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Table of Contents
  1. Un testament philosophique discret
  2. L’intraduisible et la pluralité des langues
  3. Fidélité et trahison : le dilemme du traducteur
  4. L’hospitalité langagière
  5. Équivalence sans identité
  6. La traduction et l’interprétation
  7. Traduction et mondialisation
  8. Éthique de la traduction
  9. Traduction et identité narrative
  10. Intraduisibilité et universaux
  11. Traduction et création littéraire
  12. Postérité d’une méditation testamentaire
  13. Un modèle pour notre temps
  14. Testament d’un passeur
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La traduction selon Ricœur : le paradigme de l’hospitalité langagière

  • 29/09/2025
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Dans « Sur la traduction » (2004), Paul Ricœur développe une méditation philosophique sur l’acte de traduire qui dépasse largement la linguistique pour devenir un modèle de toute rencontre avec l’altérité et de l’hospitalité éthique.

En raccourci…

Traduire paraît une activité technique, affaire de spécialistes maîtrisant plusieurs langues. Paul Ricœur en fait pourtant l’objet d’une profonde méditation philosophique dans son dernier petit livre, « Sur la traduction ». Pourquoi cet intérêt pour une question apparemment marginale ? Parce que la traduction concentre toutes les difficultés de la compréhension humaine. Traduire, c’est tenter de dire dans une langue ce qui a été dit dans une autre. Mais les langues ne sont pas de simples codes interchangeables : chacune découpe le monde différemment, possède ses idiomes intraduisibles, exprime une vision particulière de l’existence. Comment alors passer de l’une à l’autre sans trahir ? Le traducteur affronte un double défi : rester fidèle au texte original tout en le rendant compréhensible dans la langue d’arrivée. Trop de fidélité produit un texte incompréhensible, trop de liberté trahit l’original. Entre ces deux écueils, le traducteur négocie patiemment, acceptant que la traduction parfaite soit impossible. Mais cette imperfection même est féconde : elle nous apprend à vivre avec l’intraduisible, à accepter que les langues et les cultures restent irréductibles les unes aux autres. Ricœur nomme cette acceptation « hospitalité langagière » : accueillir la langue étrangère dans la nôtre, accepter que notre langue soit transformée par cet accueil. La traduction devient alors le paradigme de toute relation éthique à l’altérité.

Un testament philosophique discret

« Sur la traduction » paraît en 2004, un an avant la mort de Ricœur. Ce petit livre d’à peine cent pages constitue en réalité un testament philosophique d’une densité remarquable. Ricœur y condense des décennies de réflexion sur le langage, l’herméneutique, l’altérité, l’éthique.

Le choix du thème n’a rien d’anodin. Ricœur a été lui-même traducteur toute sa vie : traduction des « Ideen » de Husserl pendant sa captivité, traductions d’essais anglo-saxons, familiarité constante avec plusieurs langues (allemand, anglais, en plus de sa langue maternelle française). Cette pratique concrète de la traduction nourrit sa réflexion philosophique.

Mais le livre va bien au-delà d’une simple réflexion sur la pratique traductive. La traduction devient chez Ricœur un « paradigme », c’est-à-dire un modèle qui éclaire d’autres phénomènes. Si l’on comprend ce qui se joue dans l’acte de traduire, on comprend mieux toute rencontre avec l’altérité : comprendre autrui, dialoguer entre cultures, accueillir l’étranger.

Le livre s’ouvre sur une question apparemment simple : pourquoi la traduction est-elle à la fois nécessaire et impossible ? Nécessaire parce que les êtres humains parlent des langues différentes et doivent pourtant communiquer. Impossible parce que les langues sont incommensurables, que chacune possède ses idiomes intraduisibles. Cette double affirmation – nécessité et impossibilité – structure toute la réflexion ricœurienne.

L’intraduisible et la pluralité des langues

La réflexion sur la traduction commence par la reconnaissance d’un fait : il existe une pluralité irréductible de langues. Cette diversité linguistique pose immédiatement un problème philosophique et théologique. Pourquoi l’humanité ne parle-t-elle pas une seule langue universelle ? Pourquoi cette dispersion babélique ?

