Définition et étymologie
Le nominalisme désigne la position philosophique selon laquelle les universaux (concepts généraux comme « humanité », « rougeur », « justice ») n’ont pas d’existence réelle indépendante des individus particuliers qui les exemplifient. Selon cette doctrine, seuls existent les êtres individuels et concrets ; les universaux ne sont que des noms (nomina en latin) ou des concepts que nous utilisons pour regrouper et classifier ces individus selon leurs ressemblances. Le terme « nominalisme » dérive du latin nomen (nom), soulignant que les concepts généraux ne sont que des étiquettes linguistiques sans réalité ontologique propre.
Cette position s’oppose au réalisme métaphysique qui affirme l’existence objective des universaux (les « Idées » platoniciennes ou les « essences » aristotéliciennes), ainsi qu’au conceptualisme qui leur accorde une réalité mentale sans existence extérieure à l’esprit. Le nominalisme constitue ainsi une position ontologique « économe » qui refuse de peupler l’univers d’entités abstraites, privilégiant le concret et l’individuel.
Le nominalisme soulève des questions fondamentales sur la nature de la connaissance, du langage et de la réalité : comment expliquer la possibilité de la science et de la connaissance générale si les universaux n’existent pas ? Comment rendre compte de l’efficacité du langage et de la communication ? Ces interrogations traversent toute l’histoire de la philosophie et demeurent centrales dans les débats contemporains.
Les origines antiques et médiévales
Les prémices antiques
Bien que le terme soit médiéval, certaines intuitions nominalistes apparaissent dès l’Antiquité. Les sophistes, notamment Antiphon, soulignent la conventionnalité des distinctions morales et politiques, suggérant que les catégories sociales sont de simples constructions humaines sans fondement naturel. Cette approche conventionnaliste préfigure certains aspects du nominalisme.
Les stoïciens développent une ontologie matérialiste qui ne reconnaît d’existence qu’aux corps individuels. Les genres et espèces ne sont pour eux que des concepts (ennoiai) formés par abstraction à partir de la perception des similitudes entre individus. Cette position stoïcienne influence durablement la tradition nominaliste.
La querelle des universaux
Le nominalisme médiéval émerge dans le contexte de la « querelle des universaux », débat fondamental qui oppose trois positions sur le statut ontologique des concepts généraux. Cette controverse naît de la lecture du Isagoge de Porphyre, commentaire des Catégories d’Aristote, qui pose la question cruciale : les genres et espèces existent-ils dans la réalité ou seulement dans l’intelligence ?
Roscelin de Compiègne (vers 1050-1125) formule la première position explicitement nominaliste en affirmant que les universaux ne sont que des « émissions de voix » (flatus vocis). Cette position radicale suscite de vives controverses, notamment avec Anselme de Canterbury qui dénonce les implications théologiques dangereuses du nominalisme (si les universaux n’existent pas, comment comprendre l’unité de la Trinité ou de la nature humaine du Christ ?).
Guillaume d’Ockham : l’apogée scolastique
Guillaume d’Ockham (vers 1285-1347) développe la forme la plus sophistiquée du nominalisme médiéval. Dans sa Somme de logique et ses Quodlibets, il élabore une théorie terministe qui distingue rigoureusement les propriétés logiques des termes de leurs prétendus référents ontologiques.
Pour Ockham, les universaux sont des « signes naturels » (signa naturalia) que l’âme forme spontanément pour représenter les similitudes entre objets individuels. Ces concepts n’ont pas plus de réalité extramentale que les mots parlés ou écrits. La signification universelle résulte de la capacité naturelle de l’esprit à former des concepts qui « supposent pour » (supponunt pro) plusieurs individus similaires.
La célèbre « rasoir d’Ockham » (frustra fit per plura quod potest fieri per pauciora – « il est vain de faire par plusieurs ce qui peut être fait par moins ») exprime son principe d’économie ontologique : ne pas multiplier les entités sans nécessité. Cette maxime méthodologique justifie le rejet des universaux comme entités superflues.
