Hannah Arendt naît le 14 octobre 1906 à Hanovre dans une famille juive assimilée de la bourgeoisie cultivée. Ses parents, Paul Arendt, ingénieur, et Martha Cohn, issue d’une lignée de négociants de Königsberg, lui transmettent l’héritage des Lumières allemandes et l’attachement aux valeurs démocratiques. Orpheline de père à sept ans, elle grandit sous l’influence de sa mère, femme d’exception qui participe aux mouvements socialistes et féministes de l’époque.
Élève brillante mais rebelle, Hannah découvre précocement sa vocation philosophique. À quatorze ans, exclue temporairement du lycée pour avoir organisé un boycott contre un professeur, elle fréquente en autodidacte les cours de l’université de Berlin et lit Kant avec passion. Cette précocité intellectuelle, jointe à un caractère indépendant, forge sa personnalité de penseuse libre qui refuse toute autorité non justifiée.
Ses études de philosophie la mènent successivement à Marbourg, Fribourg et Heidelberg entre 1924 et 1929. À Marbourg, elle devient l’élève et la maîtresse de Martin Heidegger, relation intellectuellement féconde mais personnellement douloureuse qui marque durablement sa conception de la pensée. À Heidelberg, elle soutient en 1929 une thèse remarquée sur « Le Concept d’amour chez Augustin » sous la direction de Karl Jaspers, qui devient son ami et mentor spirituel pour la vie.
L’arrivée d’Hitler au pouvoir en 1933 brise sa carrière universitaire naissante et révèle brutalement sa condition juive. Arrêtée pour avoir aidé l’organisation sioniste à documenter l’antisémitisme nazi, elle comprend que l’assimilation n’offre plus de protection. Réfugiée à Paris, elle travaille pour diverses organisations d’aide aux réfugiés juifs et découvre sa judéité comme réalité politique plutôt que religieuse ou culturelle.
Son premier mariage avec Günther Stern (futur Günther Anders) s’étant soldé par un divorce, elle épouse en 1940 Heinrich Blücher, ancien communiste allemand devenu son compagnon intellectuel le plus intime. Internée au camp de Gurs en tant qu’étrangère ennemie lors de l’invasion allemande, elle parvient à s’évader et gagne les États-Unis en 1941 avec un visa d’urgence, emportant pour tout bagage ses manuscrits philosophiques.
L’exil américain, d’abord subi comme une nécessité, devient progressivement choisi comme libération. Journaliste pour la presse juive américaine, elle couvre le procès de Nuremberg et découvre l’ampleur de la Shoah. Cette révélation de l’inédit radical du génocide nourrit sa réflexion sur les « ruptures de la tradition » qui caractérisent la modernité et appellent de nouveaux concepts pour penser l’impensable.
« Les Origines du totalitarisme » (1951), son premier grand ouvrage, révolutionne l’analyse politique en montrant que nazisme et stalinisme constituent un phénomène inédit, irréductible aux tyrannies classiques. Le totalitarisme détruit l’espace public, atomise la société et vise l’élimination de la spontanéité humaine. Cette œuvre magistrale, qui établit sa réputation mondiale, témoigne de sa capacité unique à penser politiquement les catastrophes de son temps.
« Condition de l’homme moderne » (1958) développe sa philosophie politique originale autour de la distinction entre travail, œuvre et action. L’action, activité politique par excellence, révèle la singularité de chaque individu dans l’espace public du débat et de la décision collective. Cette conception agonistique de la politique, inspirée de la cité grecque, critique aussi bien l’individualisme libéral que le collectivisme marxiste.
Le procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem en 1961 inspire son ouvrage le plus controversé : « Eichmann à Jérusalem » (1963). Sa thèse sur la « banalité du mal » – Eichmann incarne le mal radical par absence de pensée plutôt que par méchanceté diabolique – suscite une polémique mondiale. Cette analyse de l’irreflexion comme source du mal moral renouvelle la compréhension de la responsabilité dans les sociétés de masse.
Professeure dans diverses universités américaines (Princeton, Chicago, New School for Social Research), Arendt développe une pédagogie socratique qui privilégie l’interrogation sur la transmission de savoirs constitués. Ses cours sur la philosophie politique, de Socrate à Marx, révèlent une lectrice pénétrante qui découvre dans les textes classiques des ressources pour penser la crise contemporaine.
Ses derniers ouvrages approfondissent sa réflexion sur les facultés humaines. « Du mensonge à la violence » (1972) analyse la crise de l’autorité et la montée de la violence politique. « La Crise de la culture » (1972) diagnostique la destruction de la tradition par la modernité démocratique et de masse. « La Vie de l’esprit » (1978), inachevée, explore les activités de penser, vouloir et juger comme manifestations de la liberté humaine.
Citoyenne américaine depuis 1951, Arendt s’engage dans les débats de son époque : crise scolaire, mouvement des droits civiques, guerre du Vietnam, affaire du Watergate. Critique de la société de consommation et des idéologies progressistes, elle défend une conception républicaine de la liberté politique contre toutes les formes de dépolitisation moderne.
Elle meurt subitement le 4 décembre 1975 à New York, laissant une œuvre qui renouvelle la pensée politique contemporaine. Ni philosophe au sens académique, ni politologue au sens scientifique, Arendt invente une forme originale de réflexion politique qui unit rigueur conceptuelle et engagement citoyen.
Hannah Arendt demeure la penseuse de la fragilité démocratique et de la responsabilité politique. Son œuvre, qui réconcilie pensée grecque et expérience moderne, offre des ressources précieuses pour comprendre les défis contemporains de la liberté et de la pluralité humaines dans un monde globalisé.
