Définition et origines
Le néopositivisme, également appelé positivisme logique ou empirisme logique, désigne le mouvement philosophique qui, entre 1920 et 1950, tente de fonder la connaissance scientifique sur une base logique et empirique rigoureuse. Ce courant se caractérise par le rejet de la métaphysique traditionnelle, l’adoption d’un empirisme strict et l’usage des outils de la logique moderne pour clarifier les concepts scientifiques. Le terme « néopositivisme » souligne à la fois la continuité avec le positivisme d’Auguste Comte et la rupture que constitue l’intégration de la logique mathématique moderne.
Ce mouvement naît principalement dans l’aire germanophone avec le Cercle de Vienne (Wiener Kreis) fondé autour de Moritz Schlick en 1924, mais s’étend rapidement à Berlin avec Hans Reichenbach et en Pologne avec l’École de Lvov-Varsovie. L’émigration forcée de nombreux philosophes germanophones vers les États-Unis dans les années 1930 transplante et transforme ce mouvement, qui influence durablement la philosophie analytique anglo-saxonne.
Le néopositivisme se distingue du positivisme classique par son recours systématique à la logique formelle, développée par Frege, Russell et Whitehead. Cette nouvelle logique permet d’analyser avec une précision inédite la structure des théories scientifiques et de clarifier les relations entre concepts, propositions et réalité empirique. L’ambition néopositiviste est de construire une « conception scientifique du monde » (wissenschaftliche Weltauffassung) débarrassée des obscurités métaphysiques.
Les principes fondamentaux
L’empirisme radical
Le néopositivisme radicalise l’empirisme traditionnel en affirmant que toute connaissance factuelle dérive ultimement de l’expérience sensible. Cette thèse empiriste s’appuie sur une théorie de la signification selon laquelle les énoncés n’ont de sens que s’ils sont vérifiables empiriquement. Le célèbre « principe de vérification » de Schlick stipule qu’un énoncé est cognitif meaningful) si et seulement si sa vérité ou sa fausseté peut être établie par des procédures empiriques déterminées.
Cette position implique le rejet de tous les énoncés métaphysiques, théologiques ou éthiques traditionnels comme dépourvus de signification cognitive. Ces énoncés peuvent conserver une fonction expressive ou émotive, mais ils ne constituent pas de véritables connaissances au sens scientifique. Seuls les énoncés empiriques (sciences de la nature) et analytiques (logique et mathématiques) possèdent une valeur cognitive authentique.
La distinction analytique/synthétique
Reprenant la distinction kantienne, les néopositivistes affirment que toutes les propositions cognitives meaningful se répartissent en deux classes exclusives : les propositions analytiques (vraies en vertu de la signification des termes qu’elles contiennent) et les propositions synthétiques (dont la vérité dépend de l’expérience). Les propositions logiques et mathématiques sont analytiques, donc nécessaires mais vides d’information factuelle. Les propositions empiriques sont synthétiques, donc informatives mais contingentes.
Cette dichotomie permet d’expliquer la certitude des mathématiques (analytiques) tout en préservant le caractère empirique des sciences naturelles (synthétiques). Elle évite également les difficultés kantiennes du synthétique a priori en ramenant tous les énoncés a priori à l’analytique pur.
L’unité de la science
Le programme néopositiviste vise l’unification de toutes les sciences dans un langage logique unique. Cette unité ne signifie pas réduction de tous les phénomènes à la physique, mais traductibilité de tous les énoncés scientifiques dans un langage logique commun fondé sur des « énoncés protocolaires » décrivant les données d’observation directes.
Rudolf Carnap développe cette idée dans Der logische Aufbau der Welt (1928), tentant de reconstruire rationnellement tous les concepts scientifiques à partir d’une base empirique minimale. Cette « constitution logique du monde » doit montrer comment les concepts physiques, psychologiques et sociologiques peuvent être définis à partir des seules données sensorielles organisées par la logique.
Les figures principales
Moritz Schlick (1882-1936)
Schlick, physicien de formation et successeur d’Ernst Mach à Vienne, donne au Cercle de Vienne son orientation philosophique définitive. Dans Allgemeine Erkenntnislehre (1918) puis Fragen der Ethik (1930), il développe une épistémologie empiriste rigoureuse fondée sur la correspondance entre structure logique et structure empirique. Schlick insiste sur la fonction de coordination (Zuordnung) qui établit la relation entre concepts théoriques et données observationnelles.
Sa théorie de la connaissance rejette la métaphysique comme « poésie conceptuelle » dépourvue de contenu cognitif. La philosophie devient activité de clarification logique plutôt que doctrine substantielle. Cette conception « thérapeutique » de la philosophie influence profondément Wittgenstein et la tradition analytique.
Rudolf Carnap (1891-1970)
Carnap constitue la figure la plus systématique du mouvement. Son œuvre évolue de la reconstruction logique des concepts (Aufbau, 1928) à l’analyse de la syntaxe logique des langages scientifiques (Logical Syntax of Language, 1934), puis à la sémantique logique (Meaning and Necessity, 1947). Cette évolution reflète l’approfondissement progressif de la réflexion néopositiviste sur les rapports entre langage, logique et réalité.
