Nous prenons des décisions chaque jour, des plus banales aux plus engageantes. Mais ces choix sont-ils le moteur de notre identité ou l’illusion de notre liberté ? Cet article explore comment la philosophie, de Sartre aux neurosciences, analyse le pouvoir de nos choix sur ce que nous devenons.
Quitter un emploi stable pour lancer sa propre entreprise, déménager dans un autre pays, choisir d’avoir un enfant ou de ne pas en avoir. ..
Ces moments de délibération intense semblent définir une vie. Nous pesons le pour, le contre, l’inconnu, et nous avons l’impression que notre « moi » le plus profond est en jeu.
Pourtant, une fois la décision prise, la question demeure. Avons-nous activement choisi ce tournant, ou n’avons-nous fait que suivre une trajectoire déjà dessinée par notre éducation, notre milieu social ou même notre biologie ?
La question de savoir si nous sommes les architectes de notre propre vie ou les produits de nos circonstances est un pivot de la philosophie de l’existence.
À l’heure où les algorithmes prédictifs tentent de devancer nos décisions, comprendre la nature de notre agence – notre capacité d’agir – est essentiel. Cet article analyse la vision existentialiste qui place le choix au sommet de la condition humaine, avant d’examiner les objections puissantes du déterminisme et de la sociologie, pour enfin comprendre ce que signifie « se construire » au quotidien.
En 2 minutes
- Pour l’existentialisme (comme chez Sartre), nous ne sommes rien d’autre que l’ensemble de nos choix ; l’existence précède l’essence.
- Le choix implique une liberté radicale mais aussi une angoisse : nous sommes totalement responsables de ce que nous devenons.
- Des critiques (déterministes, sociologues) soutiennent que nos choix sont largement contraints par des facteurs hors de notre contrôle (biologie, milieu social).
- La « mauvaise foi » est le concept décrivant notre tendance à fuir la responsabilité de nos choix en prétendant que nous n’avions « pas le choix ».
- Se construire par le choix, c’est peut-être moins choisir parfaitement que d’assumer (revendiquer) les conséquences de nos décisions passées.
Qu’appelons-nous “choix” en philosophie?
En philosophie, un choix n’est pas seulement une préférence, comme opter pour le thé plutôt que le café. C’est une délibération de la volonté qui engage l’identité de l’individu et met en jeu sa vision du monde. Il implique la conscience de plusieurs possibilités (des « possibles ») et l’acte de sélectionner l’une d’elles au détriment des autres, souvent en vue d’une fin ou sur la base de valeurs.
Le concept de choix est donc indissociable de ceux de liberté et de responsabilité. Si nous choisissons librement, nous sommes tenus pour auteurs de cet acte et de ses conséquences.
Pour mieux saisir l’enjeu, il faut distinguer deux notions proches.
Le libre arbitre est la capacité de la volonté à se déterminer elle-même à agir, idéalement indépendamment de contraintes extérieures ou de causes antérieures. Choisir de dire la vérité même si cela doit vous coûter, parce que vous valorisez l’honnêteté plus que votre confort immédiat, est un acte de libre arbitre.
La volonté est la faculté d’exécuter des actions intentionnelles basées sur un jugement ou un désir conscient. Avoir la volonté de s’entraîner pour un marathon, même les jours où la motivation manque, c’est traduire une décision en acte.
Toute la difficulté est de savoir si ce libre arbitre est réel ou une simple illusion.
Pourquoi dit-on que nous « sommes » nos choix?
L’idée que nos choix nous constituent est la pierre angulaire de l’existentialisme athée, un courant majeur du XXe siècle porté notamment par Jean-Paul Sartre.
Sartre inverse la perspective philosophique traditionnelle. Pour lui, il n’y a pas de « nature humaine » ou « d’essence » prédéfinie (qu’elle soit donnée par Dieu ou par la biologie) qui dicterait qui nous sommes. Sa formule célèbre est : « l’existence précède l’essence ».
Cela signifie que nous sommes d’abord « jetés » dans le monde, sans but ni définition (l’existence). C’est seulement ensuite, par nos actions, nos projets et nos décisions, que nous forgeons notre identité (notre essence).
L’identité n’est donc pas une chose que l’on découvre, mais une chose que l’on construit. Sartre l’exprime sans détour dans son ouvrage de 1945 : « L’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait. » (L’existentialisme est un humanisme, Gallimard, p. 22).
Nous pouvons utiliser une analogie pour comprendre cela. Imaginons l’identité non pas comme un livre déjà écrit que nous nous contenterions de lire, mais comme un carnet de notes entièrement vide. Chaque choix – étudier ou abandonner, mentir ou être honnête, aider ou fuir – est une phrase que nous y inscrivons. À la fin, notre « essence » n’est rien d’autre que l’intégralité du texte que nous avons nous-mêmes produit.
