Watsuji Tetsurō naît le 1er mars 1889 à Himeji, dans la préfecture de Hyōgo, au sein d’une famille de médecins traditionnels qui cultive les valeurs confucéennes et la piété bouddhiste. Son père, Watsuji Kōkichi, praticien respecté de la médecine sino-japonaise (kanpō), lui transmet le goût de l’observation minutieuse et de la synthèse harmonieuse qui caractérisent plus tard sa méthode philosophique. Cette formation dans la tradition médicale orientale, qui conçoit l’homme comme totalité psychosomatique intégrée dans son environnement, influence profondément sa conception holistique de l’existence humaine.
Son enfance se déroule dans l’atmosphère du château de Himeji, symbole de l’harmonie architecturale traditionnelle japonaise, environnement esthétique qui éveille sa sensibilité aux rapports entre forme culturelle et esprit d’un peuple. Cette familiarité précoce avec l’art japonais classique – jardins, peinture, poésie – nourrit sa conviction ultérieure que les créations culturelles révèlent l’ethos profond d’une civilisation mieux que les spéculations abstraites.
Étudiant à l’université impériale de Tokyo à partir de 1909, il découvre la philosophie occidentale moderne qui bouleverse sa vision du monde. Ses lectures de Nietzsche, particulièrement Ainsi parlait Zarathoustra, le fascinent par leur puissance poétique mais l’inquiètent par leur individualisme radical. Cette rencontre précoce avec la pensée européenne révèle les tensions entre modernité occidentale et tradition orientale qui traversent toute son œuvre.
Sa thèse de fin d’études sur Schopenhauer (1912) révèle un jeune penseur déjà capable d’une lecture critique de la métaphysique occidentale. Il admire la profondeur psychologique de l’auteur du Monde comme volonté et représentation tout en questionnant son pessimisme individualiste, étranger à la sensibilité bouddhiste japonaise. Cette analyse pionnière du bouddhisme schopenhauerien préfigure ses travaux ultérieurs sur les différences entre spiritualités orientale et occidentale.
Son premier livre, « Nietzsche » (1913), écrit à vingt-quatre ans, révèle un lecteur pénétrant qui saisit les enjeux de la critique nietzschéenne de la modernité tout en pressentant ses dangers pour l’harmonie sociale. Cette étude, qui introduit Nietzsche au Japon, témoigne de sa capacité précoce à médier entre cultures hétérogènes. Il admire l’audace destructrice du philosophe allemand mais refuse son aristocratisme esthétique au profit d’une éthique communautaire.
Professeur de lycée puis journaliste, Watsuji traverse la crise spirituelle de sa génération qui voit s’effondrer l’ordre Meiji et émerger la modernité démocratique. Sa découverte de Kierkegaard vers 1915 lui révèle une alternative chrétienne à l’individualisme nietzschéen, mais il critique l’angoisse existentielle de l’auteur de Crainte et Tremblement comme symptôme de l’isolement occidental. Cette lecture comparative nourrit sa conviction que l’Orient possède des ressources spirituelles spécifiques.
Son voyage d’études en Europe (1927-1928), financé par l’université impériale de Tokyo où il enseigne depuis 1925, le confronte directement à la civilisation occidentale et enrichit considérablement sa réflexion comparative. Ses séjours à Berlin auprès de Heidegger, ses découvertes artistiques en Italie et en Grèce, ses observations sociologiques de la modernité européenne nourrissent son chef-d’œuvre « Fūdo » (Milieux, 1935).
« Fūdo » révolutionne l’anthropologie culturelle en montrant que les structures climatiques déterminent les formes spirituelles des civilisations. Cette géophilosophie pionnière distingue trois types climatiques fondamentaux : mousson (Asie), désert (Proche-Orient), prairie (Europe), chacun engendrant un ethos culturel spécifique. Cette typologie, d’une audace théorique remarquable, influence durablement l’anthropologie culturelle japonaise et mondiale.
Sa philosophie du fūdo (milieu climatique) révèle que l’homme n’existe jamais comme individu isolé mais toujours comme « être-ensemble » (aidagara) dans un environnement naturel et culturel déterminé. Cette critique de l’individualisme occidental, nourrie par la phénoménologie heideggérienne mais enracinée dans la tradition bouddhiste, propose une anthropologie relationnelle qui anticipe l’écopsychologie contemporaine.
Son œuvre maîtresse, « Éthique » (Rinrigaku, 3 volumes, 1937-1949), développe une philosophie morale originale qui fait de la relation intersubjective (aidagara) le fondement de l’existence humaine. Contre l’éthique kantienne qui part de l’individu autonome, Watsuji montre que le soi naît de ses relations et n’existe que par elles. Cette éthique relationnelle, inspirée du bouddhisme de la Terre Pure, réconcilie individualité et socialité dans une dialectique dynamique.
Sa théorie de la « négation absolue » (zettai tei), empruntée à Nishida mais repensée dans un cadre éthique, révèle que l’authenticité morale exige de transcender l’opposition entre individualisme et collectivisme. Cette « voie du milieu » éthique, qui respecte la singularité personnelle tout en assumant la responsabilité communautaire, propose une alternative aux impasses morales de la modernité occidentale.
Ses études sur l’histoire de la pensée japonaise, notamment « Histoire de l’éthique japonaise » (1952), révèlent un historien de la culture d’une érudition exceptionnelle qui retrace l’évolution spirituelle de son pays depuis l’introduction du bouddhisme. Cette archéologie de l’âme japonaise, qui distingue les strates shinto, bouddhiste, confucéenne et moderne, constitue une contribution majeure à l’histoire intellectuelle de l’Asie orientale.
Sa philosophie de l’art, développée dans ses études sur la sculpture bouddhique et l’architecture traditionnelle, révèle l’esthétique comme révélation de l’être communautaire d’un peuple. Cette herméneutique de la culture matérielle, qui lit dans les formes artistiques l’ethos d’une civilisation, influence l’histoire de l’art japonais et inspire l’anthropologie culturelle contemporaine.
Penseur engagé dans les débats de son époque, Watsuji développe pendant la guerre une philosophie politique qui tente de justifier l’État impérial japonais comme réalisation de l’éthique communautaire orientale. Cette compromission idéologique, analogue à celle d’Heidegger avec le nazisme, entache sa réputation morale sans invalider ses contributions philosophiques durables.
Sa critique de la démocratie occidentale comme individualisme déguisé révèle les limites de sa pensée politique, marquée par le contexte militariste de son époque. Cependant, sa vision de la communauté éthique comme alternative au libéralisme et au totalitarisme conserve une actualité dans les débats contemporains sur le communautarisme et la démocratie participative.
Il meurt le 26 décembre 1960 à Tokyo, léguant une œuvre considérable qui nourrit la philosophie japonaise contemporaine. Ses disciples, notamment Furukawa Tetsushi et Karaki Junzō, perpétuent sa méthode philosophique en l’adaptant aux défis de la société post-moderne japonaise.
Son influence dépasse les frontières du Japon pour inspirer l’anthropologie culturelle, l’éthique environnementale et la philosophie interculturelle contemporaines. Sa géophilosophie du climat anticipe l’écopsychologie, tandis que son éthique relationnelle nourrit les critiques communautariennes du libéralisme individualiste.
Watsuji demeure le grand penseur de l’être-ensemble et de l’enracinement culturel, philosophe qui révèle les ressources de la tradition orientale pour penser les défis de la modernité. Son génie réside dans sa capacité à articuler particularisme culturel et universalisme éthique, tradition et modernité, dans une synthèse respectueuse des différences tout en révélant leur commune humanité.