Le mythe de la tour de Babel offre une première réponse. La pluralité des langues serait une punition divine, la conséquence de l’hubris humaine qui voulait construire une tour touchant le ciel. Dieu aurait confondu les langues pour empêcher les hommes de s’entendre et d’accomplir leur projet démesuré. Dans cette lecture, la diversité linguistique est une malédiction, un obstacle à surmonter.

Mais Ricœur propose une lecture radicalement différente. La pluralité des langues n’est pas une malédiction mais une richesse, non un obstacle mais une ressource. Chaque langue incarne une manière singulière de voir le monde, de le découper, de le dire. Cette diversité enrichit l’humanité plutôt qu’elle ne l’appauvrit. Vouloir une langue unique universelle serait appauvrir l’expérience humaine, réduire sa polyphonie à un monologue.

Cette position s’oppose à la quête d’une langue parfaite qui traverse l’histoire européenne. Depuis Leibniz et sa « characteristica universalis » jusqu’aux langages formels de la logique moderne, on a rêvé d’une langue transparente, univoque, où chaque signe aurait un seul sens. Ricœur montre que ce rêve méconnaît la nature profonde du langage humain.

Le langage naturel n’est pas un simple code pour transmettre des informations. Il porte l’histoire d’un peuple, ses métaphores mortes devenues expressions figées, ses tours idiomatiques inscrits dans une culture. L’intraduisible n’est pas un défaut à corriger mais une caractéristique essentielle des langues vivantes.

Fidélité et trahison : le dilemme du traducteur

Le traducteur affronte un dilemme classique résumé par l’adage italien : « Traduttore, traditore » (Traducteur, traître). Toute traduction semble condamnée à trahir l’original. Mais cette trahison est-elle inévitable ? Et si oui, comment la minimiser ?

Ricœur identifie deux écueils symétriques. D’un côté, la traduction littérale qui respecte scrupuleusement la lettre du texte original. Cette fidélité maximale aboutit souvent à un texte incompréhensible ou maladroit dans la langue d’arrivée. Le mot-à-mot produit un français germanisé si l’on traduit de l’allemand, un français anglicisé si l’on traduit de l’anglais. Le lecteur bute sur des tournures étranges, il ne reconnaît pas sa propre langue.

De l’autre côté, la traduction libre qui privilégie la fluidité dans la langue d’arrivée. Le traducteur réécrit le texte dans un français idiomatique, élégant, naturel. Mais cette naturalisation efface souvent l’étrangeté de l’original, elle gomme ses singularités stylistiques, elle domestique ce qui devrait rester étranger. Le lecteur croit lire un texte français alors qu’il lit une traduction.

Entre ces deux extrêmes, le traducteur négocie constamment. Il cherche un équilibre précaire entre fidélité à l’original et lisibilité dans la langue d’arrivée. Cet équilibre ne peut être atteint une fois pour toutes par une règle mécanique. Il demande un jugement en situation, une sensibilité aux contextes, une attention aux nuances.

Ricœur refuse de trancher dogmatiquement en faveur d’une des deux options. Parfois, la traduction littérale est préférable : elle maintient l’étrangeté du texte, elle oblige le lecteur à sortir de ses habitudes linguistiques, elle enrichit la langue d’arrivée en l’exposant à des tournures nouvelles. Parfois, la traduction libre s’impose : certains effets stylistiques ne passent que par une adaptation, certaines allusions culturelles demandent une explication.

L’hospitalité langagière

Le concept central de « Sur la traduction » est celui d' »hospitalité langagière ». Cette expression magnifique condense toute l’éthique ricœurienne de la traduction. Traduire, c’est pratiquer l’hospitalité : accueillir la langue étrangère dans la nôtre, lui faire place, accepter qu’elle nous transforme.

L’hospitalité possède une double dimension : accueillir l’étranger chez soi tout en étant accueilli comme étranger chez l’autre. Je traduis un texte allemand en français : j’accueille l’allemand dans le français, je fais de la place dans ma langue pour exprimer ce qui a été dit dans l’autre langue. Mais simultanément, je me rends comme étranger dans la langue allemande : je dois comprendre de l’intérieur comment l’allemand dit ce qu’il dit, quelles sont ses logiques propres.