Cette liberté est radicale, et parfois effrayante. Si je choisis d’être lâche dans une situation, je suis lâche. Si je choisis d’être courageux, je suis courageux. Il n’y a pas d’excuse, pas de « tempérament » inné ni de « destin » qui justifierait mes actes. Je suis la somme de mes actes.
Notions clés
- L’existence précède l’essence : Principe sartrien selon lequel un individu existe d’abord (est « jeté là ») avant de se définir par ses actions et choix.
- Déterminisme : Doctrine selon laquelle tous les événements, y compris les choix humains, sont entièrement causés par des événements antérieurs, rendant le libre arbitre illusoire.
- Habitus (Bourdieu) : Système de dispositions durables (façons de penser, d’agir) incorporées par l’individu du fait de son milieu social, qui oriente ses choix.
- Agence (Agency) : Capacité d’un individu à agir intentionnellement et à être la cause de ses propres actions dans un contexte donné.
- Compatibilisme : Position philosophique qui soutient que le libre arbitre et le déterminisme peuvent coexister sans contradiction logique.
Sommes-nous vraiment libres de choisir qui nous devenons?
La vision existentialiste, bien que puissante, est souvent critiquée pour son apparente abstraction. Elle semble ignorer le poids écrasant des réalités concrètes qui limitent nos choix. Plusieurs courants philosophiques et scientifiques s’opposent à cette liberté radicale, ou du moins la nuancent fortement.
L’objection déterministe et scientifique
La première objection vient du déterminisme. Cette doctrine soutient que nos choix ne sont que les produits inévitables de longues chaînes de causalité.
Le déterminisme biologique ou neurologique avance que nos gènes, notre chimie cérébrale et la structure de notre cerveau influencent massivement notre tempérament, nos préférences et nos décisions. Des études en neurosciences, comme celles initiées par Benjamin Libet dans les années 1980, ont même suggéré que l’activité cérébrale préparatoire à une action précède la conscience de la décision. Cela remet en cause le rôle de la volonté consciente comme moteur premier de l’action.
Ce que cette position explique : Pourquoi nous avons des inclinations, des talents ou des pulsions qui semblent « innés » et si difficiles à surmonter par la seule volonté. Elle explique aussi pourquoi des lésions cérébrales peuvent altérer radicalement la personnalité et la capacité à « choisir ».
Ce qu’elle laisse inexpliqué : L’expérience subjective et universelle de la délibération (le fait de « peser le pour et le contre ») et le sentiment de responsabilité morale que nous attachons à nos actes et à ceux des autres.
L’objection sociologique et structurelle
D’autres critiques, issues de la sociologie, insistent sur le fait que nous ne choisissons pas dans le vide, mais dans un cadre social qui définit les options disponibles.
Le sociologue Pierre Bourdieu, par exemple, a développé le concept d' »habitus ». L’habitus est un ensemble de manières de penser, de sentir et d’agir que nous intégrons (« incorporons ») depuis l’enfance, du fait de notre classe sociale, de notre éducation et de notre environnement.
Nos goûts (musicaux, alimentaires), nos aspirations professionnelles et même notre façon de parler sont façonnés par cet habitus. Le « choix » d’une carrière ou d’un partenaire n’est alors souvent que l’expression de cet habitus, qui nous fait percevoir certaines options comme « naturelles » ou « désirables » et d’autres comme « impensables » ou « pas pour nous ».
Ce que cette position explique : Pourquoi les trajectoires de vie sont statistiquement si prévisibles en fonction de l’origine sociale. Un enfant d’ouvrier n’a pas, objectivement et subjectivement, le même « champ des possibles » qu’un enfant de cadre supérieur.
Ce qu’elle laisse inexpliqué : Les « transfuges de classe », ces individus qui rompent radicalement avec leur milieu d’origine, ou les actes de rébellion. Comment expliquer la résistance si l’habitus et les structures sont si puissants ?
Le point de désaccord central est donc le suivant : le choix est-il une création radicale (Sartre) ou une simple ratification (déterministes/Bourdieu) de forces qui nous dépassent ?
Comment le « poids du choix » affecte-t-il notre vie quotidienne?
Que l’on penche pour la liberté radicale ou le déterminisme, l’expérience de devoir choisir reste une constante de la vie humaine. C’est cette expérience vécue qui a des implications directes sur notre bien-être.
L’angoisse et la mauvaise foi
Si nous suivons Sartre, la conséquence directe de notre liberté totale est « l’angoisse ». Il ne s’agit pas de la peur d’un danger extérieur, mais du vertige face à notre propre liberté. C’est le sentiment que rien ne nous guide, qu’aucun panneau indicateur ne nous dit quoi faire, et que nous sommes entièrement responsables du sens que nous donnons à notre vie.
