Nous vivons dans l’urgence du moment présent, pourtant l’éternité semble absente. Pour Søren Kierkegaard, « l’instant » n’est pas ce qui passe, mais ce qui décide. C’est le point de rencontre angoissant entre le temps et l’éternité, là où notre existence se joue
Un e-mail urgent arrive. Une notification vibre. Le bus est en retard. Notre vie moderne est une succession de « maintenants » fugaces, une course horizontale contre la montre. Nous consommons le temps, nous le gérons, nous le perdons, mais nous avons rarement l’impression de vraiment l’habiter. Nous vivons dans la succession.
Pourtant, certains moments pèsent plus lourd. Une décision médicale grave, une demande en mariage, l’aveu d’une erreur, une prise de conscience soudaine face à une œuvre d’art. Ces moments ne s’additionnent pas aux autres ; ils fracturent la ligne du temps, reconfigurent notre passé et ouvrent un avenir radicalement neuf. Ils ne passent pas, ils arrivent.
Cette distinction fondamentale entre le temps qui s’écoule et le temps qui pèse est au cœur de la pensée de Søren Kierkegaard. Le philosophe danois s’attaque à une question centrale : comment un être fini, mortel, vivant dans le temps, peut-il avoir une relation avec ce qui ne passe pas, l’éternel?
Dans cet article, nous explorerons comment Kierkegaard, bien avant nos crises existentielles modernes, a défini « l’instant » (l’Øjeblikket) non comme une fraction de seconde, mais comme le point de rupture vertigineux où l’éternité fait irruption dans notre existence, souvent à travers l’angoisse paralysante du choix.
En 2 minutes
- Kierkegaard oppose le temps quantitatif (le Chronos, la simple succession des jours) à « l’instant » (l’Øjeblikket).
- L’instant n’est pas dans le temps ; c’est le point de contact paradoxal où le temps (le devenir) et l’éternité (l’immuable) se touchent.
- Cet instant est l’expérience de la liberté pure, et il est donc indissociable de l’angoisse (le vertige des possibles).
- Pour Kierkegaard, l’existence authentique ne se mesure pas en durée, mais en intensité et en engagement dans ces instants décisifs.
- C’est dans l’instant que l’individu effectue un « saut » qualitatif (par exemple, de l’esthétique à l’éthique, ou vers la foi).
Qu’est-ce que “l’instant” chez Kierkegaard?
Pour comprendre la pensée de Kierkegaard, il faut d’abord cesser de penser le temps comme une simple ligne droite. La plupart du temps, nous vivons dans ce que les Grecs nommaient Chronos : le temps quantitatif, mesurable, celui des horloges et des agendas. C’est une succession de « maintenant » qui deviennent « passé » et anticipent un « futur ».
Kierkegaard s’intéresse à tout autre chose. Il utilise le terme danois Øjeblikket (souvent traduit par « l’instant » ou « le moment ») pour désigner une réalité temporelle entièrement différente.
L’instant est une catégorie existentielle, non une mesure physique. C’est, selon sa célèbre formule, « l’atome de l’éternité dans le temps ». Il faut comprendre cela littéralement : ce n’est pas une partie du temps, mais un point de contact, une brèche. C’est le moment où la dimension verticale de l’éternel (l’immuable, l’absolu, la vérité, Dieu) coupe la ligne horizontale du temporel (notre vie qui passe).
Prenons un exemple concret. Passer une heure à regarder distraitement la télévision relève du Chronos. Les minutes s’écoulent. Mais le moment précis où un individu, après des années d’addiction, décide radicalement de changer de vie, n’est pas un moment comme les autres. Ce moment n’est pas le résultat logique de ce qui précède ; c’est une rupture. Dans cet instant, l’individu fait face à un choix absolu qui engage l’éternité (ses valeurs, son salut, son identité).
Kierkegaard, écrivant comme à son habitude sous un pseudonyme, celui de Vigilius Haufniensis dans Le Concept de l’angoisse, insiste sur cette ambiguïté. L’instant est ce point étrange où le temps et l’éternité se touchent. Sans l’éternité, l’instant s’évanouirait dans la succession ; sans le temps, l’éternité resterait une abstraction pure. L’instant est donc le lieu de naissance de l’existence individuelle, là où l’esprit devient conscient de lui-même.
Pourquoi cet instant est-il si angoissant?
Si cet instant est le lieu de l’existence véritable, pourquoi l’évitons-nous si souvent? La réponse de Kierkegaard est simple : parce que l’instant est le lieu de l’angoisse (Angst).
