Averroès et la conception de la justice : Entre raison et foi
En raccourci…
Imagine un moment où tu dois choisir entre ce que dit la loi et ce que te dicte ta conscience. Cette tension entre l’obéissance aveugle et la réflexion personnelle, Averroès l’a vécue au XIIe siècle, dans l’Espagne musulmane de Cordoue. Ce philosophe, connu sous le nom d’Ibn Rushd, refusait de voir la justice comme une simple application mécanique de règles divines.
Pour Averroès, être juste ne signifie pas seulement respecter la lettre de la loi religieuse. C’est d’abord comprendre pourquoi cette loi existe et comment l’appliquer avec intelligence. Prenons un exemple concret : si quelqu’un vole du pain pour nourrir sa famille affamée, faut-il le punir exactement comme celui qui vole par cupidité ? Averroès répondrait non. La vraie justice, selon lui, consiste à regarder chaque situation avec les yeux de la raison tout en gardant le cœur ouvert aux enseignements de la foi.
Cette approche révolutionnaire pour l’époque propose que « Dieu nous a donné un cerveau pour réfléchir, pas seulement pour obéir ». Averroès défend l’idée que la raison et la religion peuvent marcher main dans la main : la première nous aide à comprendre le sens profond de la seconde. Dans sa vision, une société juste est celle où chaque individu compte, où les différences sont respectées, et où les dirigeants gouvernent avec sagesse plutôt qu’avec autorité brute.
Cette philosophie résonne encore aujourd’hui. Quand nous débattons des inégalités sociales, de la discrimination ou de l’équité, nous retrouvons les questions qu’Averroès se posait déjà il y a près de mille ans. Sa leçon principale ? La justice véritable naît de l’alliance entre un cœur compatissant et un esprit éclairé.
La justice selon Averroès : Une symphonie entre raison et révélation
Un philosophe aux confins de deux mondes
Averroès (1126-1198) évolue dans l’Andalousie du XIIe siècle, creuset culturel où se rencontrent les traditions grecque, juive, chrétienne et musulmane. Cette richesse intellectuelle façonne sa pensée de la justice, qui ne peut se comprendre sans saisir cette synthèse unique. Contrairement aux juristes de son époque qui se contentaient souvent d’une application littérale du droit islamique, Averroès développe une approche philosophique audacieuse.
Sa formation de juriste (qadi) et de philosophe lui permet de naviguer entre deux exigences apparemment contradictoires : l’obéissance aux textes sacrés et l’exercice de la raison critique. Cette tension créatrice nourrit sa réflexion sur la justice, qu’il ne conçoit jamais comme un simple mécanisme punitif, mais comme un art délicat de l’équilibre social et moral.
La justice dans l’islam : Héritage et innovation
Dans la tradition islamique classique, la justice (‘adl) constitue l’un des quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu, soulignant son caractère divin et absolu. Le Coran établit la justice comme fondement de l’ordre cosmique : « Ô vous qui croyez ! Observez strictement la justice et soyez des témoins véridiques devant Dieu » (4:135). Cette conception fait de la justice non seulement une vertu humaine, mais un reflet de l’ordre divin sur terre.
Averroès hérite de cette vision tout en la transformant. Là où ses prédécesseurs voyaient principalement une obéissance aux commandements divins, il introduit une dimension rationnelle essentielle. Pour lui, Dieu a doté l’homme de raison précisément pour qu’il puisse comprendre et appliquer intelligemment les principes de justice. Cette innovation théologique audacieuse lui vaudra d’ailleurs les foudres des autorités religieuses de son époque.
L’architecture rationnelle de la justice
La conception averroïste de la justice repose sur trois piliers fondamentaux qui révèlent l’originalité de sa pensée. Le premier pilier concerne la connaissance rationnelle du bien. Contrairement aux occasionnalistes musulmans qui niaient toute possibilité de connaître le bien par la seule raison, Averroès affirme que l’intellect humain peut discerner les principes éthiques fondamentaux. Cette position l’apparente aux philosophes grecs, notamment Aristote, dont il fut le grand commentateur.
Le second pilier établit l’harmonie entre loi révélée et loi naturelle. Averroès refuse l’opposition stérile entre charia et philosophie. Pour lui, si Dieu est l’auteur de la révélation et de la nature humaine, il ne peut y avoir de contradiction fondamentale entre ce qu’enseigne le Coran et ce que découvre la raison bien conduite. Cette intuition géniale lui permet d’éviter le piège du fidéisme aveugle sans tomber dans le rationalisme desséché.
Le troisième pilier concerne l’adaptation contextuelle des principes. Averroès comprend que la justice abstraite doit s’incarner dans des situations concrètes, toujours singulières et complexes. Cette sensibilité au contexte le distingue des juristes rigides de son époque et annonce certains développements de la philosophie morale moderne.
Égalité et équité : Le défi de la différence
L’une des contributions les plus subtiles d’Averroès à la théorie de la justice concerne l’articulation entre égalité et équité. Influencé par la République de Platon et l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, il développe une réflexion nuancée sur cette question épineuse.
L’égalité formelle, nous dit Averroès, ne suffit pas à garantir la justice. Si l’on traite identiquement des situations différentes, on risque de perpétuer ou même d’aggraver les injustices. Prenons l’exemple des impôts : taxer uniformément le riche et le pauvre peut sembler égalitaire, mais cette égalité formelle masque une profonde inéquité réelle. La justice exige parfois de traiter différemment les cas différents pour aboutir à un résultat équitable.
