Au 12ème siècle à Cordoue, Ibn Rushd (Averroès) tente un pari fou : marier la logique implacable d’Aristote et le Coran. Ses commentaires ont bouleversé l’Islam, le Judaïsme et la Chrétienté. Plongée dans une pensée qui a façonné l’Occident.
Paris, 1277. L’évêque Étienne Tempier, agité, publie une liste de 219 propositions philosophiques désormais interdites d’enseignement à l’Université. Quiconque les soutient risque l’excommunication.
Au cœur de cette censure massive ? Les idées d’Aristote, mais surtout celles de son plus grand commentateur, un homme mort 79 ans plus tôt à Marrakech : Ibn Rushd, connu en Occident sous le nom d’Averroès.
Cette condamnation spectaculaire ne vise pas seulement un philosophe musulman. Elle vise une idée explosive : la raison humaine, seule, peut atteindre la vérité, et cette vérité ne peut contredire celle de la foi. Mais en voulant accorder ces deux concepts, Averroès venait de semer un doute profond qui allait façonner la pensée européenne.
La question centrale posée par Averroès est celle de l’harmonie entre la philosophie et la religion : sont-elles deux chemins vers une seule et même vérité, ou sont-elles irréconciliables?
Son travail force à se demander si la foi doit craindre la logique. Nous explore qui était Averroès, ce que dit vraiment sa lecture d’Aristote, pourquoi elle fut si controversée (notamment sur l’âme), et comment son héritage, « l’averroïsme », a paradoxalement défini les termes du débat entre foi et raison en Occident.
En 2 minutes
- Averroès (Ibn Rushd, 1126-1198) fut un philosophe, juriste et médecin de Cordoue, en Andalousie.
- Il est surnommé « Le Commentateur » pour ses analyses capitales d’Aristote, qu’il voulait épurer des interprétations antérieures.
- Son projet était de montrer l’harmonie fondamentale entre la philosophie (la raison pure) et la religion (la Révélation).
- Sa théorie la plus controversée est celle de « l’unité de l’intellect » : l’intellect pensant est unique, éternel et partagé par toute l’humanité.
- Son œuvre, bien que critiquée dans le monde musulman, a massivement influencé la scolastique chrétienne (Thomas d’Aquin) et la pensée juive (Maïmonide).
Qui était Averroès, le « Commentateur » de Cordoue?
Abu al-Walid Muhammad ibn Ahmad ibn Rushd, latinisé en Averroès, est né en 1126 à Cordoue, alors un centre intellectuel majeur d’Al-Andalus. Il n’était pas un penseur isolé ; il appartenait à une élite de juristes et de médecins. Formé au droit islamique (malikite), à la médecine, aux mathématiques et à la philosophie, il a servi comme qadi (juge) à Séville puis à Cordoue, et comme médecin à la cour du calife Almohade.
Ce contexte est essentiel. Les dirigeants Almohades, particulièrement Abu Yaqub Yusuf, étaient passionnés de philosophie. C’est le calife lui-même qui, trouvant les textes d’Aristote obscurs, aurait demandé à Averroès d’en fournir des explications claires. Averroès s’est attelé à cette tâche immense, produisant des commentaires sur presque toute l’œuvre du philosophe grec.
Il faut comprendre ce qu’est un commentaire philosophique à cette époque. Ce n’est pas une simple traduction. C’est une explication ligne à ligne pour clarifier un texte dense, le contextualiser et résoudre ses contradictions apparentes.
Averroès en a écrit trois types : les commentaires courts (résumés ou paraphrases), les moyens (explications ciblées) et les « Grands Commentaires » (analyses détaillées où il cite un passage d’Aristote puis le dissèque).
Son objectif n’était pas seulement académique. Il était convaincu que la philosophie grecque, et spécifiquement Aristote, représentait le sommet de la raison humaine. Pour lui, cette raison ne pouvait en aucun cas contredire la vérité révélée par le Coran. S’il y avait conflit, c’est que l’un des deux textes était mal interprété.
Pourquoi sa lecture d’Aristote a-t-elle tout changé?
