Épistémologie : l’art de questionner nos certitudes

L’épistémologie est la branche de la philosophie qui étudie la connaissance, ses fondements, ses méthodes, ses limites et ses conditions de validité.

Elle s’interroge sur ce que signifie « savoir », comment la connaissance se construit (à travers la perception, la raison, l’expérience), et ce qui la distingue de l’opinion ou de la croyance.

Elle analyse également les critères de vérité, les théories scientifiques, les paradigmes de pensée et les présupposés qui sous-tendent les démarches cognitives.

Elle explore les questions telles que : Comment connaissons-nous ? Qu’est-ce qu’une justification rationnelle ? Quels sont les rapports entre science et réalité ? Elle se distingue de l’ontologie (étude de l’être) en se focalisant sur le processus même de la connaissance.

Les débats historiques entre rationalisme (Descartes, Kant) et empirisme (Locke, Hume), ou les réflexions contemporaines sur la fiabilité des théories scientifiques (Popper, Kuhn), relèvent de l’épistémologie. Mais il n’est pas nécessaire d’être un penseur qui consacre sa vie à des questions étranges pour bénéficier de l’épistémologie, au contraire.

L’épistémologie est-elle réservée aux philosophes ?

Imaginez que vous êtes en train de. lire un article sur les réseaux sociaux affirmant que « le chocolat noir améliore la mémoire ». Vous partagez l’info avec un ami, qui vous répond : « Mais comment sait-on ça ? Quelles études le prouvent ? Et si c’était juste un coup marketing ? ».

Sans le savoir, votre ami vient de faire de l’épistémologie.

Ce mot qui paraît complexe désigne simplement l’étude critique de la connaissance : comment nous savons ce que nous croyons savoir, et surtout, sur quels fondements reposent nos vérités.

L’épistémologie ne se contente pas de dire « voici ce qui est vrai ». Elle creuse : Pourquoi ceci est-il considéré comme vrai ? Par quels moyens y sommes-nous parvenus ?

Elle interroge les outils de la connaissance — la raison, l’expérience, l’intuition — et évalue leur fiabilité.

Par exemple, quand un scientifique publie une découverte, l’épistémologue demandera : Sur quelle méthode s’appuie-t-il ? Ses résultats sont-ils reproductibles ? Son cadre théorique influence-t-il ses conclusions ?

Pourquoi est-ce utile au quotidien ? Parce que nous vivons dans un monde saturé d’informations contradictoires. Faut-il croire les théories du complot ? Les promesses des publicités ? Les conseils de tel influenceur ?

L’épistémologie nous offre une boussole pour distinguer le savoir, qui est solide car il repose sur des bases partagées par tous, de l’opinion qui est fragile car elle ne repose que sur l’expérience de vie d’un individu. Elle nous apprend à repérer les biais cognitifs (par exemple confondre corrélation et causalité), à questionner les sources, et à accepter que certaines « vérités » ne sont en fait que des approximations temporaires.

La confusion entre corrélation et causalité est un piège très fréquent dans l’analyse de données et le raisonnement. La corrélation signifie simplement que deux variables évoluent ensemble – quand l’une augmente, l’autre a tendance à augmenter (corrélation positive) ou diminuer (corrélation négative). Par exemple, les ventes de crèmes glacées augmentent en même temps que le nombre de noyades. Il y a une corrélation, parce que la consommation de glace augmente en été quand il fait chaud, et que le nombre de gens qui se baignent augmente également en été.

Mais il n’y a pas de causalité. En effet, la causalité, implique qu’une variable est directement responsable du changement dans l’autre variable. Il serait faux de conclure que manger des glaces provoque les noyades, ou que les noyades font augmenter les ventes de glaces. En réalité, c’est une troisième variable (la chaleur en été) qui explique l’augmentation des deux phénomènes.

Ce type d’erreur peut avoir des conséquences importantes. Par exemple, une étude pourrait montrer une corrélation entre le fait de dormir avec ses chaussures et avoir mal à la tête le matin. Mais la vraie cause serait plutôt d’avoir trop bu la veille, ce qui explique à la fois pourquoi on ne s’est pas déshabillé et pourquoi on a mal à la tête.


Pour établir une relation de cause à effet, il faut donc isoler la variable qu’on pense être la cause, contrôler les autres variables qui pourraient intervenir, démontrer le mécanisme qui relie la cause à l’effet, et pouvoir reproduire le phénomène de façon fiable. C’est pour cela que les scientifiques utilisent des expériences contrôlées et randomisées plutôt que de se fier uniquement aux corrélations observées dans la nature.