Il faut distinguer l’angoisse de la peur. La peur a un objet défini : nous avons peur d’un chien, de perdre notre emploi, d’être malade. L’angoisse, pour Kierkegaard, est le vertige face à notre propre liberté. C’est la peur de rien, ou plus précisément, la peur du possible.
L’analogie la plus célèbre est celle de l’homme au bord d’une falaise. Il peut avoir peur de glisser et de tomber (un danger objectif). Mais il ressent de l’angoisse en réalisant qu’il a la liberté de sauter. Rien ne l’y oblige, mais rien ne l’en empêche non plus. L’angoisse est ce vertige du « je peux ».
L’instant (Øjeblikket) est cette falaise. C’est le moment où nous réalisons que notre vie n’est pas déterminée. Nous sommes libres de choisir qui nous allons devenir. C’est une responsabilité écrasante.
Kierkegaard décrit trois « stades d’existence » qui sont autant de manières de répondre (ou de ne pas répondre) à l’angoisse de l’instant :
Le stade esthétique : C’est la fuite de l’instant. L’esthète vit dans le Chronos, cherchant le plaisir immédiat et la distraction. Il refuse l’engagement (le mariage, une carrière fixe, une conviction) car s’engager, c’est choisir, et choisir c’est affronter l’instant. Il vit dans la succession pour éviter le vertige de la décision.
Le stade éthique : C’est la tentative de maîtriser l’instant par la loi et le devoir. L’individu éthique choisit (il se marie, il obéit à la morale universelle). Il affronte l’instant en s’engageant, assumant la responsabilité de ses choix. Mais il finit par rencontrer ses propres limites : le péché, la culpabilité, l’incapacité d’être parfaitement moral.
Le stade religieux : Face à l’échec du stade éthique, l’individu est à nouveau dans l’instant, mais cette fois face à l’Absolu (Dieu). Il doit faire un « saut de la foi », une décision qui dépasse la raison (le paradoxe), pour accepter l’éternel dans le temps.
L’angoisse n’est donc pas un état négatif à éliminer. C’est « l’école » de l’existant. C’est le signal que nous sommes vivants et libres, au seuil d’un instant décisif.
Notions clés
- Angoisse (Angst) : Le vertige existentiel ressenti non pas devant un objet, mais devant la possibilité infinie de sa propre liberté.
- Stades d’existence : Les trois sphères de vie (esthétique, éthique, religieux) qui ne se succèdent pas automatiquement mais exigent un « saut » (un choix) de l’individu.
- Paradoxe : Ce qui défie et offense la raison logique. Pour Kierkegaard, le paradoxe absolu est l’Incarnation : l’éternel (Dieu) entrant dans le temps en tant qu’individu (Christ).
- Subjectivité (vs Objectivité) : L’idée que la vérité la plus haute n’est pas un fait extérieur à constater, mais une conviction intérieure vécue (« la subjectivité est la vérité »).
- Saut (Leap) : La décision existentielle (éthique ou religieuse) qui ne peut être atteinte par un raisonnement progressif, mais exige un acte de volonté radical dans l’instant.
Comment Kierkegaard se situe-t-il face aux autres philosophies du temps?
La vision de Kierkegaard est une rupture radicale avec la philosophie de son temps, et avec une grande partie de la tradition occidentale. Son approche de l’instant n’est ni physique, ni purement psychologique ; elle est existentielle.
L’opposition à Hegel
La cible principale de Kierkegaard est Georg Wilhelm Friedrich Hegel. Pour Hegel, le temps est le lieu où l’Esprit Absolu (la Raison, Dieu) se déploie et se réalise lui-même à travers l’Histoire. L’Histoire a un sens, une direction. L’individu n’est qu’un moment dans ce processus cosmique. L’éternel, chez Hegel, se réalise progressivement dans le temps.
Kierkegaard trouve cette vision monstrueuse. Il l’accuse d’avoir « oublié l’existant ». Pour lui, l’éternité ne se dilue pas dans l’histoire ; elle la coupe verticalement dans l’instant de la décision subjective de l’individu singulier. On ne devient pas chrétien ou éthique en naissant à un certain moment de l’Histoire ; on le devient par un choix personnel et angoissant, dans un instant qui n’appartient qu’à soi. Il n’y a pas de « système » pour l’existence.
La distinction avec la tradition classique de Platon et Augustin
Kierkegaard se distingue aussi de la vision grecque. Pour Platon, le temps (Chronos) est « l’image mobile de l’éternité immobile ». Le temps est une dégradation, une illusion propre au monde sensible. Le but du philosophe est de fuir le temps par la contemplation pour accéder au monde éternel des Idées.