Cette réciprocité de l’hospitalité distingue la traduction de la simple annexion. Annexer une langue, ce serait la plier entièrement aux catégories de la langue d’arrivée, effacer ses particularités, la réduire à un simple contenu qu’on pourrait transposer sans reste. L’hospitalité authentique maintient l’altérité de l’autre : je l’accueille sans le dissoudre dans ma langue, je le laisse rester autre.

Cette hospitalité langagière transforme les deux langues. La langue d’arrivée s’enrichit de tournures nouvelles, de mots empruntés, de façons de dire importées. Le français littéraire contemporain porte les traces de toutes les traductions qui l’ont travaillé : germanismes venus des traductions de philosophie allemande, anglicismes venus des traductions de littérature anglo-saxonne. Ces apports ne sont pas des corruptions mais des enrichissements.

La langue de départ se révèle aussi autrement à travers la traduction. En traduisant un texte, on en découvre des dimensions qu’une lecture dans la langue originale n’aurait peut-être pas fait apparaître. La traduction est un commentaire, une interprétation qui éclaire l’original.

Équivalence sans identité

Un concept clé de la théorie ricœurienne de la traduction est celui d' »équivalence sans identité ». Ce concept permet de sortir du dilemme entre fidélité absolue (impossible) et trahison totale (inacceptable).

L’identité stricte entre texte original et texte traduit est impossible. Les mots n’ont jamais exactement le même sens d’une langue à l’autre. Même un concept apparemment universel comme « justice » ne recouvre pas exactement les mêmes réalités sémantiques en français (« justice »), en anglais (« justice »), en allemand (« Gerechtigkeit »), en grec ancien (« dikaiosunè »). Chaque terme porte l’histoire de sa langue, s’inscrit dans des réseaux de sens différents.

Mais on peut viser l’équivalence : créer dans la langue d’arrivée un effet comparable à celui produit par le texte original. Cette équivalence n’est jamais parfaite, elle reste approximative, mais elle suffit à la communication. Le lecteur de la traduction ne comprendra jamais exactement comme le lecteur de l’original, mais il comprendra suffisamment pour que le texte fasse sens pour lui.

Cette notion d’équivalence permet de définir la tâche du traducteur de manière réaliste. Il ne s’agit pas d’atteindre l’impossible identité mais de construire patiemment une équivalence acceptable. Le traducteur négocie constamment entre ce qui peut être transposé et ce qui doit être transformé, entre ce qui passe directement et ce qui demande une médiation.

Ricœur compare cette négociation à un deuil. Traduire, c’est renoncer à tout dire, accepter des pertes, faire le deuil de la traduction parfaite. Ce deuil n’est pas un échec mais la condition réaliste d’une traduction honnête. Celui qui refuse ce deuil, qui veut tout transposer absolument, produit une traduction maladroite et finalement infidèle.

La traduction et l’interprétation

La réflexion ricœurienne sur la traduction s’inscrit dans sa théorie générale de l’interprétation. Traduire est une forme particulière d’interprétation : interpréter un texte dans une langue pour le rendre dans une autre. Mais toute interprétation comporte une dimension traductive.

Même lorsqu’on lit un texte dans sa propre langue, on traduit constamment. On transpose dans ses propres mots ce que dit l’auteur, on reformule mentalement pour mieux comprendre, on commente en traduisant dans un autre registre. Cette traduction intralinguistique précède et accompagne toute compréhension.

Plus encore, comprendre un texte ancien dans sa propre langue demande une forme de traduction temporelle. Lire Rabelais ou Montaigne exige de traduire un français du XVIe siècle dans un français contemporain. Les mots ont changé de sens, les tournures sont devenues opaques, les références culturelles se sont perdues. Le lecteur moderne doit traduire non pas d’une langue à une autre mais d’un état de la langue à un autre.

Cette généralisation de la traduction révèle quelque chose d’essentiel sur la condition herméneutique. Nous n’avons jamais d’accès direct et immédiat au sens. Toute compréhension passe par des médiations, des traductions, des transpositions. Le rêve d’une compréhension pure, transparente, sans reste, est une illusion. Comprendre, c’est toujours aussi traduire.