Ockham développe également une sémantique sophistiquée de la « suppositio » (référence) qui analyse comment les termes peuvent référer à leurs objets selon différents modes (personnelle, simple, matérielle). Cette logique terministe influence profondément la logique moderne et l’analyse du langage.
Le nominalisme moderne
La révolution conceptualiste
La philosophie moderne reprend certains thèmes nominalistes tout en les transformant. René Descartes, dans les Méditations métaphysiques, privilégie l’intuition des « natures simples » individuelles sur les concepts généraux abstractement formés. Bien que n’étant pas nominaliste au sens strict, Descartes contribue à valoriser le particulier et l’évident sur l’universel et l’abstrait.
Thomas Hobbes développe une position authentiquement nominaliste dans le Léviathan et De Corpore. Pour lui, « il n’y a rien d’universel dans le monde que les noms » : les universaux résultent entièrement de nos conventions linguistiques. Cette position s’accompagne d’un matérialisme strict qui ne reconnaît que l’existence des corps en mouvement.
La théorie hobbesienne du langage fait des mots des « marques » (marks) permettant de rappeler nos pensées et des « signes » (signs) permettant de communiquer avec autrui. Les concepts généraux naissent de l’usage des mots plutôt que de la découverte d’essences réelles. Cette conception instrumentaliste du langage influence durablement l’empirisme anglo-saxon.
L’empirisme britannique
John Locke, dans l’Essai sur l’entendement humain, développe un conceptualisme qui tend vers le nominalisme. Les « essences réelles » des choses nous demeurant inconnues, nous ne manipulons que des « essences nominales » construites par notre esprit. Les espèces naturelles elles-mêmes résultent de nos classifications plutôt que de découvertes de structures objectives.
George Berkeley radicalise cette approche en niant l’existence de la matière. Son immatérialisme s’accompagne d’un nominalisme strict : les idées générales ne sont que des idées particulières utilisées comme signes d’autres idées particulières. Il n’existe pas d' »idée générale abstraite » mais seulement des idées particulières fonctionnant comme représentants de classes.
David Hume pousse l’analyse empiriste jusqu’à ses conséquences nominalistes les plus extrêmes. Les « connexions nécessaires » entre phénomènes, les « substances », les « causes » ne sont que des fictions de l’imagination fondées sur l’habitude d’associer certaines impressions. Cette critique humienne ébranle les fondements de la métaphysique réaliste.
Le nominalisme contemporain
La logique moderne et Russell
Bertrand Russell développe une position nominaliste sophistiquée dans The Problems of Philosophy et Human Knowledge. Sa théorie des descriptions définies permet d’analyser les énoncés contenant des termes généraux sans présupposer l’existence d’universaux correspondants. La logique des prédicats offre des outils formels pour exprimer la généralité sans engagement ontologique envers des entités abstraites.
Russell distingue cependant « nominalisme de classe » (qui admet les classes d’individus) et « nominalisme de ressemblance » (qui ne reconnaît que les relations de ressemblance entre particuliers). Cette distinction structure les débats contemporains sur les fondements de la classification.
W.V.O. Quine et l’ontologie
Willard Van Orman Quine renouvelle radicalement l’approche nominaliste en séparant questions sémantiques et ontologiques. Dans « On What There Is » (1948), il propose un critère d’engagement ontologique : « être, c’est être la valeur d’une variable liée ». Cette approche permet d’évaluer les engagements ontologiques des théories sans préjuger de la nature des entités.
Quine développe un « nominalisme systémique » qui tente de reconstruire les mathématiques et les sciences dans un langage ne quantifiant que sur les individus concrets. Ce projet, mené avec Nelson Goodman dans les années 1940, révèle les difficultés techniques considérables du programme nominaliste sans l’abandonner définitivement.