Pour Kierkegaard, on ne fuit pas le temps. L’éternité ne se trouve pas en dehors du temps, mais dans le temps, précisément dans l’instant (Øjeblikket). C’est le point de rencontre. Il est plus proche de Saint Augustin, qui dans ses Confessions explore le temps comme une « distension de l’âme ». Mais là où Augustin cherche à comprendre comment Dieu peut être éternel (un présent perpétuel) et créer le temps, Kierkegaard se concentre sur l’impact de cette rencontre sur l’individu existant.
Le débat avec la science moderne
La position de Kierkegaard laisse la science moderne de côté. Pour la physique (d’Einstein à aujourd’hui), le temps est une dimension, relative au mouvement et à la gravité. C’est un phénomène objectif, mesurable.
Kierkegaard jugerait cette approche totalement hors sujet pour la question de l’existence. Que le temps soit une flèche ou une dimension spatio-temporelle ne dit absolument rien sur ce que signifie vivre, choisir, et mourir. La science décrit le Chronos avec une précision immense, mais elle ne peut, par définition, rien dire de l’Øjeblikket, qui est une catégorie de la conscience et de la liberté.
Que nous apprend l’instant kierkegaardien ?
La pensée de Kierkegaard sur l’instant offre un diagnostic puissant de notre époque. Nous vivons dans ce qu’il appellerait un « stade esthétique » mondialisé, mais un stade esthétique empreint de désespoir.
La culture de la distraction permanente, du scrolling infini sur les réseaux sociaux, de la « Fear Of Missing Out » (FOMO) et de la gratification immédiate, est une tentative désespérée d’éviter l’angoisse de l’instant. Nous remplissons chaque seconde de Chronos (de bruit, d’information, de travail) pour ne jamais avoir à affronter le silence de l’Øjeblikket, ce moment où la question se pose : « Qui suis-je, et que dois-je choisir? ».
L’épuisement professionnel (le burnout) est un symptôme de cette vie vécue uniquement dans le Chronos. C’est l’effondrement d’un individu qui a tout sacrifié à la succession des tâches, à l’efficacité quantitative, et qui réalise soudain l’absence totale de sens (d’éternité) dans son existence.
De même, la « paralysie de l’analyse » (l’incapacité de choisir face à trop d’options) est une manifestation de l’angoisse de l’instant. Nous cherchons la certitude objective, la garantie que notre choix est le « bon » (le bon partenaire, le bon job). Kierkegaard nous rappelle que pour les choix qui comptent, la certitude objective est impossible. L’existence exige un « saut », un risque, un engagement pris non pas parce que c’est rationnellement prouvé, mais malgré l’incertitude.
Le temps retrouvé n’est-il pas le temps du choix?
Nous avons commencé ce parcours avec l’image d’un quotidien pressé, cette course horizontale contre la montre où chaque « maintenant » en chasse un autre. La réponse de Kierkegaard à cette agitation n’est pas de « ralentir » ou de « méditer » pour simplement apprécier le présent fugace. C’est une invitation bien plus déstabilisante.
Il nous demande de changer d’axe. Il nous invite à reconnaître ces moments de vertige, ces « instants » où le temps semble s’arrêter, non parce qu’il est vide, mais parce qu’il est saturé de la possibilité de l’éternel.
L’héritage du philosophe danois n’est pas une méthode pour mieux gérer son agenda, mais un avertissement. Nous pouvons traverser toute une vie dans le Chronos, accumulant les jours et les expériences, sans jamais avoir « existé » au sens fort du terme. L’existence authentique, celle qui a du poids, commence lorsque nous avons le courage d’affronter l’angoisse de l’instant, ce point de rupture où, en choisissant, nous nous choisissons nous-même
Sources et méthodologie
- Les concepts clés sont tirés principalement de Le Concept de l’angoisse (1844) et des Miettes philosophiques (1844) de Søren Kierkegaard.
- Clair, André (2004). Kierkegaard. Existence et éthique. Paris: Presses Universitaires de France (PUF), coll. « Philosophies ».
- Søren Kierkegaard » Stanford Encyclopedia of Philosophy (SEP)
Pour approfondir
#Foi et éthique
Søren Kierkegaard — Crainte et tremblement (Rivages poche)
#Biographie
Joakim Garff — Søren Kierkegaard, une biographie (1813-1855) (Lambert-Lucas)
#Étude classique
Jean Wahl — Études kierkegaardiennes (Vrin)
#Introduction contemporaine
Vincent Delecroix — Singulière philosophie : Essai sur Kierkegaard (Éditions du Félin)
#Vulgarisation
Robert Ferguson — Petits préceptes de vie selon Kierkegaard (Pocket)










