l’Intellect et constitue le principe d’animation du cosmos. Elle se divise en Âme supérieure, qui contemple l’Intellect, et Âme inférieure, qui organise le monde sensible. Les âmes individuelles sont des parties de cette Âme universelle, expliquant leur parenté ontologique et leur aspiration commune au retour vers l’Un.
La matière, niveau le plus bas de la hiérarchie, n’est pas créée mais constitue la limite extrême de l’émanation, le point où la lumière de l’Un s’évanouit dans les ténèbres. Elle est « non-être » non par inexistence mais par privation maximale de l’être véritable.
Porphyre (234-305) : systematisation et diffusion
Porphyre de Tyr, disciple direct de Plotin, joue un rôle crucial dans la transmission et la systematisation de l’enseignement plotinien. Ses Sentences, son commentaire sur les Oracles chaldaïques et surtout son édition des Ennéades fixent la doctrine néoplatonicienne. Porphyre développe une critique sophistiquée du christianisme dans son Contre les chrétiens, tout en élaborant une théurgie philosophique qui influence durablement la spiritualité néoplatonicienne.
Jamblique (245-325) : la théurgie
Jamblique de Chalcis révolutionne le néoplatonisme en y intégrant systématiquement la théurgie, pratique rituelle visant l’union avec les dieux. Dans ses Mystères d’Égypte, il critique l’intellectualisme plotinien au profit d’une voie pratique combinant philosophie et religion. Jamblique complexifie également la métaphysique en multipliant les hypostases intermédiaires, préparant les développements ultérieurs de l’École d’Athènes.
Proclus (412-485) : l’accomplissement systématique
Proclus le Diadoque représente l’apogée spéculatif du néoplatonisme avec ses Éléments de théologie et ses commentaires des dialogues platoniciens. Il systématise la doctrine de l’émanation selon le triple mouvement de permanence (monê), procession (proodos) et conversion (epistrophê). Chaque niveau de réalité demeure en sa cause, en procède nécessairement, et tend à y retourner par conversion.
Proclus développe une métaphysique d’une complexité extraordinaire, multipliant les médiations entre l’Un ineffable et le monde sensible. Sa théologie hénologique distingue l’Un pur des « hénades » ou unités divines qui particularisent sa causalité. Cette construction influence profondément la scolastique médiévale et la Renaissance.
La doctrine néoplatonicienne
La métaphysique de l’émanation
Le concept central du néoplatonisme est l’émanation (aporroia), processus par lequel tous les êtres dérivent de l’Un sans diminuer sa perfection. Cette émanation n’est ni création volontaire ni génération temporelle, mais débordement nécessaire de la plénitude ontologique. Comme le soleil rayonne nécessairement sans s’épuiser, l’Un produit éternellement tous les niveaux de réalité.
Cette doctrine résout élégamment le problème de l’un et du multiple qui traverse toute la philosophie grecque. L’unité de l’Un se communique selon des degrés décroissants, expliquant la hiérarchie ontologique du réel. Plus un être est proche de l’Un, plus il participe de l’unité, de l’intelligibilité et de la bonté ; plus il s’en éloigne, plus il sombre dans la multiplicité, l’obscurité et la matérialité.
L’épistémologie de l’illumination
La connaissance néoplatonicienne ne se réduit pas à l’activité discursive de la raison. Elle s’élève par degrés depuis la sensation jusqu’à l’union mystique. La dialectique platonicienne demeure importante mais cède finalement la place à l’intuition intellectuelle et à l’extase (ekstasis).
L’âme humaine, étant intermédiaire entre l’intelligible et le sensible, peut connaître les deux domaines. Par son intellect, elle contemple les Idées éternelles ; par ses facultés inférieures, elle appréhende le monde sensible. Mais sa vocation suprême consiste dans l’union avec l’Un, expérience mystique où elle dépasse toute dualité sujet-objet.
L’éthique du retour
L’éthique néoplatonicienne vise le retour (epistrophê) de l’âme vers sa source divine. Ce retour s’effectue par purification progressive des attachements sensibles et élévation vers l’intelligible. Les vertus politiques ordonnent d’abord l’âme selon la justice ; les vertus cathartiques la purifient de ses passions ; les vertus théoriques l’élèvent à la contemplation ; enfin, les vertus paradigmatiques la divinisent.
Cette éthique combine exigence rationnelle et pratique spirituelle. La philosophie devient « exercice de la mort » au sens socratique, mais aussi préparation à l’union mystique. Le philosophe néoplatonicien cultive simultanément l’excellence intellectuelle et la purification spirituelle.
L’influence historique
Le christianisme patristique
Le néoplatonisme influence profondément les Pères de l’Église, particulièrement les Cappadociens et Saint Augustin. Ce dernier trouve chez les « platoniciens » une métaphysique de l’être et de l’illumination divine qui enrichit considérablement la théologie chrétienne. La doctrine augustinienne de l’illumination, la conception trinitaire et l’interprétation spirituelle de l’Écriture portent l’empreinte néoplatonicienne.
Denys l’Aréopagite christianise directement la théologie négative de Proclus, créant une synthèse mystique qui influence tout le Moyen Âge occidental. Sa hiérarchie céleste transpose la métaphysique de l’émanation dans un cadre chrétien, établissant les médiations angéliques entre Dieu et le monde.
La philosophie islamique
Les philosophes musulmans comme Al-Fârâbî, Avicenne et Averroès intègrent massivement l’héritage néoplatonicien. La Théologie d’Aristote, faussement attribuée au Stagirite mais dérivée de Plotin, transmet la métaphysique de l’émanation au monde islamique. Cette influence se retrouve dans la cosmologie des Intelligences séparées et la mystique soufie.
La scolastique médiévale
La scolastique latine reçoit le néoplatonisme par multiple canaux : Augustin, Denys, Avicenne, et les traductions directes de Proclus. Albert le Grand et Thomas d’Aquin l’intègrent dans leurs synthèses aristotéliciennes, créant des hybrides doctrinaux originaux. La mystique rhénane de Maître Eckhart puise directement aux sources néoplatoniciennes.
La Renaissance et la modernité
La Renaissance redécouvre le néoplatonisme authentique avec Marsile Ficin, traducteur de Plotin et Proclus. L’Académie platonicienne de Florence renoue avec la tradition théurgique et influence l’art, la littérature et la science Renaissance. Pic de la Mirandole synthétise néoplatonisme, kabbale et hermétisme dans une philosophie syncrétique ambitieuse.
La philosophie moderne conserve certains thèmes néoplatoniciens : l’émanation chez Spinoza, l’idéalisme absolu de Schelling et Hegel, la philosophie du processus de Whitehead. La métaphysique contemporaine redécouvre l’actualité de certaines intuitions néoplatoniciennes sur la causalité et la participation.
Le néoplatonisme constitue ainsi l’une des synthèses philosophiques les plus influentes de l’Occident, créant un langage métaphysique et mystique qui traverse les siècles et nourrit encore la réflexion contemporaine sur l’Un et le multiple, l’absolu et le relatif, la transcendance et l’immanence.