Cette perspective transforme la hiérarchie traditionnelle entre original et traduction. L’original n’est pas le lieu d’un sens pur qu’il faudrait simplement transférer intact dans une autre langue. Il est lui-même déjà une interprétation, une mise en forme d’une expérience, une traduction de la pensée en mots. La traduction ne vient pas après coup déperdre ce sens originel, elle continue le travail de mise en langage que l’original avait commencé.

Traduction et mondialisation

La réflexion ricœurienne sur la traduction prend une acuité particulière à l’ère de la mondialisation. Celle-ci semble exercer une pression vers l’uniformisation linguistique : l’anglais devient langue universelle de communication, les langues minoritaires disparaissent à un rythme alarmant, la diversité linguistique s’appauvrit.

Face à cette menace, deux réactions opposées se manifestent. Certains célèbrent cette uniformisation comme un progrès : enfin une langue commune qui permettrait à tous de se comprendre, la fin de Babel. D’autres la dénoncent comme un appauvrissement culturel majeur : chaque langue morte emporte avec elle une manière unique de voir le monde.

Ricœur refuse cette alternative. L’uniformisation linguistique n’est ni un progrès à célébrer ni une fatalité à subir passivement. Elle pose le défi de maintenir la diversité linguistique tout en permettant la communication universelle. La traduction devient alors plus nécessaire que jamais : elle seule permet de préserver la pluralité des langues tout en rendant possible le dialogue.

Cette fonction de la traduction dépasse largement la simple transmission d’informations. Il s’agit de maintenir vivante la polyphonie des cultures, de résister à l’hégémonie d’une seule langue-culture, de défendre le droit de chaque peuple à penser et créer dans sa langue. La traduction n’est pas un pis-aller en attendant la langue universelle, elle est la forme même du dialogue interculturel.

Ricœur s’inquiète particulièrement du sort des petites langues. Une langue ne survit que si elle reste capable d’exprimer la modernité, de nommer les réalités nouvelles, de servir de langue de création littéraire et scientifique. La traduction joue ici un rôle vital : en traduisant vers les petites langues, on les enrichit, on prouve leur capacité d’adaptation, on les maintient vivantes.

Éthique de la traduction

Au-delà des questions techniques et linguistiques, Ricœur développe une véritable éthique de la traduction. Le traducteur n’est pas un simple technicien mais un passeur de sens qui porte une responsabilité éthique considérable.

Première dimension de cette éthique : la fidélité à l’original. Le traducteur doit respecter le texte source, ne pas lui faire dire ce qu’il ne dit pas, ne pas le plier à ses propres convictions ou à l’air du temps. Cette fidélité ne signifie pas servilité mais écoute respectueuse, attention scrupuleuse aux nuances, refus de la trahison facile.

Deuxième dimension : la responsabilité envers le lecteur. Le traducteur doit produire un texte lisible, compréhensible, qui rende justice à l’original tout en parlant au lecteur contemporain. Cette responsabilité implique parfois de prendre des libertés avec la lettre pour respecter l’esprit, d’adapter des références culturelles, d’expliciter ce qui resterait opaque.

Troisième dimension : le respect de l’altérité. Le bon traducteur ne domestique pas entièrement le texte étranger, il maintient une certaine étrangeté, il laisse transparaître que ce texte vient d’ailleurs. Cette étrangeté maintenue est elle-même éthique : elle rappelle au lecteur qu’il lit une traduction, qu’il rencontre une autre culture, qu’il doit accepter de sortir de ses habitudes.

Cette éthique de la traduction rejoint l’éthique générale de l’altérité développée par Ricœur. Comme dans toute relation à l’autre, il faut éviter deux écueils : l’assimilation (réduire l’autre au même, effacer ses différences) et la fermeture (refuser de comprendre, maintenir l’autre dans une altérité absolue). L’hospitalité langagière navigue entre ces deux écueils : accueillir l’étranger sans le dissoudre.

Traduction et identité narrative

Un lien profond existe entre la théorie ricœurienne de la traduction et sa conception de l’identité narrative. Dans « Soi-même comme un autre », Ricœur montrait que l’identité personnelle se construit narrativement : je me comprends en racontant mon histoire. Or, cette histoire est toujours aussi une traduction.