Avant Averroès, le monde arabe connaissait déjà Aristote, mais souvent à travers le filtre d’autres penseurs, comme Avicenne (Ibn Sina). Ces derniers avaient tendance à mélanger la logique d’Aristote avec des idées néoplatoniciennes (une philosophie plus mystique parlant d’émanations divines). Averroès, lui, voulait « nettoyer » Aristote de ces ajouts et revenir au texte original, à la logique pure.
Son idée la plus forte, développée dans son Discours décisif, est que la philosophie et la religion sont deux voies d’accès à la même vérité.
Utilisons une analogie : imaginez que la Vérité est un sommet de montagne.
La Révélation (la religion) est un sentier balisé, sécurisé et accessible à tous, croyants ou non. Il utilise des images, des paraboles et des règles claires pour guider le plus grand nombre vers le sommet (le salut, la compréhension de Dieu).
La Démonstration (la philosophie) est une voie d’escalade technique. Elle est difficile, dangereuse et réservée à une élite intellectuelle capable de manier la logique pure.
Pour Averroès, les deux chemins mènent au même sommet. Ils ne peuvent pas se contredire. Si un verset du Coran semble contredire une conclusion logique (par exemple, le Coran décrit la création du monde, tandis qu’Aristote défend son éternité), cela signifie simplement que le verset doit être lu de manière allégorique par le philosophe. Le sens littéral est pour le peuple ; le sens profond est pour le sage.
Cette approche a deux conséquences majeures.
D’abord, elle légitime la philosophie aux yeux de la religion : philosopher n’est pas un blasphème, c’est même un devoir religieux pour ceux qui en sont capables.
Ensuite, elle donne une autonomie immense à la raison. La raison devient un outil capable, à lui seul, de comprendre le fonctionnement du monde et la nature de Dieu. C’est cette autonomie qui va à la fois fasciner et terrifier les théologiens des trois monothéismes.
Notions clés
- Scolastique : Méthode philosophique et théologique dominante au Moyen Âge (surtout chrétien), visant à concilier la philosophie antique (Aristote) et les dogmes religieux.
- Intellect agent (ou actif) : Chez Aristote et ses commentateurs, c’est la partie de l’intellect qui illumine les idées potentielles pour les rendre compréhensibles (comme une lumière qui éclaire un objet).
- Intellect patient (ou matériel) : C’est la partie de l’intellect qui reçoit les formes intelligibles ; la capacité individuelle de penser.
- Averroïsme (latin) : Courant de pensée en Europe (XIIIe s.) s’inspirant d’Averroès, souvent caractérisé par la thèse de l’unité de l’intellect et l’autonomie de la raison.
- Allégorie : Mode d’interprétation d’un texte qui cherche un sens caché, distinct du sens littéral premier.
L’âme est-elle immortelle selon Averroès?
C’est ici que se situe le cœur de la controverse, celle qui a conduit aux condamnations de 1277. En commentant le traité De l’âme d’Aristote, Averroès aboutit à une conclusion radicale sur la nature de la pensée humaine.
Pour faire simple, Averroès distingue l’intellect (la capacité de penser abstraitement) de l’âme sensitive (liée au corps, aux sens, aux émotions). Il soutient que l’intellect humain n’est pas personnel. L’humanité entière partage un seul et unique intellect éternel, qui est séparé de nos corps. Nos esprits individuels sont comme des « récepteurs » qui se connectent temporairement à ce grand intellect universel pour penser.
Les conséquences de cette idée sont immenses. Si l’intellect est unique et éternel, qu’advient-il de l’âme individuelle après la mort ? Elle disparaît avec le corps. Seul l’Intellect universel perdure. Cette position, connue sous le nom de monopsychisme, contredit frontalement le dogme de l’immortalité de l’âme personnelle et de la résurrection individuelle, un pilier du christianisme et de l’islam.
Les objections furent immédiates et violentes :
La critique musulmane (Al-Ghazali) : Déjà avant Averroès, le théologien Al-Ghazali avait attaqué frontalement les philosophes dans L’Incohérence des philosophes. Il jugeait que la raison, laissée à elle-même, menait à l’hérésie (notamment sur l’éternité du monde et la nature de l’âme). Averroès lui répondra point par point dans un livre magistral, L’Incohérence de l’Incohérence, où il défend la supériorité de la démonstration logique sur la théologie dialectique.
