Définition et étymologie
L’immanence désigne ce qui demeure à l’intérieur d’un être ou d’une réalité donnée, ce qui lui est intrinsèque et ne la dépasse pas. Le terme provient du latin immanere, composé du préfixe in- (dans) et du verbe manere (demeurer, rester), signifiant littéralement « demeurer dans ». En philosophie, l’immanence qualifie ce qui reste intérieur à un domaine d’être, par opposition à la transcendance qui désigne ce qui le dépasse ou lui est extérieur.
Plus précisément, est immanent ce qui agit de l’intérieur, ce qui ne sort pas de soi pour produire ses effets. Une cause immanente produit ses effets en demeurant en elle-même, contrairement à une cause transitive qui agit sur autre chose qu’elle-même. Cette distinction fondamentale structure de nombreux débats philosophiques concernant les rapports entre Dieu et le monde, l’esprit et la matière, ou encore la conscience et ses objets.
L’immanence dans la tradition philosophique
Les origines antiques et médiévales
Bien que le concept ne soit pas encore formalisé, l’idée d’immanence apparaît dès l’Antiquité. Chez les stoïciens, le divin est conçu comme un principe matériel qui pénètre et anime l’univers entier sans le transcender. Cette conception « panthéiste » avant la lettre fait de Dieu une force immanente au cosmos, identifiée au logos rationnel qui gouverne toutes choses.
Aristote développe une théorie de la causalité qui distingue différents types de causes, dont certaines peuvent être considérées comme immanentes. La forme (morphè) d’un être lui est immanente, elle constitue son essence interne, par opposition à la cause efficiente externe qui le produit.
La philosophie médiévale chrétienne privilégie généralement la transcendance divine, mais certains penseurs comme Maître Eckhart développent une mystique de l’immanence où Dieu est présent au plus intime de l’âme. Cette tension entre transcendance et immanence du divin traverse toute la théologie chrétienne.
Spinoza et l’immanence radicale
Baruch Spinoza constitue le penseur de l’immanence par excellence dans la philosophie moderne. Sa proposition fondamentale – « Dieu ou la Nature » (Deus sive Natura) – identifie absolument Dieu et le monde naturel. Pour Spinoza, Dieu n’est pas un créateur transcendant qui agirait de l’extérieur sur sa création, mais la cause immanente de toutes choses.
Dans l’Éthique, Spinoza affirme que « Dieu est cause immanente et non transitive de toutes choses ». Cette formule révolutionnaire signifie que Dieu ne crée pas le monde ex nihilo, mais qu’il s’exprime nécessairement à travers la multiplicité infinie de ses modes. Chaque être singulier – pierre, plante, homme – est une modification ou expression finie de la substance divine infinie.
Cette conception implique une critique radicale du finalisme et de l’anthropomorphisme religieux. La nature n’est pas orientée vers des fins externes, mais suit la nécessité de ses propres lois internes. L’éthique spinoziste découle de cette ontologie de l’immanence : il s’agit de comprendre notre nature véritable pour réaliser notre puissance d’agir et atteindre la béatitude.
L’idéalisme allemand et l’immanence de l’esprit
Kant introduit une distinction cruciale entre immanence et transcendance dans l’ordre de la connaissance. Les catégories de l’entendement et les formes de la sensibilité sont immanentes à l’expérience possible, tandis que les idées de la raison (âme, monde, Dieu) la transcendent et ne peuvent faire l’objet d’une connaissance théorique.
Fichte radicalise cette approche en faisant du Moi absolu le principe immanent de toute réalité. Le Moi se pose lui-même et pose le non-Moi selon une dialectique interne. Cette auto-position du sujet constitue le mouvement immanent par lequel la conscience se constitue et constitue son monde.
Hegel développe une dialectique de l’immanence où l’Esprit absolu se développe à travers ses propres contradictions internes. La négativité n’est pas une force externe qui s’opposerait à l’esprit, mais son mouvement immanent d’auto-détermination. L’histoire, la nature, l’art, la religion et la philosophie sont les moments nécessaires de ce développement immanent de l’Absolu.
Nietzsche et l’immanence vitale
Nietzsche opère un « retournement » de la métaphysique traditionnelle en affirmant l’immanence radicale de la vie. Sa critique du platonisme et du christianisme vise les dualismes qui opposent un « arrière-monde » idéal au monde sensible. Contre ces « mensonges » métaphysiques, Nietzsche affirme la « fidélité à la terre ».
La doctrine de l’éternel retour exprime cette immanence absolue : il n’y a pas d’au-delà qui donnerait sens à l’existence, mais seulement le retour éternel du même. Cette pensée de l’immanence s’accompagne d’une éthique de l’affirmation où il s’agit d’aimer son destin (amor fati) et de créer ses propres valeurs.
La volonté de puissance constitue le principe immanent de toute vie. Elle n’est pas une force métaphysique transcendante, mais le mouvement immanent par lequel la vie s’accroît, se dépasse et se transforme continûellement.
Bergson et l’immanence de la durée
Henri Bergson développe une philosophie de l’immanence vitale centrée sur le concept de durée. Contre les philosophies qui spatialisent le temps, Bergson montre que la durée vraie est immanente à la conscience vivante. Elle n’est pas mesurable de l’extérieur mais doit être saisie intuitivement de l’intérieur.
L’élan vital bergsonien constitue également un principe d’immanence. Il n’est pas une force transcendante qui dirigerait l’évolution de l’extérieur, mais le mouvement créateur immanent à la vie elle-même. Cette créativité immanente explique la nouveauté et l’imprévisibilité de l’évolution biologique.
L’immanence contemporaine
La philosophie contemporaine renouvelle la question de l’immanence selon diverses modalités. Gilles Deleuze et Félix Guattari développent une philosophie de l’immanence pure qui refuse toute transcendance. Leur concept de « plan d’immanence » désigne le milieu préindividuel où s’actualisent les multiplicités et les devenirs.
Maurice Merleau-Ponty pense l’immanence de la chair (Chiasma) où sujet et objet, sentant et senti s’entrelacent. Cette immanence phénoménologique dépasse les dualismes classiques en montrant l’inscription corporelle originaire de la conscience dans le monde.
La question de l’immanence reste centrale dans les débats contemporains sur la sécularisation, l’écologie et les nouvelles spiritualités qui cherchent à penser le sacré sans transcendance.