Nous passons notre temps à traduire notre expérience en récit. Les événements bruts de la vie n’ont pas de sens immédiat, ils doivent être configurés narrativement, traduits dans le langage du récit pour devenir intelligibles. Cette traduction de l’expérience vécue en récit raconté n’est jamais parfaite : quelque chose se perd, quelque chose se transforme, mais quelque chose aussi se gagne en intelligibilité.

De plus, notre identité se construit dans le dialogue avec autrui. Or, ce dialogue est toujours aussi une traduction : traduire ce que je ressens dans des mots compréhensibles pour l’autre, traduire ce que l’autre me dit dans mes propres catégories de pensée. L’identité dialogique est une identité traduite, toujours en négociation entre ma langue et celle d’autrui.

Cette parenté entre traduction linguistique et traduction existentielle révèle la profondeur du concept ricœurien d’hospitalité langagière. Accueillir la langue étrangère, c’est finalement accueillir l’étranger lui-même. La traduction devient le modèle de toute relation éthique : reconnaître l’autre dans sa différence tout en créant les conditions d’un dialogue.

Intraduisibilité et universaux

Un paradoxe traverse toute la réflexion ricœurienne : si chaque langue est singulière, si l’intraduisible existe, comment la traduction est-elle néanmoins possible ? Qu’est-ce qui permet de passer d’une langue à l’autre malgré leur incommensurabilité ?

Ricœur refuse deux réponses extrêmes. D’un côté, le relativisme linguistique radical (hypothèse Sapir-Whorf) qui affirmerait que chaque langue enferme ses locuteurs dans une vision du monde totalement différente, rendant impossible toute communication interlinguistique. De l’autre, l’universalisme linguistique qui postulerait des structures profondes communes à toutes les langues (grammaire universelle chomskyenne).

La solution ricœurienne se situe dans le travail même de la traduction. C’est en traduisant effectivement qu’on découvre ce qui peut passer et ce qui résiste, ce qui est commun et ce qui est singulier. La traduction n’est pas l’application d’une théorie préexistante, elle est une pratique exploratoire qui révèle progressivement les possibilités et les limites de la transposition.

Cette conception pratique, expérimentale de la traduction évite les abstractions. On ne peut dire a priori ce qui est traduisible et ce qui ne l’est pas. Seul le travail concret du traducteur, ses tentatives, ses échecs, ses réussites révèlent les contours de l’intraduisible. Et souvent, ce qui semblait intraduisible trouve une solution créative : un néologisme, une périphrase, un calque enrichissant la langue d’arrivée.

Traduction et création littéraire

Ricœur s’intéresse particulièrement à la traduction littéraire, qui pose des défis spécifiques. Traduire un texte philosophique ou scientifique est déjà difficile, mais traduire un poème semble frôler l’impossible. Comment transposer non seulement le sens mais aussi la musicalité, le rythme, les jeux de mots, les connotations ?

La traduction poétique révèle de manière aiguë le caractère créateur de toute traduction. Le traducteur de poésie ne peut se contenter de transposer le sens, il doit recréer dans sa langue un effet poétique comparable. Cette recréation demande souvent d’abandonner la fidélité littérale pour inventer des solutions qui produisent un effet équivalent.

Certains traducteurs-poètes, comme Henri Meschonnic que Ricœur cite avec admiration, défendent une traduction qui respecte le rythme de l’original même au prix d’une certaine étrangeté dans la langue d’arrivée. Cette option privilégie la forme sur le contenu, elle considère que le poème n’est pas un message qu’on pourrait séparer de sa forme mais une unité indissociable de son et de sens.

Cette créativité de la traduction littéraire éclaire toute traduction. Même pour un texte non littéraire, le traducteur doit souvent inventer, créer des néologismes, forger des expressions nouvelles. La traduction n’est pas reproduction mécanique mais production créatrice. Elle enrichit les deux langues : la langue d’arrivée qui s’ouvre à de nouvelles possibilités expressives, la langue de départ qui se découvre autrement dans le miroir de la traduction.

Postérité d’une méditation testamentaire

« Sur la traduction » a profondément influencé aussi bien la théorie de la traduction que la philosophie du langage contemporaine. L’idée d’hospitalité langagière est devenue un concept largement repris, au-delà même du domaine de la traduction.