Qui utilise l’épistémologie ? Les scientifiques, bien sûr, pour construire des théories robustes. Mais aussi les journalistes vérifiant une info, les enseignants expliquant la démarche critique, ou les personnes qui écoutent un discours politique. Même un enfant qui demande « Comment tu sais que le Père Noël n’existe pas ? » fait de l’épistémologie à son niveau.

Concrètement, à quoi ça sert dans la vie quotidienne ?

À éviter les pièges de la pensée : Si votre collègue dit « J’ai lu un article qui dit que les gens créatifs sont désordonnés», l’épistémologie vous poussera à demander : « L’étude était-elle sérieuse ? Le critère de créativité est-il objectif ? ». Dans le monde professionnel, l’épistémologie est souvent très utile lorsque l’on cite des chiffres, parce que l’esprit humain a tendance à ne pas remettre les chiffres en question alors qu’ils sont précisément des éléments de connaissance qui peuvent être entachés d’erreur. Il ne faut pas hésiter à vérifier l’exactitude des chiffres cités.

L’épistémologie sert à mieux débattre avec sa famille, ses amis ou professionnellement : Au lieu de répéter des slogans, vous pourrez interroger les présupposés de votre interlocuteur : « Sur quelles données bases-tu ton opinion ? ».

Exemple facile, celui de l’immigration. Il n’est pas rare d’entendre parler d’une immigration excessive qui peut donner l’impression que le reste du monde tente d’envahir la France. La réalité ? D’après l’INSEE, en 2023, 7,3 millions d’immigrés vivent en France, soit 10,7 % de la population totale. 2,5 millions d’immigrés, soit 34,1 % d’entre eux, sont français, en ayant acquis la nationalité française depuis leur arrivée en France. On est donc loin d’un envahissement, même si quasiment 11% ce n’est pas négligeable. Cependant, on peut ajouter à ce chiffre les étrangers vivant en France:  5,6 millions de personnes en 2023, soit 8,2 % de la population totale, ce qui porte le nombre total de personnes d’origine étrangères vivant en France à près de 20 % (source : insee).

Mais si votre interlocuteur, par « immigration », veut désigner toute personne dont l’origine ethnique n’est pas en France, en désignant notamment la couleur de peau comme critère, le débat devient impossible : il n’existe pas de statistiques officielles à ce sujet, ou placer la séparation ? Si l’un des grand-pères d’une personne est d’origine maghrébine et un autre originaire de la région de Lille, cette personne est-elle à classer parmi « les immigrés »?

Dans les débats sur l’immigration, on ne débat généralement pas sur des faits précis et mesurables, mais sur des idées et des opinions personnelles souvent formées à partir d’informations non fondées. Ce genre de débat est souvent stérile, car on ne peut pas faire reposer une réflexion quelconque sur du vide.

L’épistémologie sert à cultiver l’humilité intellectuelle : Comprendre que nos connaissances évoluent (la Terre était « plate » avant d’être « ronde ») nous rend plus ouverts au doute et au dialogue.

Un exemple historique éclairant : Au XVIIe siècle, Descartes, en cherchant une vérité indubitable, conclut « Je pense, donc je suis ». Son raisonnement (le doute méthodique) est un exercice épistémologique : il teste chaque croyance pour voir si elle résiste à la critique. Aujourd’hui, face à une fake news, nous reproduisons ce geste : « Cette info résiste-t-elle à la vérification ? ».

L’épistémologie n’est donc pas réservée aux experts ou aux philosophes barbus. Elle représente une activité naturelle de l’esprit humain qui consiste à s’interroger sur la fiabilité de ce qu’on croit. Quand vous doutez d’une rumeur, quand vous vérifiez une source avant de partager un article, ou quand vous demandez à un ami « Tu es sûr de ça ? Comment tu le sais ? », vous pratiquez l’épistémologie sans le nommer.

Pourquoi est-ce à la portée de tous ? Parce que nous sommes tous des producteurs et consommateurs de connaissances. Un parent qui explique à son enfant « Non, les monstres n’existent pas, regarde sous le lit : est-ce que tu vois quelque chose ? » lui transmet une méthode pour distinguer le réel de l’imaginaire. Un marin qui observe les cycles de la lune pour déterminer la période de départ en mer utilise une forme d’épistémologie pratique, fondée sur l’expérience et l’observation.

