Abû l-Walîd Muhammad ibn Ahmad ibn Rushd, connu en Occident sous le nom d’Averroès, naît en 1126 à Cordoue, capitale intellectuelle de l’Andalus. Il appartient à une prestigieuse lignée de juristes : son grand-père et son père occupent successivement la fonction de grand cadi de Cordoue. Cette tradition familiale le destine naturellement aux sciences juridiques et religieuses, formation qu’il complète par l’étude de la médecine, des mathématiques et de la philosophie.
Cordoue, sous la domination almohade, connaît alors un remarquable épanouissement culturel. C’est dans cette atmosphère de tolérance relative qu’Averroès développe sa pensée, nourrie par l’héritage grec traduit en arabe, particulièrement Aristote dont il devient le commentateur le plus systématique et le plus pénétrant. Sa formation de juriste musulman (faqîh) lui permet d’articuler harmonieusement foi et raison, ambition qui traverse toute son œuvre.
Sa carrière prend un tournant décisif vers 1169 quand Ibn Tufayl, médecin et philosophe du calife almohade Abû Ya’qûb Yûsuf, le présente au souverain. Celui-ci, passionné de philosophie, lui commande des commentaires d’Aristote pour rendre accessible la pensée du Stagirite. Averroès accepte cette mission qui l’occupe près de trente ans, produisant trois types de commentaires : les petits commentaires (jawâmi’), les commentaires moyens (talkhîs) et les grands commentaires (tafsîr).
Nommé cadi de Séville en 1169, puis grand cadi de Cordoue en 1182, Averroès concilie brillamment ses fonctions judiciaires et son activité philosophique. Il développe une interprétation rationaliste de l’islam dans des œuvres comme le Fasl al-maqâl (Traité décisif), où il démontre que la philosophie, loin de contredire la religion, en constitue la forme la plus achevée. Pour lui, la vérité est une : elle s’exprime différemment selon les capacités de chacun, par la démonstration pour les philosophes, par la dialectique pour les théologiens, par la rhétorique pour le peuple.
Son Tahâfut al-tahâfut (Incohérence de l’incohérence) répond point par point aux critiques d’al-Ghazâlî contre la philosophie. Averroès y défend l’éternité du monde, l’unicité de l’intellect agent et la possibilité d’une connaissance rationnelle de Dieu, positions qui suscitent de vives controverses dans le monde musulman mais qui nourrissent la scolastique latine.
Médecin réputé, il rédige le Kitâb al-Kulliyyât (Colliget), manuel de médecine générale qui influence l’enseignement médical européen jusqu’à la Renaissance. Ses traités de jurisprudence (Bidâyat al-mujtahid) témoignent de sa maîtrise du droit islamique, tandis que ses écrits politiques commentent la République de Platon, seule œuvre politique platonicienne alors disponible en arabe.
L’avènement d’Abû Yûsuf Ya’qûb al-Mansûr en 1184 marque le début de difficultés croissantes. Le nouveau calife, confronté à la pression des fuqahâ’ (juristes orthodoxes) et aux défaites militaires face aux royaumes chrétiens, adopte une politique moins favorable aux philosophes. En 1195, Averroès est exilé à Lucena, petite ville près de Cordoue, et ses œuvres philosophiques sont brûlées publiquement.
Rappelé peu avant sa mort, Averroès s’éteint à Marrakech le 10 décembre 1198. Son corps est d’abord inhumé au Maroc avant d’être transféré au cimetière familial de Cordoue. Avec lui disparaît le dernier grand philosophe de l’Andalus musulman.
Son influence posthume dépasse largement le monde islamique. Traduit en hébreu puis en latin, Averroès nourrit la pensée juive médiévale et surtout la scolastique chrétienne. Thomas d’Aquin le cite constamment, même pour le critiquer. L’averroïsme latin, avec Siger de Brabant, développe une lecture radicale de ses thèses, provoquant les condamnations de 1270 et 1277. Dante le place dans les Limbes parmi les grands esprits de l’Antiquité. Averroès demeure ainsi le symbole du dialogue fécond entre les cultures et de la quête rationnelle du divin.