En théorie de la traduction, Ricœur a contribué à dépasser l’opposition stérile entre sourciers et ciblistes (ceux qui privilégient fidélité à l’original vs ceux qui privilégient lisibilité dans la langue d’arrivée). En montrant que le traducteur négocie constamment entre ces deux pôles, qu’il n’y a pas de solution universelle mais seulement des décisions situées, il a libéré la réflexion traductologique des dogmatismes.

En philosophie politique, le concept d’hospitalité langagière a nourri les réflexions sur le multiculturalisme, le dialogue interculturel, l’accueil des migrants. Comment accueillir l’étranger tout en préservant son identité propre ? Comment créer une culture commune sans effacer les particularités ? Ces questions politiques brûlantes trouvent dans la traduction un modèle de pensée : l’hospitalité qui transforme tout en accueillant.

En éthique, la traduction comme paradigme de la relation à l’altérité a enrichi la réflexion sur la reconnaissance, le respect, le dialogue. L’autre n’est ni un pur étranger incompréhensible ni un double de moi-même. Il est quelqu’un qu’on peut comprendre par un travail patient de traduction, sans jamais épuiser sa singularité.

Un modèle pour notre temps

À l’ère de la mondialisation et des migrations massives, de la communication instantanée et des replis identitaires, la méditation ricœurienne sur la traduction prend une résonance particulière. Nos sociétés sont devenues multilingues, multiculturelles. Comment vivre ensemble malgré et grâce à cette diversité ?

Le modèle de l’hospitalité langagière offre une voie. Ni assimilation forcée (obliger les migrants à abandonner leur langue et leur culture), ni communautarisme fermé (juxtaposer des communautés qui ne se parlent pas), mais traduction réciproque : chacun apprend la langue de l’autre, chacun accepte que sa propre langue soit transformée par la rencontre, chacun pratique l’hospitalité qui accueille sans dissoudre.

Cette hospitalité demande un effort, une discipline, une vertu. Il est plus facile de rester entre soi, de ne parler qu’aux semblables, de refuser l’étranger. Mais cet enfermement appauvrit. La richesse vient de la traduction, du dialogue, de l’exposition à d’autres manières de dire et de penser.

Ricœur nous rappelle aussi que la traduction parfaite n’existe pas. Il faut accepter les malentendus, les approximations, les zones d’ombre qui subsistent dans toute communication interculturelle. Cette acceptation n’est pas résignation mais réalisme. Elle évite la double illusion : celle d’une transparence totale (on pourrait tout comprendre de l’autre) et celle d’une opacité absolue (on ne peut rien comprendre de l’autre).

Testament d’un passeur

Paul Ricœur fut toute sa vie un passeur : passeur entre langues (français, allemand, anglais), entre traditions philosophiques (phénoménologie allemande, philosophie analytique anglo-saxonne, herméneutique), entre disciplines (philosophie, théologie, sciences humaines), entre cultures (protestante et catholique, française et internationale).

Cette position de passeur structure toute sa démarche philosophique. Il ne s’enferme dans aucune tradition, il dialogue avec toutes. Il ne se contente pas d’exposer les pensées des autres, il les traduit dans sa propre langue philosophique, il les fait dialoguer entre elles, il crée des ponts, des médiations, des articulations.

« Sur la traduction » peut se lire comme la théorisation de cette pratique qui fut la sienne pendant soixante ans. En réfléchissant sur l’acte de traduire, Ricœur réfléchit aussi sur sa propre méthode philosophique. Philosopher, pour lui, c’était toujours aussi traduire : traduire les questions contemporaines dans le langage de la tradition, traduire les acquis de la tradition dans un langage contemporain, traduire entre disciplines et cultures.

Cette œuvre testamentaire nous lègue finalement une leçon qui déborde largement la question technique de la traduction. Elle nous enseigne une attitude face à l’altérité : ni fusion qui dissout les différences, ni séparation qui rend impossible le dialogue, mais traduction patiente qui crée de l’équivalence sans identité, qui permet la compréhension mutuelle sans abolir la singularité. Dans un monde fragmenté qui oscille entre uniformisation globale et replis identitaires, cette leçon d’hospitalité langagière reste d’une actualité poignante. Elle nous rappelle que l’humanité se construit dans la traduction, dans cet effort jamais achevé de dire dans notre langue ce que l’autre dit dans la sienne.

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