Dans Der logische Aufbau der Welt, Carnap tente de montrer que tous les concepts scientifiques peuvent être « constitués » logiquement à partir d’une base empirique primitive (les « vécus élémentaires »). Ce projet de constitution rationnelle de l’objectivité scientifique à partir de la subjectivité empirique représente l’apogée de l’ambition néopositiviste.
La période syntaxique de Carnap (années 1930) se concentre sur l’analyse formelle des langages scientifiques. Le Principe de tolérance affirme qu’il n’y a pas de logique « vraie » en soi, mais seulement des systèmes formels plus ou moins adaptés à certains buts théoriques. Cette conception conventionnaliste de la logique relativise les prétentions fondationnelles du mouvement.
Otto Neurath (1882-1945)
Neurath, sociologue et économiste, développe la conception matérialiste et sociologique du Cercle de Vienne. Il propose le « physicalisme » comme solution au problème de l’unité de la science : tous les énoncés scientifiques doivent être traduisibles en énoncés sur des événements physico-spatiaux publiquement observables.
Sa métaphore du « bateau de Neurath » illustre sa conception fallibiliste de la connaissance : comme des marins qui doivent réparer leur navire en pleine mer, les scientifiques ne peuvent refonder complètement leurs théories mais seulement les modifier pièce par pièce. Cette image inspire le holisme épistémologique ultérieur.
Herbert Feigl (1902-1988)
Feigl contribue à la diffusion du néopositivisme aux États-Unis et développe une réflexion sur le problème psychophysique. Dans The « Mental » and the « Physical » (1958), il propose une théorie de l’identité psychophysique selon laquelle les états mentaux sont identiques aux états neurophysiologiques, position qui influence durablement la philosophie de l’esprit.
L’École de Berlin et Hans Reichenbach
Hans Reichenbach (1891-1953) dirige l’École de Berlin et développe une épistémologie probabiliste des sciences. Dans Experience and Prediction (1938), il distingue le « contexte de découverte » du « contexte de justification », séparant la genèse psychosociologique des théories de leur validation logique. Cette distinction structure durablement l’épistémologie analytique.
Reichenbach s’intéresse particulièrement aux fondements de la physique relativiste et quantique. Sa Philosophy of Space and Time (1928) propose une interprétation empiriste de la géométrie physique, montrant que le choix d’une géométrie dépend de conventions et de faits empiriques. Cette analyse influence la conception contemporaine des rapports entre mathématiques et physique.
Critiques et déclin
Les critiques internes : Quine et la remise en cause de l’analytique
Willard Van Orman Quine, dans « Two Dogmas of Empiricism » (1951), porte un coup fatal au programme néopositiviste en contestant ses deux présupposés fondamentaux : la distinction analytique/synthétique et le réductionnisme. Quine montre que la distinction entre vérités analytiques et synthétiques ne peut être définie de manière circulaire et que notre système de croyances forme un « tissu » (web) holistique où aucune proposition n’est isolable de l’ensemble.
Cette critique quinienne ouvre la voie à un empirisme holistique qui abandonne les ambitions fondationnelles du néopositivisme. La sous-détermination des théories par l’expérience rend impossible la réduction empiriste stricte et introduit un élément conventionnel irréductible dans la connaissance scientifique.
L’histoire des sciences : Kuhn et le tournant historiciste
Thomas Kuhn, dans The Structure of Scientific Revolutions (1962), conteste l’image néopositiviste de la science comme accumulation linéaire de connaissances. L’histoire effective des sciences révèle des discontinuités révolutionnaires où des « paradigmes » incommensurables se succèdent. Cette incommensurabilité remet en cause l’idée d’un langage observationnel neutre et d’un progrès scientifique cumulatif.
L’analyse kuhnienne introduit des considérations sociologiques et psychologiques dans la philosophie des sciences, brisant la séparation rigoureuse entre contexte de découverte et contexte de justification. La rationalité scientifique devient historiquement relative plutôt qu’universelle.
Wittgenstein et la critique du langage idéal
Le second Wittgenstein, dans les Recherches philosophiques, critique implicitement le projet néopositiviste de construction d’un langage logique idéal. Les « jeux de langage » ordinaires possèdent leur logique propre qui ne peut être formalisée dans un système unique. Cette critique du « sublime logique » ébranle l’idée d’une reconstruction rationnelle complète du langage ordinaire.
L’héritage contemporain
Malgré son déclin, le néopositivisme lègue à la philosophie contemporaine des outils d’analyse et des problèmes durables. La philosophie analytique conserve l’idéal de clarté conceptuelle et l’usage de la logique formelle. L’épistémologie contemporaine prolonge la réflexion sur la structure des théories scientifiques, même en abandonnant les thèses réductionnistes.
La philosophie des sciences post-néopositiviste (van Fraassen, Cartwright, Hacking) maintient l’exigence empiriste tout en acceptant le pluralisme méthodologique et l’irreductibilité des niveaux d’analyse. Le débat sur le réalisme scientifique prolonge les interrogations néopositivistes sur les rapports entre théories et réalité.
Le néopositivisme demeure ainsi un moment crucial de la philosophie du XXe siècle, dont l’échec même éclaire les difficultés persistantes de l’entreprise philosophique face à la science moderne.