Cette intuition conduit Averroès à développer ce qu’on pourrait appeler une « justice distributive contextuelle ». Dans ses commentaires sur la Politique d’Aristote, il montre comment le sage législateur doit adapter les règles générales aux circonstances particulières, non par laxisme, mais par exigence de justice véritable. Cette flexibilité principielle préfigure certains débats contemporains sur la discrimination positive et la justice réparatrice.
La dimension sociale de la justice
Averroès ne conçoit jamais la justice comme une simple relation interindividuelle, mais comme le ciment de l’ordre social tout entier. Héritier d’Aristote et de Platon, il développe une vision organiciste de la société où chaque membre contribue au bien commun selon ses capacités et sa position.
Dans sa conception, la justice sociale implique une responsabilité collective. Les dirigeants ont l’obligation de créer les conditions d’une vie digne pour tous, mais les citoyens doivent également assumer leurs devoirs envers la communauté. Cette réciprocité des droits et devoirs crée un équilibre dynamique qui préserve à la fois la liberté individuelle et la cohésion sociale.
Averroès insiste particulièrement sur le rôle redistributif de la justice. Sans prôner un égalitarisme absolu qui découragerait l’effort personnel, il défend l’idée que les richesses excessives concentrées entre quelques mains menacent l’équilibre social. Sa solution ? Un système d’impôts progressifs et d’œuvres caritatives organisées qui garantisse à chacun l’accès aux biens essentiels sans décourager l’initiative privée.
Le gouvernant philosophe et l’exercice du pouvoir
L’influence platonicienne se révèle particulièrement dans la conception averroïste du gouvernement juste. Comme l’auteur de la République, Averroès rêve de dirigeants philosophes, capables de gouverner selon la raison plutôt que selon l’intérêt personnel ou la passion populaire.
Cette vision idéaliste s’accompagne néanmoins de considérations pragmatiques. Averroès comprend que le pouvoir corrompt et que même les meilleures intentions peuvent être perverties. Il préconise donc un système de contre-pouvoirs où les savants (‘ulama) éclairés peuvent conseiller et, si nécessaire, critiquer les décisions politiques. Cette séparation relative entre pouvoir temporel et autorité intellectuelle annonce certains développements de la pensée politique moderne.
Le juge idéal selon Averroès combine plusieurs qualités apparemment contradictoires : la fermeté dans l’application des principes et la souplesse dans leur adaptation ; la science des textes sacrés et la maîtrise de la philosophie rationnelle ; l’impartialité froide et la compassion humaine. Ce portrait du magistrat parfait révèle l’ambition synthétique de sa pensée.
L’héritage controversé d’une pensée précurseure
La postérité d’Averroès illustre les difficultés d’une pensée trop en avance sur son temps. Condamné par les autorités musulmanes de son époque pour son rationalisme supposé excessif, il trouve paradoxalement un accueil plus favorable dans l’Occident latin et juif. Thomas d’Aquin s’inspire de ses analyses sur les rapports entre foi et raison, tandis que Maïmonide développe une conception similaire de la justice divine et humaine.
Cette réception différentielle révèle une constante de l’histoire intellectuelle : les idées les plus fécondes ne trouvent pas toujours immédiatement le terrain favorable à leur épanouissement. La synthèse averroïste entre raison grecque et révélation coranique préfigure les débats contemporains sur le pluralisme religieux et la laïcité, sans pour autant se réduire à ces catégories modernes.
Actualité de la justice averroïste
La pensée d’Averroès sur la justice résonne de façon saisissante avec nos préoccupations contemporaines. Sa critique d’une application mécanique des lois fait écho aux débats actuels sur l’intelligence artificielle et la justice algorithmique. Son insistance sur l’importance du contexte et de la compréhension humaine rappelle les limites des systèmes automatisés de prise de décision.
De même, sa réflexion sur l’articulation entre égalité formelle et équité réelle nourrit les discussions contemporaines sur la justice sociale et les politiques publiques. Quand nos sociétés s’interrogent sur la légitimité des discriminations positives ou sur les modalités de la redistribution, elles retrouvent, sans toujours le savoir, des questions qu’Averroès avait déjà posées avec une remarquable acuité.
L’espoir d’une raison éclairée
Peut-être la leçon la plus précieuse d’Averroès réside-t-elle dans sa confiance inébranlable en la capacité humaine de progresser vers plus de justice grâce à l’exercice conjoint de la raison et de la sagesse traditionnelle. À une époque où le dialogue entre cultures et traditions semble parfois impossible, sa synthèse audacieuse entre héritages grec et sémitique trace une voie d’espérance.
La justice selon Averroès n’est ni une utopie inaccessible ni un idéal figé, mais un horizon régulateur qui guide l’action humaine. Elle nous rappelle que la véritable sagesse politique consiste peut-être moins à appliquer des recettes toutes faites qu’à maintenir vivante la tension créatrice entre nos idéaux les plus nobles et les contraintes du réel. Dans un monde où les certitudes absolues côtoient le relativisme le plus débridé, cette leçon d’équilibre n’a sans doute jamais été aussi actuelle.
Pour approfondir
#Foi-et-raison
Averroès — Discours décisif (Flammarion)
#DeAnima
Averroès — L’intelligence et la pensée. Grand commentaire du De Anima (Flammarion)
#Biographie
Dominique Urvoy — Averroès : les ambitions d’un intellectuel musulman (Flammarion)
#QueSaisJe
Maurice-Ruben Hayoun — Averroès et averroïsme (PUF)
#Islam-et-philosophie
Alain de Libera — L’Islam et la Raison, précédée de « Pour Averroès » (Flammarion)