La nuance ? Il y a une différence entre faire de l’épistémologie (questionner ses certitudes) et maîtriser l’épistémologie (comprendre les théories complexes qui y sont reliées). Mais même sans connaître Kant ou Popper, vous pouvez adopter une posture épistémologique,

  • en reconnaissant que vos croyances peuvent être biaisées (ex. : « Je déteste cette personne, donc je doute de tout ce qu’elle dit »),
  • en cherchant activement des preuves avant d’adopter une idée (ex. : « Cette étude sur le vinaigre de pomme qui guérit le cancer… est-ce que c’est sérieux ? C’est quoi ce site web santé-par-le-vinaigre.com, est-il sérieux ? Que dit la science ? »).
  • en acceptant de réviser votre opinion face à des faits nouveaux (ex. : « Je pensais que le changement climatique était une invention mais les données que je viens de lire me font changer d’avis »).

Les obstacles ? Notre cerveau adore les raccourcis. Il préfère souvent la certitude confortable à la vérité inconfortable. C’est pour cela que l’épistémologie demande un effort conscient : il faut résister à la paresse intellectuelle, aux émotions, et parfois à l’orgueil (« Je sais depuis toujours que c’est comme ça, je ne peux pas me tromper » ou « j’ai très bon goût donc ma décoration est superbe« ).

En pratique, voici comment tout le monde peut s’y mettre :

Questionnez les sources : Devant une affirmation choc, demandez « Qui dit cela ? Dans quel but ? Quelle est le degré d’expertise de cette personne ? ».

Cherchez les contradictions : Si votre magazine préféré titre « Le vin est bon pour le cœur », allez voir si d’autres études disent le contraire.

Admettez l’ignorance : « Je ne sais pas, mais je vais chercher » est une phrase beaucoup plus puissante que « Je suis sûr de moi ».

Le piège à éviter : Certaines personnes pourraient penser que l’épistémologie mène au scepticisme total (« On ne peut rien savoir ! »), ou qu’elle constitue une critique (« Tu ne crois jamais ce qu’on te dit, tu critiques toujours tout »). Au contraire ! Elle vise à construire des savoirs plus solides, pas à les détruire. Le savoir doit reposer sur des éléments précis, c’est ainsi que la société humaine avance.

Un exemple moderne : les théories du complot

Les théories du complot prospèrent parce qu’elles exploitent un déficit d’épistémologie collective. Quand quelqu’un affirme « On nous cache tout ! », l’épistémologie répond : « Comment le sais-tu ? Quels mécanismes rendraient ce mensonge possible à grande échelle ? ». En posant ces questions, on passe de la paranoïa à l’analyse critique.

L’épistémologie aide à comprendre les limites de l’IA

De plus, l’épistémologie est un outil indispensable lorsqu’on fait appel à l’intelligence artificielle.

Pourquoi ? Parce que l’IA repose fondamentalement sur la manière dont nous définissons, organisons et utilisons la connaissance.

L’IA semble « intelligente », mais en réalité, elle ne fait qu’analyser des données et détecter des schémas. Or, toute connaissance repose sur des cadres théoriques, des biais et des hypothèses implicites.

L’épistémologie nous rappelle que la connaissance produite par l’IA dépend :

  • De la qualité des données d’apprentissage
  • Des modèles statistiques sous-jacents
  • Des biais introduits par les humains qui conçoivent ces systèmes

Ainsi, en appliquant une réflexion épistémologique, nous prenons conscience que l’IA ne produit pas une vérité absolue, mais une connaissance relative à ses entrées et à ses méthodes de traitement.

L’épistémologie permet de mieux interroger la fiabilité des résultats

L’IA génère des réponses, des prédictions et des recommandations.

Mais qu’est-ce qu’un savoir fiable ? L’épistémologie nous apprend à questionner :

  • La source des données : D’où viennent-elles ? Qui les a collectées ?
  • La méthode de traitement : L’algorithme repose-t-il sur une approche inductive (extrapolation depuis des exemples) ou déductive (application de règles préétablies) ?
  • Le critère de vérité : L’IA est-elle évaluée en fonction de la cohérence, de la correspondance avec la réalité, ou simplement de son efficacité pratique ?