La critique chrétienne (Thomas d’Aquin) : À Paris, Thomas d’Aquin révérait Averroès, l’appelant « Le Commentateur ». Il s’est largement appuyé sur lui pour intégrer Aristote à la théologie chrétienne. Cependant, il a violemment rejeté le monopsychisme. Dans son traité Contre les Averroïstes, Thomas explique que si l’intellect est unique, alors « Thomas » ne pense pas, c’est « l’Intellect » qui pense en lui. Cela détruit toute notion de responsabilité morale, de libre arbitre et d’identité personnelle.
Averroès expliquait parfaitement pourquoi la vérité est universelle, puisque l’intellect qui la pense est universel. Mais il laissait inexpliquée la singularité de l’expérience de pensée de chaque individu. Thomas d’Aquin, en défendant l’intellect personnel, sauvait l’individu, mais devait bâtir une métaphysique de l’âme bien plus complexe pour la raccorder à Aristote.
Quel est l’héritage d’Averroès aujourd’hui?
L’histoire d’Averroès est paradoxale. Ses idées ont fini par être marginalisées dans une grande partie du monde islamique. Vers la fin de sa vie, sous la pression de juristes plus orthodoxes, il fut lui-même exilé et ses livres de philosophie furent brûlés à Cordoue. Il est mort en disgrâce à Marrakech en 1198.
C’est en Europe que son œuvre, traduite en latin et en hébreu, a eu un impact profond. Sans ses commentaires, l’Occident médiéval n’aurait sans doute pas compris Aristote de la même manière. Il est littéralement le passeur qui a « rendu » Aristote à l’Europe.
Son héritage principal est l’averroïsme latin. Même si les thèses d’Averroès (comme l’unité de l’intellect) ont été officiellement condamnées, elles ont instillé une idée fondamentale : l’autonomie de la raison. Des maîtres de l’Université de Paris (comme Siger de Brabant) ont commencé à enseigner la philosophie « pure », en se souciant moins de sa compatibilité avec le dogme. Ils disaient en substance : « Logiquement, selon Aristote et Averroès, voici la vérité. Théologiquement, la foi nous dit autre chose. »
Cette distinction, même si elle n’était pas une « double vérité » (l’idée qu’une chose peut être vraie en philosophie et fausse en théologie), a créé un espace pour la pensée laïque. Elle est une racine lointaine de la séparation entre la science et la religion, et de la rationalité qui animera la Renaissance puis les Lumières.
Son influence s’est aussi exercée sur la philosophie juive. Le grand penseur Maïmonide, son contemporain, a entrepris une démarche très similaire dans son Guide des égarés : concilier la Torah et la logique d’Aristote, en s’inspirant largement des travaux d’Ibn Rushd.
Aujourd’hui, chaque débat sur la compatibilité entre la science et la foi, ou sur l’interprétation littérale ou allégorique des textes sacrés, est un écho du problème posé par Averroès il y a plus de 800 ans.
Pour conclure
L’évêque Étienne Tempier pensait éteindre un feu intellectuel à Paris en 1277. Il n’a fait qu’attiser les braises. Les idées d’Averroès, même jugées hérétiques, ont forcé l’Occident chrétien à affiner ses propres arguments et à intégrer la logique grecque au cœur de sa théologie.
Le « Grand Commentateur » de Cordoue, exilé et censuré chez lui, est devenu le « père » involontaire d’une partie de la rationalité européenne.
Pour approfondir
#Foi-et-raison
Averroès — Discours décisif (Flammarion)
#DeAnima
Averroès — L’intelligence et la pensée. Grand commentaire du De Anima (Flammarion)
#Biographie
Dominique Urvoy — Averroès : les ambitions d’un intellectuel musulman (Flammarion)
#QueSaisJe
Maurice-Ruben Hayoun — Averroès et averroïsme (PUF)
#Islam-et-philosophie
Alain de Libera — L’Islam et la Raison, précédée de « Pour Averroès » (Flammarion)