Nelson Goodman et le constructivisme
Nelson Goodman radicalise le nominalisme dans The Structure of Appearance (1951) et Ways of Worldmaking (1978). Son « nominalisme constructif » ne reconnaît que les individus et leurs sommes méréologiques, rejetant les propriétés, relations et classes comme entités suspectes.
Goodman développe une théorie des « versions de monde » qui relativise l’ontologie aux systèmes symboliques utilisés. Il n’y a pas « un » monde mais des mondes construits par nos pratiques classificatoires. Cette position constructiviste influence l’épistémologie contemporaine et les sciences sociales.
Variantes et développements
Le nominalisme scientifique
Le nominalisme contemporain s’applique particulièrement aux entités théoriques des sciences : lois naturelles, forces, champs, propriétés dispositionnelles. Bas van Fraassen propose un « empirisme constructif » qui adopte une attitude nominaliste envers les entités inobservables de la science, les considérant comme de simples instruments de prédiction.
Cette position influence les débats sur le réalisme scientifique et l’interprétation des théories physiques. Le nominalisme scientifique évite les engagements métaphysiques hasardeux tout en préservant l’efficacité prédictive des sciences.
Le nominalisme mathématique
Le statut des objets mathématiques (nombres, ensembles, fonctions) constitue un test crucial pour le nominalisme. Hartry Field développe un programme de « nominalisation » des mathématiques qui vise à montrer que les théories physiques peuvent être formulées sans quantification sur les objets mathématiques.
Ce projet révèle la difficulté de se passer complètement des mathématiques dans les sciences empiriques. Les débats contemporains portent sur la possibilité d’un « fictionalisme mathématique » qui traite les objets mathématiques comme de simples fictions utiles.
Le nominalisme modal
Les mondes possibles et les propriétés modales (nécessité, possibilité) posent des défis particuliers au nominalisme. Comment rendre compte des énoncés modaux sans quantifier sur des entités abstraites ? Le nominalisme modal développe des stratégies substitutionnelles ou combinatorialistes pour éviter l’engagement envers les mondes possibles comme entités.
Critiques et difficultés
Le problème de la prédication
La critique principale du nominalisme porte sur l’explication de la prédication vraie. Si les universaux n’existent pas, pourquoi certains objets sont-ils rouge et d’autres non ? Le nominaliste doit expliquer les ressemblances objectives sans faire appel aux propriétés partagées.
Les stratégies nominalistes incluent les théories de classes de ressemblance (objets similaires forment des classes naturelles), les théories des tropes (propriétés particulières non répétables), ou le primitivisme des ressemblances (relations de ressemblance comme faits fondamentaux inexplicables).
L’inductivité du monde
Hilary Putnam soulève le problème de l' »inductivité du monde » : pourquoi nos classifications générales permettent-elles des inductions réussies si elles ne correspondent à aucune structure objective ? Le nominalisme semble rendre miraculeuse l’efficacité de la science et de la prédiction.
L’apprentissage des concepts
La psychologie cognitive révèle des universaux dans l’acquisition du langage et la formation des concepts. Les enfants semblent naturellement disposés à former certaines catégories plutôt que d’autres, suggérant des contraintes innées qui défient l’arbitraire nominaliste.
L’héritage contemporain
Le nominalisme influence profondément la philosophie analytique contemporaine, particulièrement la métaontologie (étude de la nature et méthodes de l’ontologie). Les débats sur le « déflationnisme ontologique » et l' »anti-réalisme » prolongent les intuitions nominalistes.
En philosophie des sciences, le nominalisme inspire les approches structuralistes qui privilégient les relations sur les entités. En éthique, il influence les théories expressivistes qui traitent les jugements moraux comme expressions d’attitudes plutôt que descriptions de propriétés objectives.
Le nominalisme demeure ainsi une position philosophique vivante qui interroge nos engagements ontologiques et révèle la complexité des rapports entre langage, pensée et réalité. Sa persistance historique témoigne de la tension permanente entre l’aspiration à l’économie conceptuelle et la richesse apparente de l’expérience.