Un étudiant de Sartre vint le voir durant l’Occupation, demandant s’il devait rejoindre la Résistance à Londres (aidant son pays) ou rester auprès de sa mère seule (aidant sa famille). Sartre refusa de choisir pour lui, insistant sur le fait que l’étudiant était seul et libre de donner la priorité à la morale qu’il préférait. Il était « condamné à être libre ».
Pour échapper à cette angoisse, nous développons ce que Sartre nomme la « mauvaise foi ».
La mauvaise foi est l’attitude de celui qui se ment à soi-même pour fuir la responsabilité de sa liberté, en prétendant être déterminé par des causes extérieures. Le serveur de café qui joue à « être » serveur, s’identifiant totalement à sa fonction pour oublier qu’il est un être libre qui pourrait faire autre chose, est en proie à la mauvaise foi.
En pratique, dire « je n’ai pas le choix » (à cause de mon travail, de ma famille, de ma personnalité) est souvent un acte de mauvaise foi. Nous choisissons de ne pas voir les autres options ou de ne pas en payer le prix.
Une liberté « située »
Une approche plus nuancée, parfois appelée « compatibiliste », tente de réconcilier liberté et contraintes. Être libre, ce n’est pas être sans cause (ce qui est absurde) ; c’est agir selon ses propres désirs et valeurs, sans contrainte externe majeure qui nous forcerait.
Le philosophe Harry Frankfurt a suggéré que la liberté ne réside pas dans le fait d’avoir pu choisir autrement, mais dans la capacité à « vouloir ce que l’on veut vouloir ». Nous avons tous des désirs de premier ordre (vouloir fumer une cigarette). Mais nous avons aussi des désirs de second ordre (vouloir ne pas vouloir fumer). L’être libre est celui qui parvient à aligner ses actions sur ses désirs de second ordre, sur ses valeurs réfléchies.
Simone de Beauvoir, philosophe existentialiste proche de Sartre, a elle-même nuancé la liberté absolue en insistant sur la « situation ». Dans Le Deuxième Sexe, elle montre comment la condition féminine (« On ne naît pas femme, on le devient ») est une situation concrète (sociale, économique, biologique) qui limite radicalement les choix, tout en exigeant un effort de libération (un choix) pour la dépasser.
La construction de soi n’est donc pas de choisir à partir de rien, mais de travailler avec le matériau que nous avons (notre biologie, notre histoire, notre société). Nous ne choisissons pas notre famille, mais nous choisissons la manière dont nous réagissons à celle-ci.
Choisir, est-ce finalement revendiquer son histoire?
Revenons à cette personne qui quitte son emploi stable pour l’inconnu. L’existentialisme dirait qu’elle crée son essence d’entrepreneur. Le sociologue dirait que ce « choix » était peut-être déterminé par son capital social ou son besoin de reconnaissance inculqué par son milieu.
Peut-être que la véritable construction de soi ne réside pas dans l’instant T de la décision, souvent confus et influencé. Elle réside peut-être dans l’après : dans la manière dont nous assumons ce choix et vivons avec ses conséquences.
Nous nous construisons moins en choisissant parfaitement qu’en « revendiquant » nos actions passées comme étant les nôtres, en les intégrant dans un récit cohérent qui forme notre identité. Même si mon choix d’hier était influencé par mille facteurs, je l’ai fait. C’est cet acte de responsabilité a posteriori qui transforme une série d’événements en une vie, une trajectoire en une biographie.
Finalement, la question la plus importante n’est peut-être pas « Sommes-nous libres de choisir ? » mais « Avons-nous le courage d’être responsables de ce que nous avons choisi ? ».
Sources
- Sartre, Jean-Paul. L’existentialisme est un humanisme. Paris : Gallimard (coll. Folio Essais), 1996 (éd. originale 1946). [Pour la thèse centrale de l’existence avant l’essence].
- Bourdieu, Pierre. Le Sens pratique. Paris : Les Éditions de Minuit, 1980. [Pour le concept d’habitus et la critique sociologique du choix pur].
- Stanford Encyclopedia of Philosophy (SEP). Articles « Free Will », « Existentialism », « Compatibilism ». [Pour les définitions techniques et l’état des débats contemporains].
- Frankfurt, Harry G. « Freedom of the Will and the Concept of a Person » (1971). [Article séminal pour la vision compatibiliste des désirs de second ordre].
Pour approfondir
#Foi et éthique
Søren Kierkegaard — Crainte et tremblement (Rivages poche)
#Biographie
Joakim Garff — Søren Kierkegaard, une biographie (1813-1855) (Lambert-Lucas)
#Étude classique
Jean Wahl — Études kierkegaardiennes (Vrin)
#Introduction contemporaine
Vincent Delecroix — Singulière philosophie : Essai sur Kierkegaard (Éditions du Félin)
#Vulgarisation
Robert Ferguson — Petits préceptes de vie selon Kierkegaard (Pocket)










