Franz Brentano a bouleversé notre compréhension de la pensée en montrant que tout acte mental vise nécessairement un objet. Cette découverte, l’intentionnalité, a transformé la philosophie de l’esprit et remis en cause les fondements de la logique traditionnelle.
L’énigme du penseur autrichien
Un étudiant en philosophie fixe une chaise vide dans la salle de cours. Il pense à la chaise. Mais que se passe-t-il vraiment quand il pense? Sa pensée n’est pas flottante, elle pointe vers quelque chose – cette chaise précise. Maintenant, il imagine une licorne. La pensée vise encore un objet, même inexistant. Cette observation apparemment banale a mené Franz Brentano (1838-1917) à bouleverser notre compréhension de l’esprit humain.
Cette idée – que toute pensée vise nécessairement quelque chose – pose une question fondamentale : la logique traditionnelle, avec ses syllogismes et ses propositions abstraites, capture-t-elle vraiment comment nous pensons? Pour Brentano, la réponse était non. Cet article explore comment ce philosophe autrichien a remis en cause deux millénaires de logique aristotélicienne, pourquoi sa notion d’intentionnalité reste centrale aujourd’hui, et quelles objections elle soulève encore.
En 2 minutes
• L’intentionnalité signifie que toute conscience est conscience de quelque chose – on ne pense jamais dans le vide.
• Brentano rejette la logique classique car elle ignore comment nos pensées se dirigent vers des objets.
• Cette approche influence aujourd’hui les sciences cognitives et l’intelligence artificielle.
• Les critiques questionnent si vraiment tous les états mentaux visent un objet.
• La phénoménologie d’Husserl et la philosophie analytique moderne descendent directement de ces idées.
Qu’est-ce que l’intentionnalité selon Brentano?
L’intentionnalité désigne cette propriété fondamentale de la conscience : elle se dirige toujours vers un objet, réel ou imaginaire. Quand vous percevez, vous percevez quelque chose. Quand vous désirez, vous désirez quelque chose. Même la tristesse porte sur quelque chose – une perte, un manque, une situation.
Prenons un exemple quotidien. Vous pensez à votre café du matin. Votre pensée n’existe pas isolément ; elle établit une relation avec cet objet mental « café ». Peu importe que le café existe réellement sur votre table ou seulement dans votre imagination d’un futur petit-déjeuner. La structure reste identique : un acte mental (penser) dirigé vers un contenu (le café).
Brentano formule ainsi sa thèse centrale dans sa Psychologie du point de vue empirique (1874) : « Tout phénomène psychique contient en soi quelque chose comme objet, bien que chacun le contienne à sa manière. » Cette caractéristique distingue radicalement le mental du physique. Une pierre n’est pas « à propos » de quelque chose. Une pensée, elle, l’est toujours.
Pourquoi la logique aristotélicienne pose-t-elle problème?
La logique classique traite les propositions comme des entités autonomes. « Tous les hommes sont mortels » existe comme vérité indépendante, analysable par ses termes et sa structure. Mais Brentano objecte : cette proposition n’existe que parce qu’un esprit la pense, et cet acte de pensée implique une visée intentionnelle complexe.
Imaginez un jeu d’échecs. La logique traditionnelle s’intéresse aux règles – comment les pièces peuvent bouger, quelles configurations sont possibles. Brentano, lui, s’intéresse au joueur qui regarde l’échiquier. Comment voit-il les menaces? Comment anticipe-t-il les coups? La logique formelle décrit les mouvements légaux, mais rate l’essence même de la pensée stratégique : cette tension de l’esprit vers des possibilités futures.
Cette analogie éclaire le fossé entre deux approches. La logique aristotélicienne analyse des structures propositionnelles statiques. Brentano examine des actes mentaux dynamiques. La première demande « cette inférence est-elle valide? ». Le second demande « comment un esprit produit-il cette inférence? ».
Notions clés
• Phénomène psychique : tout état mental caractérisé par une direction vers un objet (percevoir, juger, aimer).
• Objet intentionnel : ce vers quoi l’acte mental se dirige, qu’il existe réellement ou non.
• In-existence intentionnelle : présence de l’objet dans l’acte mental lui-même, non pas son existence externe.
• Jugement : pour Brentano, acte fondamental d’acceptation ou de rejet, non simple combinaison de concepts.
Quelles objections cette théorie rencontre-t-elle?
Plusieurs philosophes contestent l’universalité de l’intentionnalité. Gilbert Ryle, dans The Concept of Mind (1949), souligne des états mentaux apparemment sans objet : l’anxiété flottante, l’euphorie générale, l’ennui diffus. Quand quelqu’un dit « j’ai mal », vers quoi exactement sa douleur se dirige-t-elle?
Les défenseurs de Brentano répondent que même ces états visent quelque chose, fut-ce vague. L’anxiété porte sur des dangers potentiels indéterminés. L’ennui vise l’absence de stimulation intéressante. Mais cette défense semble parfois artificielle, forçant toute expérience dans le moule intentionnel.
Une objection plus technique vient de Gottlob Frege. Dans Sens et dénotation (1892), il distingue le sens d’une expression de sa référence. « L’étoile du matin » et « l’étoile du soir » ont le même référent (Vénus) mais des sens différents. Comment l’intentionnalité gère-t-elle cette dualité? Brentano semble confondre l’objet visé avec la manière de le viser.
Les neurosciences contemporaines ajoutent une complication. Des processus cérébraux inconscients influencent nos décisions sans jamais devenir des « objets » de conscience. L’intentionnalité décrit-elle seulement la conscience phénoménale, laissant de côté l’essentiel de notre vie mentale?
Comment ces idées transforment-elles notre quotidien?
L’héritage de Brentano imprègne des domaines inattendus. En thérapie cognitive, comprendre vers quoi se dirigent les pensées anxieuses permet de les restructurer. Le patient apprend à identifier l’objet intentionnel de ses ruminations pour mieux les déconstruire.
L’intelligence artificielle s’inspire directement de ces concepts. Un système de reconnaissance d’images doit non seulement traiter des pixels mais établir des relations intentionnelles : « ceci est un chat », « cela ressemble à un visage ». Les réseaux de neurones modernes implémentent, sans le savoir parfois, une forme computationnelle d’intentionnalité.
Dans l’éducation, reconnaître que l’apprentissage implique toujours une visée intentionnelle transforme la pédagogie. Au lieu de transmettre des informations brutes, l’enseignant aide l’élève à diriger son attention, à construire des relations intentionnelles avec le savoir. Apprendre devient un acte de visée, non de réception passive.
Et si penser n’était jamais neutre?
L’étudiant fixant la chaise vide ne fait pas que contempler un meuble. Son regard établit une relation qui définit à la fois le sujet pensant et l’objet pensé. Brentano nous montre que la pensée n’est jamais un miroir passif du monde, mais un acte qui constitue notre rapport au réel. Peut-être la vraie question n’est-elle pas « qu’est-ce que je pense? » mais « vers quoi ma pensée me porte-t-elle? »
Pour approfondir
#Intentionnalité et psychologie
Franz Brentano — Psychologie d’un point de vue empirique (Vrin)
#Éthique et valeur
Franz Brentano — L’Origine de la connaissance morale (Vrin)
#Aristote chez Brentano
Franz Brentano — Les multiples significations de l’être selon Aristote (Vrin)
#L’école brentanienne
Denis Fisette (dir.) — À l’école de Brentano (Vrin)
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Jocelyn Benoist — L’intentionnalité (Vrin)