Par exemple, si une IA médicale prédit un diagnostic, comment savoir si cette prédiction est fondée ? Une approche épistémologique nous pousse à ne pas prendre ces résultats pour argent comptant et à toujours en examiner les bases méthodologiques.

L’épistémologie aide à distinguer la connaissance humaine de la connaissance artificielle

L’IA stocke des données et établit des corrélations, mais peut-elle vraiment « comprendre » ? C’est une question fondamentale, et l’épistémologie nous invite à réfléchir sur la nature du savoir :

  • L’IA manipule des symboles sans conscience : Un modèle de langage peut imiter la conversation d’un philosophe, d’un professeur ou d’un coach psychologique, mais cela signifie-t-il qu’il comprend ce qu’il dit ?
  • La connaissance humaine repose sur l’expérience et l’intentionnalité : Un médecin, par exemple, ne se contente pas d’appliquer des règles statistiques ; il comprend son patient dans un contexte plus large.

Une IA qui prédit des tendances boursières ou recommande des livres n’a pas de véritable « jugement ». Elle est extrêmement efficace dans le traitement de grandes quantités de données, mais elle ne possède pas la profondeur de compréhension qu’une réflexion humaine permet d’avoir à travers la retranscription de l’expérience personnelle.

L’épistémologie nous protège contre les illusions de l’IA

Il est tentant de croire que parce qu’une IA donne des réponses rapides et précises, elle est une autorité sur un sujet. Mais confondre corrélation et causalité est une erreur classique, comme nous l’avons vu plus haut. Un modèle d’IA peut détecter qu’un certain type de contenu suscite plus d’engagement sur les réseaux sociaux, mais cela ne signifie pas qu’il comprend pourquoi, ni qu’il est capable de juger si c’est un bonne chose ou pas.

L’épistémologie nous incite à nous poser les bonnes questions :

  • L’IA nous donne-t-elle une information neutre, ou reproduit-elle nos biais cognitifs ?
  • Quelles sont les limites des connaissances produites par l’IA ?
  • Sur quoi reposent réellement les décisions automatisées ?

Par exemple, un algorithme de recrutement peut favoriser certains profils, non pas parce qu’ils sont objectivement meilleurs, mais parce que l’historique des embauches reflète un biais existant. Seule une réflexion épistémologique permet de le détecter et de le corriger.

L’épistémologie, un garde-fou face à l’IA

L’intelligence artificielle est un outil très puissant, mais sans une réflexion épistémologique, nous risquons de lui attribuer un pouvoir qu’elle n’a pas. Comprendre comment la connaissance est produite, validée et utilisée nous permet d’utiliser l’IA de manière critique et éclairée, en tirant parti de ses forces sans en devenir esclaves ou sans accepter de façon irréfléchie le contenu généré par l’IA.

Tout le monde peut-il faire de l’épistémologie ?

Oui : nous remettons tous en question la parole d’autrui et d’une certaine façon nous sommes tous des épistémologues amateurs. La vraie question n’est pas « Pouvons-nous utiliser cet outil ? », mais « Voulons-nous utiliser l’épistémologie ? ».

Car c’est un choix exigeant : remettre en cause ses certitudes, c’est un peu comme faire un régime mental.

Mais ceux qui s’y astreignent découvrent une liberté paradoxale — celle de ne plus être prisonniers des apparences, des préjugés ou des manipulations. De plus, dès qu’on à pris l’habitude de faire de l’épistémologie, cela devient facile.

Comme le disait Descartes, « Ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien ». L’épistémologie, c’est cet art d’appliquer bien son esprit — et ça, c’est ouvert à tous.

Alors, la prochaine fois que vous lirez « Des experts ont prouvé que… », souriez : vous savez maintenant comment devenir l’expert de vos propres croyances.

L’épistémologie n’est pas un luxe de philosophes en chambre. C’est un outil de survie cognitive dans un monde où les certitudes se vendent mieux que les questions, dans un monde ou l’IA peut nous fournir des contenus que beaucoup ne questionnent pas. L’épistémologie nous rappelle que le vrai pouvoir ne réside pas dans l’accumulation de savoirs, mais dans la capacité à les interroger.

Comme le disait Socrate, « Une vie sans examen ne vaut pas d’être vécue » — une maxime qui pourrait être le slogan de l’épistémologie.

Alors, la prochaine fois que vous affirmerez quelque chose, demandez-vous : « Comment est-ce que je le sais… et est-ce que je pourrais me tromper ? ».












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